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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Racisme et antiracisme au Québec. Discours et déclinaisons. (2010)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Micheline Labelle, Racisme et antiracisme au Québec. Discours et déclinaisons. Québec : Les Presses de l’Université du Québec, 2010, 212 pp. [Livre diffusé avec l'autorisation conjointe de la direction des Presses de l'Université du Québec et de l’auteure accordée le 4 décembre 2015.]

[1]

RACISME ET ANTIRACISME AU QUÉBEC
Discours et déclinaisons


Introduction

Des repères historiques [4]
Des enjeux théoriques [9]
Organisation de l'ouvrage [11]


Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, alors qu'on allait procéder à la réforme de l'ordre international, la catégorie historico-politique du racisme se précise et se redéfinit autour de la conjonction de trois grandes problématiques : les mouvements de libération des peuples colonisés, l'antisémitisme européen et les mouvements antiségrégation et anti-apartheid (Balibar, 2005). Cette conjonction se fera sous l'influence des grands penseurs d'horizons divers qu'ont été notamment Jean-Paul Sartre (Réflexions sur la question juive de 1946), Franz Fanon (Peau noire, masques blancs de 1952), Aimé Césaire (Le discours sur le colonialisme de 1950) et Claude Lévi-Strauss (Race et histoire de 1952). C'est dans le contexte légal, sociopolitique et idéologique élaboré au plan global en premier lieu, grâce aux apports théoriques de ces penseurs, que s'insèrent les stratégies contemporaines de la lutte contre le racisme, et qu'elles peuvent être comprises (Winant, 2004 ; Bangura et Stavenhagen, 2005).

Le rôle de l'Organisation des Nations Unies (ONU), créée en 1945, sera déterminant. L'un des grands principes des Nations Unies concerne la non-discrimination à caractère raciste. Le préambule de la Charte des Nations Unies affirme la « foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine » et la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 fait référence à ce principe.

En 1950, la Déclaration sur la race et les préjugés raciaux de l'UNESCO définit la « race » comme un « mythe social », grâce à la contribution d'éminents scientifiques qui invalideront la notion de « race » biologique. Cela a eu lieu après que les Nations Unies eurent adopté la définition du crime de génocide en 1948. D'autres moments forts marquent les décennies suivantes : la Déclaration sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale en 1963 ; l'adoption de la Convention sur l'élimination de toutes les formes de [2] discrimination raciale en 1965 ; la proclamation de l’Année internationale pour combattre le racisme en 1971 ; la proclamation de la première Décennie d'action pour combattre le racisme et la discrimination raciale en 1973, suivie de deux autres en 1983 et 2003 ; plusieurs Conférences mondiales sur le sujet entre 1973 et 2001 (Genève, Madrid, Vienne, etc.) ; la proclamation de l’Année internationale de mobilisation contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance qui y est associée, en 2001.

En septembre 2001, les États membres de l'ONU et les représentants de la société civile se réunissaient à Durban, Afrique du Sud, dans le cadre de la troisième conférence de l'ONU sur le racisme, la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance qui y est associée (CMCR). La Déclaration de Durban exhortait les États à « nommer et reconnaître » le racisme, à prévenir et à atténuer les effets néfastes de la mondialisation sur les populations marginalisées et racisées « lesquels peuvent aggraver, entre autres, la pauvreté, le sous-développement, la marginalisation, l'exclusion sociale, l'homogénéisation culturelle et les disparités économiques qui peuvent se manifester selon des critères raciaux, au sein des États et entre eux, et avoir une incidence néfaste » (CMCR, 2001a et b). Elle invitait les États à se doter de plans d'action et à respecter les engagements pris dans divers cadres.

Depuis le 11 septembre 2001, nous sommes entrés dans une nouvelle ère. Divers rapports des Nations Unies ont souligné l'accroissement des crimes haineux, la contamination du discours et des partis politiques par des arguments d'extrême droite, la carence ou l'inefficacité des interventions des gouvernements et l'augmentation des actes racistes et islamophobes. Commentant la situation des populations musulmanes et arabes à travers le monde, le rapporteur spécial des Nations Unies sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et d'intolérance qui y est associée, Doudou Diène, a eu ce mot : « le tableau d'alerte est au rouge » (2003).

