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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Diane Lamoureux, “Féminins singuliers et féminins pluriels”. Un texte publié dans le livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ, Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ. Modernité et postmodernité au Québec, pp. 270-286. Québec: Les Presses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp. [Autorisation accordée par la direction des Presses de l'Université Laval le 2 novembre 2010 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[270]

Diane Lamoureux

Féminins singuliers
et féminins pluriels
”.

Un texte publié dans le livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ, Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ. Modernité et postmodernité au Québec, pp. 270-286. Québec: Les Presses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp.

Le déni des femmes
« le personnel est politique »
Identité et pluralisme
Références


Car l'habitant d'un pays a toujours au moins neuf caractères : un caractère professionnel, un caractère de classe, un caractère sexuel, un caractère national, un caractère politique, un caractère géographique, un caractère conscient, un inconscient, et peut-être même encore, un caractère privé ; il les réunit dans sa personne mais s'en trouve dissocié, et n'est plus finalement qu'un petit vallon creusé par cette multitude de cours d'eau, vallon dans lequel ils viennent s'écouler pour en ressortir ensuite et remplir d'autres vallons avec d'autres ruisselets.
Robert Musil, L'homme sans qualités : 39.

Essayer de penser la réalité des femmes en termes d'identité et de modernité constitue une entreprise hasardeuse. D'une part, la modernité s'est largement édifiée sur la base du déni des femmes, ce qui explique leurs difficultés de s'y intégrer. D'autre part, pour l'ensemble des groupes opprimés, y compris les [271] femmes, l'identité est une notion à tout le moins problématique, sinon piégée. Il n'empêche qu'il s'agit d'un défi stimulant que je veux tenter de relever de la façon suivante : dans un premier temps, j'aborderai les questions de l'identité et de la modernité et les interrogations qu'elles posent à l'analyse théorique, d'une part, et à l'analyse de la situation des femmes, d'autre part ; dans un deuxième temps, j'étudierai le développement du mouvement féministe et l'articulation que celui-ci rend possible entre l'individuel et le collectif ; enfin, à partir de cette expérience, je soulèverai les problèmes que pose une politique identitaire pour l'émergence d'un pluralisme susceptible de donner naissance à une démocratie radicale.


Le déni des femmes

« Elle » est indéfiniment autre en elle-même.
– Luce Irigaray, Ce sexe qui n'en est pas un, p. 28.
Je suis une femme, mais je n'est pas une femme.
– Françoise Collin,
« La même et les différences », p. 11.
On ne naît pas femme, on le devient.
– Simone de Beauvoir,
Le Deuxième Sexe, t. 1, p. 285.

Dans cette section, mon propos est double : souligner comment la modernité philosophique et politique s'est construite sur la base du déni des femmes et mettre en lumière le double écueil de l'identité auquel font face les femmes dans les sociétés modernes. D'abord, je ferai ressortir l'ambivalence de la modernité quant à son propre statut. Ensuite, je mettrai en lumière les processus par lesquels la modernité politique, dès sa genèse, a écarté les femmes sur la base de leur appartenance de sexe afin de mieux situer les hésitations du féminisme contemporain par rapport à la modernité, à savoir son ambivalence entre l'intégration et la rupture. Enfin, j'aborderai le problème du sujet et les difficultés particulières que nous rencontrons lorsqu'il s'agit de faire coïncider les notions de femme et de sujet, ce qui rend problématique tout raisonnement qui prendrait comme point de départ une « identité » féminine.