En 2007, la haute-commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme, Louise Arbour, faisait observer que sept ans après la conférence mondiale de Durban et en dépit d'un cadre légal et de directives « la communauté internationale est loin d'avoir vaincu le fléau du racisme, qui étend ses tentacules de manière subtile et insidieuse » (2007, p. 5).

La Conférence d'examen de Durban, tenue à Genève, du 20 au 24 avril 2009, qui avait pour but d'évaluer les progrès réalisés dans le cadre des objectifs fixés en 2001, a terminé ses travaux en adoptant par acclamation un Document final « dans lequel elle exprime notamment sa préoccupation face à l'augmentation, ces dernières années, des actes d'incitation à la haine, qui ont pris pour cibles et sérieusement affecté des communautés raciales et religieuses » (URL consulté le 30 avril [3] 2009). Qui plus est, l'ancien rapporteur spécial sur les formes contemporaines de racisme, Doudou Diène [1], déclarait récemment : « Mon second regret est que l'ONU n'ait pas tiré un bilan de ce qui a été entrepris ou non depuis la conférence de Durban contre le racisme et ce pour chaque pays membre de l'ONU. Basée sur ce tableau des mesures prises au niveau national, la conférence de Genève aurait pu sortir des débats idéologiques pour se pencher sur les situations réelles, car la plupart des pays qui ont adopté la Déclaration de Durban ne l'ont pas appliquée au niveau national » (URL consulté le 30 avril 2009).

Ce contexte a servi de toile de fond à la création de la Coalition internationale des villes contre le racisme qui a vu le jour à Nuremberg en 2004 sous l'égide de l'UNESCO. La Coalition visait à élaborer un plan d'action en 10 points invitant les gouvernements et les municipalités à revisiter leurs objectifs et leurs pratiques. En 2009, 33 municipalités canadiennes (dont quatre situées au Québec) avaient adhéré à la Coalition des municipalités canadiennes contre le racisme et la discrimination. Ainsi, la Ville de Montréal souligne les bases sur lesquelles s'appuie son action en particulier : la Charte montréalaise des droits et responsabilités ; la trousse éducative sur les droits humains « On ne joue pas avec les droits » (URL, consulté le 30 avril 2009).

Des facteurs structurants au plan international ont donc influé sur les développements de la réflexion théorique, des politiques publiques, des revendications et des stratégies d'action d'acteurs militants engagés dans l'analyse du racisme et de l'antiracisme. Parmi ces facteurs, les migrations internationales représentent l'un des défis du XXIe siècle. Toutes les régions du monde sont concernées par l'accroissement des migrations et s'interrogent sur les modèles d'intégration et de citoyenneté. La migration mondialisée pose également la question des droits de la personne, qu'il s'agisse de migrations forcées ou volontaires, ou de diverses catégories statutaires (résidents permanents, travailleurs temporaires, demandeurs d'asile, etc.).

On sait maintenant que la diversité de la population du Canada continuera de s'accroître. En 2031, entre 25% et 28% de la population serait née à l'étranger, dont la moitié en Asie ; entre 29% et 32% appartiendrait à un groupe de « minorités visibles ». Près de 47% des Canadiens de deuxième génération appartiendraient à un groupe de « minorités visibles », ce qui représente presque deux fois le pourcentage (24%) enregistré en 2006. Les personnes appartenant à une religion non chrétienne passeraient de 8% en 2006 à 14%, dont environ la moitié serait de confession musulmane. À Montréal, les groupes de « minorités visibles » représenteraient 31% de la population, soit [4] presque le double (16%) de ce qu'ils étaient en 2006. En 2031, la population arabe aurait presque rattrapé celle des « Noirs » (Statistique Canada, 2010). Cette diversité croissante soulèvera de nouveaux enjeux d'intégration et, bien sûr, de nouvelles expressions du racisme.

Analyser le discours de l'État québécois sur le racisme et l'antiracisme est plus pertinent que jamais. La documentation officielle de certains ministères, comparée, à l'occasion, au discours de l'État canadien, nous sert de matériel de base. L'ouvrage se penche également sur les positions de diverses organisations non gouvernementales (ONG), organismes à vocation générale et associations à identité ethnique, racisée, religieuse et autochtone ; ces positions se révèlent dans les mémoires présentés lors de la consultation tenue en 2006 par le ministère de l'Immigration et des Communautés culturelles du Québec en vue de l'implantation d'une politique gouvernementale de lutte contre le racisme. L'analyse couvre la décennie 2000.

Mais traçons d'abord les grandes lignes de l'action historique du Canada et du Québec dans ce domaine avant de revenir sur les enjeux théoriques qui nous intéressent.

DES REPÈRES HISTORIQUES [2]

Historiquement, l'idéologie raciste est partie constitutive du colonialisme qui a présidé à la création et au développement du Canada. Considérée comme l'un des principes fondateurs de la société canadienne, elle a servi de pierre d'assise à la législation, au système judiciaire, aux politiques d'immigration, aux politiques sociales, aux représentations de la nation et au recensement. Après la Deuxième Guerre mondiale, le Canada a dû modifier son discours et ses pratiques, sous l'influence de facteurs internationaux et de considérations commerciales portant sur les liens avec les anciennes colonies de l'Empire britannique ayant acquis leur indépendance.

Le Canada s'est attaché activement à la promotion internationale de sa politique publique du multiculturalisme adoptée en 1971. La politique initiale était très axée sur la préservation des folklores nationaux d'origine. En pratique, cela a signifié un grand nombre de subventions accordées aux organisations locales pour les festivals, les écoles du samedi, les clubs littéraires, les expositions artistiques, etc. Or, compte tenu des critiques émanant de divers secteurs de la société civile et du monde de la recherche, la politique du multiculturalisme a dû modifier le tir au cours des années 1980, et viser plutôt l'intégration sociale et économique, la lutte contre les discriminations, [5] la réforme des institutions et les mesures de promotion sociale afin d'assurer l'égalité des chances (Léman, 1999 ; Warburton, 2007 ; Buzetti, 2009 ; Labelle, Rocher et Antonius, 2009).

La politique antiraciste du Canada s'inscrit dans la foulée de la politique du multiculturalisme. En 1980, l'attention gouvernementale a commencé à cibler les « relations raciales ». L'une des premières initiatives fut la Stratégie nationale des relations interraciales (Canada, Multiculturalisme Canada, 1984). Le gouvernement créa un Comité spécial sur les minorités visibles dans la société canadienne qui a produit le rapport L’égalité ça presse ! (1984). D'autres mesures comme la Loi sur l'équité en matière d'emploi (1986) découlent de la même veine.

Dans le discours du Trône d'octobre 2004, le gouvernement du Canada s'engageait à « [prendre] des mesures pour renforcer la capacité du Canada à lutter contre le racisme, la propagande haineuse et les crimes motivés par la haine, ici même, dans notre pays, et dans le reste du monde » (Canada, Patrimoine canadien, 2005, p. 3).

Récemment, le Programme du multiculturalisme du ministère du Patrimoine canadien se donnait comme objectifs de créer « une société inclusive et participative », « encourager la participation à la vie communautaire, favoriser la citoyenneté active et renforcer les liens qui unissent les Canadiens et les Canadiennes ». Quatre secteurs désignés prioritaires concernent les institutions provinciales, fédérales et la société civile. Il s'agit de :

1) renforcer la capacité des minorités ethnoculturelles et ethnoraciales à participer au processus décisionnel public (participation civique) ; 2) aider les institutions publiques à éliminer les obstacles systémiques à la diversité de la population (changement institutionnel) ; 3) aider les institutions fédérales à intégrer le principe de la diversité dans le cadre de l'élaboration de leurs politiques, de leurs programmes et de leurs services (changement institutionnel fédéral) ; 4) encourager la participation des communautés et du grand public à un dialogue éclairé et à l'adoption de mesures soutenues pour lutter contre le racisme (lutte contre le racisme et la haine, compréhension interculturelle). (Canada, Patrimoine canadien, 2007, p. 12.)