Mon analyse de la modernité prendra appui sur les trois caractéristiques que retient Taylor (1991), à savoir l'individualisme, la primauté de la raison instrumentale et le sentiment d'aliénation par rapport à la chose publique. L’individualisme moderne a plusieurs facettes. Celle qui suscite le plus d'adhésion est certainement la possibilité de choisir son style de vie et de voir un tel contexte de choix protégé par les institutions sociales, ce qui découle de la perception des individus comme êtres de raison ; mais ceci laisse en suspens la question de la validité universelle d'une telle prétention. Il en sera question ultérieurement lorsque je discuterai du statut du « sujet ». La prédominance de la raison instrumentale nous conduit à conférer de la valeur aux choses et aux gens en fonction d'un calcul des coûts par rapport aux bénéfices escomptés, ce qui transforme, d'une part, les relations humaines dans le sens de l'aliénation et de la réification et, d'autre part, les modalités de la gouverne publique : qui, mieux [272] que les experts, est à même de faire un tel calcul ? Enfin, l'aliénation par rapport à la chose publique découle des deux éléments précédents : l'individualisme, comme le rappelle Taylor en citant Tocqueville, « ramène [chaque homme] vers lui seul et menace enfin de le renfermer tout entier dans la solitude de son propre cœur (Tocqueville, 1840 : 497), ce qui a comme conséquence qu'« il abandonne volontiers la grande société à elle-même » (Tocqueville, 1840 : 496), alors que le triomphe de l'expertise et le culte de la raison instrumentale rendent plus difficile la soumission des décisions publiques au contrôle démocratique, ce qui engendre un sentiment diffus d'impuissance et d'extranéité par rapport à la chose publique.

Un tel portrait de la modernité est suffisamment plausible pour correspondre à plusieurs aspects des sociétés dans lesquelles nous vivons. Il passe néanmoins sous silence un élément important – si la modernité émerge, a une époque donnée, dans le monde occidental [1], il n'en reste pas moins qu'elle se déploie dans un contexte qu'elle n'épuise pas, c'est-à-dire qu'elle est, au mieux, en coexistence. Pour se déployer, cette modernité a besoin de se ménager des parts d'ombre, avec pour conséquence que les « individus » ont plutôt tendance à être des familles dont on choisit de ne voir que le chef [2] et que les rigueurs de la raison instrumentale sont socialement tempérées par les « affects » de tous ordres, relevant de la sphère dite privée et reposant partiellement sur l'existence de populations privatisées dans la mesure où elles sont exclues ou encore que leurs préoccupations qui découlent partiellement de cette exclusion sont jugées non pertinentes à la chose publique.

Sur le plan politique, c'est probablement ce qui explique que la démocratie moderne ait d'abord été exclusive, laissant hors-champ, c'est-à-dire choisissant de ne pas voir – et encore moins d'admettre – dans la sphère publique certaines « minorités », tels les esclaves, les pauvres, les femmes. Les révolutions modernes, malgré le fait qu'elles aient proclamé que « tous les hommes sont libres et égaux en droit », ont manifesté une conception extrêmement restrictive de ce qui était recouvert par la notion d'« hommes », car pour paraphraser Orwell, « certains sont plus égaux que d'autres ». Et il faut bien admettre qu'une telle exclusivité ne saurait être reléguée à un passé désormais révolu, puisque les sociétés modernes ont encore tendance à produire de nouvelles exclusions, comme si leur survie s'en nourrissait quoique, comme le soulignait déjà Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, il n'y ait aucune justification rationnelle à ces exclusions dans la logique émancipatrice moderne.

En fait, les grandes révolutions modernes ont procédé à trois réaménagements majeurs de la situation sociale des femmes. D'abord, elles ont fondé l'exclusion sur la base de l'appartenance à une catégorie sociale de sexe, puisque les révolutionnaires, dans leur grande majorité, ont cru déceler une incompatibilité fondamentale entre la féminité et la citoyenneté. Ensuite, il y a eu naturalisation de la différence entre les sexes, prenant appui sur des différences biomorphologiques liées à la capacité d'enfantement des femmes pour leur [273] conférer un sens social, à savoir construire les rôles sociaux de sexe sur cette base. Enfin, elles ont établi des règles d'étanchéité entre ce qui relève du domaine privé et ce qui ressortit au domaine public, sur la base d'une conception négative de la liberté qui fait de chaque « citoyen » un seigneur en sa demeure, seigneur dont la gouverne interne échappe au pouvoir public.