Le Canada est tenu de déposer un rapport périodique au Comité pour l'élimination de la discrimination raciale des Nations Unies. En 2005, Patrimoine canadien dévoilait un Plan d'action canadien contre le racisme. Ce Plan réaffirme les engagements pris lors de la Conférence mondiale de Durban en 2001 et prévoit une stratégie en six points : « Aider les victimes et les groupes vulnérables au racisme et aux autres formes de discrimination ; élaborer des stratégies axées sur l'avenir en vue de promouvoir la diversité et de lutter contre le racisme ; accroître le rôle de la société civile ; accroître la coopération régionale et internationale ; sensibiliser les enfants et les jeunes à la [6] lutte contre le racisme et à la diversité ; contrer les actes motivés par la haine et les préjugés » (Canada, Patrimoine canadien, 2005, p. 3). Le ministère des Ressources humaines et Développement des compétences Canada a élaboré une stratégie pour un « milieu de travail sans racisme ». Deux dispositions dans la Loi antiterroriste de 2001 sont venues étoffer le cadre juridique canadien. Lune vise à contrer la propagation de la haine sur Internet, l'autre criminalise le vandalisme d'institutions religieuses. En 2005, le Canada a signé le Protocole additionnel de la Convention sur la cybercriminalité pour combattre les crimes racistes sur Internet.

Le Québec n'est pas en reste. En 1975, la Charte des droits et libertés de la personne, la plus ancienne au Canada, consacre le droit à l'égalité et interdit la discrimination selon plusieurs motifs, notamment sur la « race », la couleur, l'origine ethnique ou nationale ou la religion. La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse veille à la promotion et au respect du droit à l'égalité en faisant appel à une diversité de moyens. Au cours des trois dernières décennies, le gouvernement du Québec s'est déclaré lié aux engagements internationaux en matière de droits de la personne, notamment en 1978, de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Depuis, le représentant du Québec participe à la délégation du Canada lors de la présentation périodique du rapport sur sa mise en œuvre au comité prévu à cette fin dans la Convention.

Lorsque le Parti québécois prit le pouvoir en 1976, il prépara non seulement une Charte de la langue française (1977), mais également un plan d'action pour « relever le défi de définir un nouvel équilibre, une nouvelle harmonie, entre majorité et minorité ». Tout en affirmant la réalité d'une société de plus en plus française, il s'agissait de « tenir compte de la diversité culturelle du Québec » (Québec, MICC, 1981, s.p.). Le document Autant de façons d'être Québécois. Plan d'action à l'intention des communautés culturelles se voulait clairement la contrepartie québécoise de la politique canadienne du multiculturalisme. Bien qu'axé sur la convergence culturelle, le dialogue interculturel et la reconnaissance des « communautés culturelles », et ne parlant pas ouvertement de racisme, il contient des mesures antiracistes immédiates et prospectives : politique d'égalité d'emploi dans l'administration publique ; droit à l'égalité d'accès à l'emploi, à la promotion et au traitement égal pour un travail équivalent, sans discrimination, notamment en ce qui a trait au sexe, à la religion, aux convictions politiques, à la langue, à la race, à la couleur et à l'origine ethnique ou nationale ; l'élaboration d'un programme visant à éliminer les « préjugés raciaux » dans les manuels scolaires (Québec, MICC, 1981, p. 55-77).

En 1981, la reconnaissance des nations autochtones et de la nation inuite du Québec ouvre un nouveau chapitre dans la politique de la reconnaissance. Etant donné la proclamation par l'Organisation des Nations Unies, [7] en novembre 1983, de la Deuxième décennie de la lutte contre le racisme et la discrimination raciale et l'appui que le gouvernement du Québec lui donnait en septembre 1985, l'Assemblée nationale condamne sans équivoque le racisme dans la Déclaration sur les relations interethniques et interraciales (1986, voir en annexe). La Loi sur l'accès à l'égalité en emploi dans des organismes publics et modifiant la Charte des droits et libertés de la personne, les avis sur les accommodements raisonnables, la formation interculturelle, les programmes ciblés pour les jeunes des « minorités visibles », etc., ont connu un développement parallèle et souvent convergent avec les politiques fédérales, bien qu'ils s'en distinguent sur un plan fondamental : celui des visions de la communauté politique du Québec. Le Québec y est présenté comme une nation intégratrice. Ces divergences d'approche expliquent l'adoption d'un contre-discours au cours des années 1980, portant sur la politique d'intégration et l'interculturalisme.

L'énoncé proposé par le gouvernement du Parti libéral de 1990, Au Québec pour bâtir ensemble. Enoncé de politique en matière d'immigration et d'intégration, repose sur trois principes dont l'un affirme la nécessité de combattre la discrimination : « Le Québec est une société démocratique fondée sur la pleine participation de tous ses membres, il combat la discrimination et s'attend à l'implication des nouveaux citoyens dans tous les secteurs de la vie sociale » (Québec, MICC, 1990, p. 16). La lutte contre le racisme est prise en compte sans faire l'objet d'une politique spécifique.

Revenu au pouvoir entre 1996 et 2003, le Parti québécois tente de légitimer un discours axé sur la citoyenneté québécoise, ancrée dans l'expérience historique originale du peuple québécois et issue de luttes politiques, de combats et de débats sociaux pour la conquête des droits et libertés et enrichie d'apports diversifiés. Les droits et libertés garantissent l'égalité de tous les citoyens dans un État, des lois et des institutions démocratiques propres au Québec. Le Conseil des relations interculturelles, un organisme consultatif du ministère des Relations avec les citoyens et de l'Immigration, publie Perspectives historiques sur le racisme au Québec, qui propulse le débat sur la place publique. Il suggère de « partir des premiers éléments du premier thème de l'agenda provisionnel de la CMCR, pour essayer de faire le point sur cette question au Québec, en tentant de dégager de grandes orientations stratégiques qui pourraient éventuellement structurer un plan d'action visant à lutter contre le racisme et surtout à le prévenir » (Icart, 2001, p. 8).

En 2006, le gouvernement du Parti libéral organise une consultation sur les communautés noires. Le Groupe de travail sur la participation des communautés noires recommande fermement l'élaboration d'une politique antiraciste (Québec, MICC, 2006b). La même année, il divulgue le document de consultation Pour la pleine participation des Québécoises et des Québécois des communautés culturelles. Vers une politique gouvernementale de lutte contre [8] le racisme et la discrimination (Québec, MICC, 2006a). La Commission de la culture tenue quelques mois plus tard reçut 124 mémoires. La nécessité d'adopter une politique québécoise antiraciste fit consensus.

Parallèlement, la question des « accommodements raisonnables » se retrouvait à l'avant-plan des préoccupations des Québécois, à la suite d'un sondage « imprudent » publié par le Journal de Montréal en janvier 2007 (avec pour titre-choc : « 59% des Québécois se disent racistes ») et d'une importante couverture médiatique (Labelle et Icart, 2007). La « grande enquête sur la tolérance des Québécois » allait complètement monopoliser l'espace public, donner lieu à une avalanche d'articles dans les médias et provoquer des remous dont les effets se font encore sentir.

Devant cette situation inopinée, le gouvernement mit sur pied la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles qui reçut en février 2007 le mandat de dresser un portrait des pratiques d'accommodement, de mener une consultation sur ce sujet et de formuler des recommandations au gouvernement « pour que ces pratiques soient conformes aux valeurs de la société québécoise en tant que société pluraliste, démocratique et égalitaire » (CCPARDC, 2008, p. 17 ; 2007). La Commission siégea à l'automne 2007 et suscita un grand intérêt dans la société civile. Plus de 840 mémoires furent déposés.