C'est ce qui a conduit certaines penseures à caractériser le contrat social comme un contrat sexuel (Pateman, 1988) dans un double sens : d'une part, la fraternité n'est inclusive qu'au masculin [3], à savoir que les révolutions politiques de la modernité et les théories les justifiant correspondent à une mise à mort du père monarchique (ou patriarche) par les fils coalisés ; d'autre part, qu'il y a entente entre les fils pour laisser certains aspects de la vie sociale hors du champ d'application du contrat, dont les relations familiales, laissant chaque homme monarque dans sa propre famille, comme le faisait déjà remarquer Mary Wollstonecraft en faisant le parallèle entre tyrannie monarchique et tyrannie domestique (Wollstonecraft, 1792 : 33) [4].

Certes, la modernité s'est faite progressivement plus inclusive, sous la pression de tous les groupes exclus de la citoyenneté et du statut de sujet. Mais il reste à examiner sur quelles bases s'est faite cette inclusion pour en déceler les conséquences sur le sentiment d'identité des nouvelles et des nouveaux venus. Comme le souligne Pateman, cette inclusion, au moins dans le cas des femmes, a donné lieu à ce qu'elle qualifie de « dilemme de Wollstonecraft », à savoir que c'est sur la base de leur appartenance spécifique de sexe, au nom de la maternité sociale, que les femmes ont pu accéder à la citoyenneté avec pour conséquence que leur citoyenneté est particulariste, ce qui ne remet pas du tout en cause le modèle masculin de citoyenneté (Pateman, 1989 : 195-204). C'est ce phénomène qu'a voulu cerner Young lorsqu'elle souligne que, pour les membres des groupes sociaux ayant historiquement été exclus de la citoyenneté, l'identité personnelle et l'identité sociale sont difficilement dissociables, puisqu'ils sont constamment ramenés à leur appartenance de groupe (Young, 1990 : 43). Ceci explique probablement pourquoi la réflexion féministe sur l'individu et le statut du sujet féminin a largement été piégée dans la logique de l'assimilation ou de la différence.

Avant de passer à une analyse de cette réflexion, il est cependant utile de rappeler que l'exclusion, autant que l'inclusion, fait partie de l'« héritage » moderne. Dans son analyse des rapports entre identité et modernité, Giddens rappelle, fort à propos, l'ambiguïté de la modernité face à l'individuation.

Indeed, class divisions and other fundamental lines of inequality, such as those connected with gender or ethnicity, can be partly defined in terms of differential access to forms of self-actualisation and empowerment [...]. Modernity, one should not forget, produces difference, exclusion and marginalisation. Holding out the possibility of emancipation, modern institutions at the same time create mechanisms of suppression, rather than actualisation, of self (Giddens, 1991 : 6).

[274]

C'est probablement cette double logique de la modernité qui permet de comprendre qu'une grande partie de la réflexion féministe se soit structurée autour de la problématique égalité/différence afin de cerner la notion d'individu et le statut du sujet. Les paramètres d'une telle réflexion peuvent se comprendre en référence aux travaux de Simone de Beauvoir d'une part et de Luce Irigaray de l'autre.

Cette dernière soutient, contrairement à Simone de Beauvoir, que la tradition philosophique occidentale s'est définie sur un mode unitaire et qu'elle se caractérise par l'éloge du même, quoique l'opposition binaire entre l'un et l'autre ait parfois pu faire écran et inciter à parler d'un dualisme. En fait, dans cette opposition, l'« autre » est toujours défini dans une relation spéculaire à l'« un ». C'est sur cette base qu'elle établira que ce qui reste à penser, c'est la différence sexuelle (Irigaray, 1984 : 13), c'est-à-dire qu'elle définira le projet féministe comme rupture avec la logique de la mêmeté. Cette rupture s'incarne dans le fonctionnement différent des corps (et de la sexualité) masculins et féminins. Alors que l'expérience corporelle des hommes est celle de l'unité, l'expérience corporelle des femmes est celle du redoublement, sinon de la multiplicité, puisque « la femme a des sexes un peu partout » (Irigaray, 1977 : 28). Mais l'expérience sociale des femmes rend cette multiplicité problématique en regard de l'identité. Irigaray elle-même souligne que « le rejet, l'exclusion d'un imaginaire féminin met la femme en position de ne s'éprouver que fragmentairement, dans les marges peu structurées d'une idéologie dominante, comme déchets, ou excès, d'un miroir investi par le "sujet" (masculin) pour s'y refléter, s'y redoubler lui-même » (Irigaray, 1977 : 29).