Enfin, le 29 octobre 2008, le gouvernement dévoila une politique intitulée La diversité : une valeur ajoutée. Politique gouvernementale pour favoriser la participation de tous à l'essor du Québec, de même que le plan d'action, La diversité : une valeur ajoutée. Plan d'action gouvernemental pour favoriser la participation de tous à l'essor du Québec 2008-2013- Cette politique se fonde sur les orientations suivantes : 1) Reconnaître et contrer les préjugés et la discrimination ; 2) Renouveler les pratiques ; 3) Coordonner les efforts. D'entrée de jeu, le titre de la politique de 2008 laisse penser que le gouvernement du Québec a dû modifier son point de mire en intégrant dans la politique de lutte contre le racisme des dimensions complémentaires, jugées plus positives (rapprochement interculturel, sensibilisation du public à l'apport des immigrants), et qui ont contribué à modifier la nature de la politique.

Or, s'il est exact que le racisme a été l'un des principes organisateurs de la société canadienne et québécoise, et s'il est exact que l'on en observe aujourd'hui les traces, en dépit de ses transformations et des déclarations et mesures de redressement adoptées par le passé, ne faut-il pas le reconnaître clairement dans l'énoncé même d'une politique publique ? Cette question en entraîne une autre : quel discours l'État québécois porte-t-il aujourd'hui sur le racisme et l'antiracisme à promouvoir ?

Cela nous amène à exposer les enjeux théoriques sous-jacents.

[9]

DES ENJEUX THÉORIQUES

L'analyse du racisme pose plusieurs défis : soit que l'on en donne une définition trop extensive et qu'on le banalise, par exemple en parlant de racisme antijeunes, antipatrons, antihomosexuels ; soit que l'on en donne une définition trop restreinte, ce qui empêche de reconnaître les formes culturalistes et differentialistes sous lesquelles il se déguise.

Il n'y a pas de définition universelle du racisme, ni dans les textes académiques, ni dans ceux des institutions internationales, ni dans ceux des gouvernements nationaux et locaux.

Adoptée le 21 décembre 1965 et entrée en vigueur le 4 janvier 1969, la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale ne définit pas le racisme. Elle se limite à définir la « discrimination raciale » à l'article 1 :

Toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l'ascendance, ou l'origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l'exercice, dans des conditions d'égalité, des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique (www2.ohchr.org/french/law/cerd.htm, consulté le 25 juin 2009).

Cette vision très large comprend les motifs de discrimination fondée sur la « race », la couleur, l'ascendance, l'origine nationale ou ethnique et aboutit sur le plan opérationnel à faire du racisme une sorte de fourre-tout où se retrouve tout ce qui a « pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l'exercice, dans des conditions d'égalité, des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique » (www2.ohchr.org/french/law/cerd.htm, consulté le 25 juin 2009).

L'UNESCO, dans sa Déclaration sur la race et les préjugés raciaux de 1978 proposait une définition du racisme englobant des manifestations distinctes (préjugés, pratiques directes et systémiques), qui comporte des effets négatifs sur les groupes ciblés et qui crée des tensions au sein des États-nations et entre les peuples :

Le racisme englobe les idéologies racistes, les attitudes fondées sur les préjugés raciaux, les comportements discriminatoires, les dispositions structurelles et les pratiques institutionnalisées qui provoquent l'inégalité raciale, ainsi que l'idée fallacieuse que les relations discriminatoires entre groupes sont moralement et scientifiquement justifiables ; il se manifeste par des dispositions législatives ou réglementaires et par des pratiques discriminatoires, ainsi que par des croyances et des actes antisociaux ; il [10] entrave le développement de ses victimes, pervertit ceux qui le mettent en pratique, divise les nations au sein d'elles-mêmes, constitue un obstacle à la coopération internationale, et crée des tensions politiques entre les peuples ; il est contraire aux principes fondamentaux du droit international et, par conséquent, il trouble gravement la paix et la sécurité internationales (UNESCO, 1978, article 2.2.).

La Commission européenne contre le racisme et l'intolérance souligne à juste titre qu'aucune définition du racisme, de la xénophobie, de l'antisémitisme, de l'intolérance n'est universellement acceptée (OSCE/ODIHR, 2004).

En 2006 et 2007, le rapporteur spécial sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et l'intolérance qui y est associée, Doudou Diène, relevait de nouvelles difficultés dans l'analyse du racisme. Il notait la complexification du terrain de la discrimination en raison de l'amalgame des facteurs de « race », de culture et de religion dans la plupart des crises et incidents récents. Inspiré par les recommandations de Durban quant à la nécessaire prise en considération de l'intersectionnalité des discriminations [3] (CMCR, 2001a et b), le rapporteur spécial soutenait que cet amalgame brouille l'analyse et le diagnostic du racisme et des discriminations et affaiblit, par voie de conséquence, les réponses et les stratégies de lutte contre le racisme (Diène, 2006a, p. 4 ; 2007a).

Non seulement ne trouve-t-on pas une définition claire du racisme, mais de surcroît les instruments internationaux et les textes des États recourent encore largement à la notion de « race » pour combattre le racisme, contribuant par le fait même à la reproduction des classifications et des représentations qui y sont associées. Or nous pensons qu'il faut faire disparaître le vocable « race » dans la lutte visant à éradiquer le racisme, cette notion étant un produit de l'idéologie raciste elle-même et non sa cause.

Ces questions de terminologie soulèvent donc des enjeux théoriques importants, mais aussi des enjeux reliés à l'efficacité de tout plan d'action contre le racisme.

D'autres problèmes se posent. Les préjugés ne sont pas toujours distingués des pratiques concrètes. Soucieux d'analyser le néoracisme, on oublie ou nie que les représentations liées au racisme colonial subsistent dans nos sociétés. On confond la gestion et la valorisation de la diversité avec des mesures particulières d'antiracisme.

[11]

De tout ce flou, il résulte une confusion conceptuelle lorsqu'on examine le terrain opérationnel de l'antiracisme.

À ces défis s'ajoute la spécificité des sociétés qui fournissent le contexte politique et le répertoire culturel à partir desquels s'alimentent les expressions du racisme et de l'antiracisme.

Dès lors, des interrogations fondamentales se posent : comment comprendre la pérennité de la notion de « race » au XXIe siècle, dans cette période postcoloniale, dans le discours de l'État et des organisations engagées dans la défense des groupes racisés ? Comment comprendre l'articulation des avatars du racisme colonial et les expressions du néoracisme ? Quels sont les cibles, les manifestations et les nouveaux enjeux suscités par le contexte international actuel ? Comment penser le rôle de l'État en matière de lutte contre le racisme ? Qu'en est-il du discours et des positions des diverses ONG, organismes à vocation générale et associations de minorités sur le racisme et l'antiracisme ?

ORGANISATION DE L'OUVRAGE

Le premier chapitre propose d'abord une lecture critique des débats théoriques portant sur la notion de « race », les transformations du racisme et le rôle de l'État dans l'antiracisme, et ce, afin de situer notre propre position. Ensuite, il fait état des principaux enjeux auxquels ont été confrontés les États occidentaux, au cours de la dernière décennie, et qui ont à voir avec le terrain du racisme : l'agenda sécuritaire lié à la guerre contre le terrorisme ; l'infiltration du racisme dans le discours et les plates-formes politiques ; la résurgence de l'islamophobie et de l'antisémitisme ; la pérennité du racisme à l'égard des Afro-descendants et des Autochtones ; les effets de la mondialisation néolibérale sur les inégalités et la racialisation de la pauvreté ; la remise en question du multiculturalisme ; les enjeux mémoriels ; l'antiracisme.