Même si la critique du sujet est loin de constituer un trait majeur de la réflexion de Simone de Beauvoir, puisqu'elle vise à transformer les femmes en sujets sans s'interroger sur l'ironie du projet, elle n'en est pas moins sensible au fait que les femmes arrivent difficilement à s'éprouver entières, se demandant « [c]omment donc se fait-il qu'entre les sexes cette réciprocité n'ait pas été posée, que l'un des termes se soit affirmé comme le seul essentiel, niant toute relativité par rapport à son corrélatif, définissant celui-ci comme l'altérité pure ? » (De Beauvoir, 1949 : 18). C'est d'ailleurs ce statut d'altérité pure qui explique pour elle la difficulté des femmes à se concevoir à la fois comme individues et comme groupe social.

Ces deux types de position à l'intérieur du féminisme, l'une valorisant la différence alors que l'autre tend à vouloir l'estomper, puisqu'elle revêt un caractère éminemment construit socialement, convergent cependant dans une même direction : dépasser la structure de domination qui recouvre la différence des sexes et réhabiliter l'idée d'une affirmation du sujet, comme si les féministes étaient en retard d'une génération théorique et n'avaient pas encore compris que nous vivions à l'heure de la « mort du sujet » (Collin, 1992).

Il peut, en effet, paraître superflu, après tant de discours postmétaphysiques et/ou postmodernes, d'entreprendre une critique du « je pense, donc je suis » de Descartes en tant que pensée fondatrice de la subjectivité moderne. Il serait [275] certes possible de se réfugier à l'intérieur de l'assurance derridienne de la critique du phallogocentrisme, déboulonnement de la statue du sujet et remise en cause du statut du sujet s'inscrivant dans le monde sur le mode de l'extériorité et de la maîtrise. Toutefois, ce serait encore se situer dans la tradition philosophique androcentriste et faire abstraction de la difficulté de la notion de sujet pour les femmes. En outre, cela correspondrait à une confusion des registres philosophique et politique qui permet peut-être une revalorisation du féminin par le/s penseur/s masculin/s, mais laisse encore les femmes dans la position d'être dites quand ce n'est pas interdites.

Il est préférable de situer cette réflexion sur un autre plan, le plan politique : les féministes ne revendiqueraient pas tant un sujet métaphysique que la possibilité pour les femmes de devenir des sujets de droit, à savoir la possibilité d'agir dans le monde sans avoir à postuler de fondement ontologique à cette capacité d'action, au sens où l'entend Arendt lorsqu'elle établit la distinction entre les acteurs et les auteurs.

Bien que chacun commence sa vie en s'insérant dans le monde humain par l'action et par la parole, personne n'est l'auteur ni le producteur de l'histoire de sa vie. En d'autres termes les histoires, résultats de l'action et de la parole, révèlent un agent, mais cet agent n'est pas auteur, n'est pas producteur. Quelqu'un a commencé l'histoire et en est le sujet au double sens du mot : l'acteur et le patient ; mais personne n'en est l'auteur (Arendt, 1958 : 207).

Cette distinction entre sujet de droit et sujet ontologique permettra d'expliquer ce que j'entends par le pluralisme qui est rendu possible par l'expérience féministe du politique. En outre, il permet de mieux comprendre le sens des citations que j'ai mises au début de cette section. Cependant, afin de mieux fonder mon propos, je voudrais procéder à un bilan de l'expérience du féminisme contemporain en prenant appui sur un de ses slogans majeurs.