Le deuxième chapitre présente une analyse du discours de l'État québécois, selon un certain nombre de thèmes, notamment : la « race », le processus de racisation et les cibles du racisme ; les acteurs racistes ; les définitions et les causes du racisme ; ses manifestations ; ses conséquences ; le rôle de l'État en matière d'antiracisme. Au besoin, nous le comparons à celui de l'État canadien. L'analyse de contenu porte sur les documents des ministères suivants : le ministère de l'Immigration et des Communautés culturelles (MICC), le ministère de l'Emploi et de la Solidarité sociale (MESS), le ministère de la Sécurité publique (MSP), le ministère de la Justice du Québec (MJQ), le Secrétariat aux affaires autochtones (SAA) et le ministère des Affaires municipales, des Régions et de l'Occupation du territoire (MAMROT). À titre comparatif, nous avons fait le même type d'analyse des documents émanant de ministères [12] correspondants de l'État canadien : Patrimoine canadien {Programme du multiculturalisme), Ressources humaines et Développement social Canada, Justice Canada et Affaires indiennes et du Nord.

Le troisième chapitre analyse les mémoires des ONG, des organismes à vocation générale (municipaux, syndicaux, professionnels, gouvernementaux) et des associations de minorités, présentés lors de la consultation menée par le MICC sur son projet de politique publique : Pour la pleine participation des Québécoises et des Québécois des communautés culturelles. Vers une politique gouvernementale de lutte contre le racisme et la discrimination (Québec, MICC, 2006a). La Commission de la culture avait alors reçu 124 mémoires. Nous en avons sélectionné 29. L'analyse aborde les thèmes suivants : la « race », le processus de racisation et les cibles du racisme ; les acteurs racistes ; les définitions et les causes du racisme ; ses manifestations ; ses conséquences.

Le quatrième chapitre porte sur les visions de l'antiracisme des mêmes intervenants, ainsi que sur les principales recommandations formulées lors de la consultation de 2006.

Un dernier mot sur l'objectif de cet ouvrage, de façon à en situer les ambitions et les limites. Il vise à faire état des convergences et des divergences entre les protagonistes choisis en ce qui concerne les représentations sociales du racisme et de l'antiracisme, pour une période restreinte, celle des années 2000. Nous l'avons fait à l'aide d'une analyse classique de contenu d'un corpus circonscrit de textes portant sur le sujet.

Il ne vise pas à produire une analyse selon la nature des partis politiques au pouvoir, ce qui aurait exigé un corpus documentaire beaucoup plus important si on avait voulu scruter l'évolution du discours de l'État québécois, depuis la parution de Autant de façons d'être Québécois. Plan d'action à l'intention des communautés culturelles en 1981, sous un gouvernement souverainiste.

Il convient aussi de souligner que cet ouvrage ne relève pas de la méthode évaluative. Nous n'avons pas cherché à rendre compte des quelque 500 recommandations qui émanent des mémoires des ONG, organismes à vocation générale et associations de minorités retenues pour cette étude, ni cherché à savoir comment la Politique gouvernementale de 2008 en a tenu compte. Une telle démarche est hors de notre propos.

Nous espérons contribuer aux débats portant sur le racisme et l'antiracisme au Québec en proposant une remise en question critique de certains discours convenus et non nuancés qui se sont imposés dans l'espace public québécois et qui suscitent notre agacement. Ce faisant, nous espérons que notre réflexion saura éveiller l'intérêt pour ce sujet.



[1] Doudou Diène a été rapporteur spécial de l'ONU sur les formes contemporaines de racisme pour la période d'août 2002 à juillet 2008.

[2] Ces repères s'inspirent largement de Labelle, Rocher et Antonius, 2009.

[3] L'intersectionnalité renvoie aux intersections entre les statuts ou variables de classe sociale, de genre, d'appartenance racisée ou d'autres variables identitaires. Ce terme est utilisé dans l'optique d'une analyse complexe du jeu croisé des discriminations.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 7 octobre 2016 11:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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