« Le personnel est politique »

Ce slogan qui a marqué l'histoire récente du féminisme a usuellement été interprété dans son sens le plus littéral, à savoir une politisation de la vie considérée jusqu'alors comme privée, sorte de prélude à une political correctness identifiée par ses détracteurs à une police des mœurs et des comportements. Cette interprétation me semble réductrice, quoiqu'elle ne soit pas tout à fait erronée, et il me paraît plus fructueux de prendre comme point de départ la signification que le mouvement lui-même a conférée à l'expression, à savoir qu'une grande partie des « problèmes » ou des « obstacles » que rencontrent individuellement les femmes ne sont pas individuels, mais relèvent d'une logique sociale, logique qui a été ultérieurement qualifiée de système de sexage (Dupont (Delphy), 1970, Guillaumin, 1992) [5].

Dans ce cadre, le mouvement féministe a entrepris un travail dont la logique est double. Partant du constat beauvoirien que les femmes peuvent [276] difficilement se percevoir comme catégorie sociale, puisqu'elles ont été construites sous le signe de l'objectivation, de l'altérité et surtout de la fragmentation, avec pour conséquence « qu'elles n'ont pas les moyens concrets de se rassembler en une unité qui les poserait en s'opposant » (De Beauvoir, 1949 : 20), il s'est fixé comme objectif à la fois ce processus de constitution des femmes en catégorie sociale sur le mode du « pour soi » hégélien et le changement des pratiques et institutions sociales sans toujours réaliser à quel point ce double objectif constituait en quelque sorte une contradiction.

On a donc pu voir se développer d'un côté des formes nouvelles de solidarité entre femmes, centrées sur la constitution d'une socialité au féminin, marquée du sceau de la non-mixité, que ce soit à travers les groupes de conscience, les collectifs, les « services » féministes. Sous cet aspect, l'existence même du mouvement semblait constituer sa finalité. Cette partie de l'activité féministe visait à mettre en évidence l'existence d'une discrimination commune, d'une « condition » faite aux femmes dans les sociétés contemporaines. À cet égard, on peut donc dire que le mouvement féministe constitue une forme de mise au monde de/des femmes.

En même temps, ce mouvement revêt des formes plus classiques de groupe de pression. Cette nouvelle solidarité permet de se revendiquer comme groupe représentatif afin de faire valoir les intérêts des femmes comme groupe social, principalement vis-à-vis de l'État, mais aussi à l'intérieur d'autres institutions comme les entreprises, les syndicats, les universités, se fixant comme objectif des transformations législatives, un accès facilité à l'ensemble des catégories d'emploi, des mesures sociales, des programmes d'études, etc.

Sur les deux plans, les résultats ont d'abord été positifs. En ce qui concerne la construction d'une socialité féminine, le mouvement n'est évidemment jamais parvenu à regrouper toutes les femmes, mais a établi la légitimité d'une telle socialité et rendu manifeste, par son existence même, que notre société est structurée selon la logique du même, de l'Un phallogocentrique et qu'il importe de prendre conscience que le problème des femmes individuellement et/ou collectivement n'en est pas tant un d'inadéquation au monde (donc un problème de manque), mais de petitesse du monde confiné qu'il est dans sa dimension masculine présentée comme plénitude, bouleversant au passage la vision lacanienne de la « pas toute ».

D'où la problématique de la différence qu'on peut analyser comme un processus de dissociation de la culture de l'Un, un refus simultané de l'unitarisme et de la fragmentation (Irigaray, 1977 : 29). Mais cette différence a un autre versant, la démarcation par rapport à la masculinité et la recherche d'un élément de communalité entre toutes les femmes. D'où l'importance du corps dans le féminisme contemporain, source de plaisir, de puissance et d'oppression, selon les moments, mais fondant toujours l'unité du groupe social des femmes. Le mouvement devient un lieu d'éclosion du verbe et de la chair, non pas sur le mode chrétien du « Verbe qui se fait chair », mais plutôt sur le mode dionysiaque de la chair qui parle, tout en cherchant son mode d'expression [6] [277] dans un entre-deux, véritable no mans land, chair à la fois meurtrie et jouissante, source d'un langage qui n'est pas « d'un seul fil, d'une seule chaîne, d'une seule trame [... et] vient de partout à la fois » (Irigaray, 1977 : 209), instaurant ainsi une fluidité de la parole circulante, évitant le piège de l'écho ou du cercle pour s'enrouler en une spirale infinie.

De là la fascination, mais en même temps l'inquiétude, que provoque le mouvement féministe. Élargissement du champ du politique mais également critique de la logique politique du manque et de la rareté, lieu de l'excès et de l'excentricité. Avec le mouvement féministe émerge une autre façon de faire de la politique qui fait éclater la logique des moyens et des fins au profit d'une attention aux processus et aux relations, où l'identité prime sur l'opposition, où la lutte prend souvent des allures de fête [7].

Sur le plan de la représentation des intérêts, là encore, des progrès notables peuvent être repérés. Tout au long des années 1970, au Québec, on peut noter un grand ménage législatif destiné à faire des hommes et des femmes des égaux devant la loi, une progression quantitative et qualitative de l'emploi féminin, une plus grande présence des femmes dans l'enseignement supérieur. Dans ce cadre, le mouvement féministe a, durant une certaine période, pu être considéré comme le porte-parole autorisé de l'ensemble des femmes et agir, à ce titre, comme interlocuteur privilégié du pouvoir. Ce faisant, le mouvement féministe s'est vu entraîné dans une dynamique de marchandage, un peu sur le mode syndical, où il s'agissait de présenter une liste de revendications, laissant au rapport de force le soin de décider de leur mise en œuvre [8]. Ces changements se sont fait sentir sur les plans du statut juridique, de l'accès à l'éducation, du travail, de la culture et du rapport à la maternité.

En ce qui a trait au statut juridique, deux modifications majeures sont intervenues sous l'impulsion de la dernière vague féministe. D'une part, on peut dire que l'égalité juridique, surtout pour les femmes mariées, a été codifiée, ce qui a permis aux femmes de passer d'un statut d'êtres subsidiaires, dont l'apparition publique passait par la médiation d'une autre personne, le chef de famille, à un statut d'individus. D'autre part, l'intégrité physique des femmes est un peu mieux protégée par la loi, puisque la violence conjugale est désormais sanctionnée par la loi, qui admet également la possibilité du viol conjugal. Il n'empêche que cette protection est toute relative, lorsqu'on prend en considération les difficultés de l'appareil judiciaire à traiter ce type d'actes de violence au même titre que la violence entre « étrangers » et la recrudescence de la violence conjugale dans un contexte où les rapports sociaux entre les sexes sont soumis a une renégociation [9].

Sur le plan de l'accès à l'éducation, les transformations sont également importantes : le cursus scolaire est le même pour les deux sexes, la fréquentation scolaire des filles a considérablement augmenté, surtout dans l'enseignement supérieur. Il n'en reste pas moins que le parcours scolaire des filles semble plafonner au premier cycle universitaire et que le clivage hommes/femmes recouvre largement le clivage scientifique/littéraire. En outre, dans [278] l'enseignement supérieur, le corps professoral est à grande majorité masculin alors que dans l'enseignement primaire, il se compose très largement de femmes.

Quant au travail, on peut noter qu'une proportion croissante de femmes se retrouvent sur le marché du travail rémunéré, que l'accès aux professions n'est pas entièrement conditionné par le sexe de la personne, que les femmes collaboratrices de leur mari dans l'entreprise familiale bénéficient désormais d'un statut juridiquement défini. Il n'en reste pas moins que les revenus des femmes restent sensiblement inférieurs à ceux des hommes, que les services de garde sont nettement en deçà des besoins, que certains emplois demeurent encore des chasses gardées masculines, que les programmes d'action positive sont contournés de toutes les façons possibles et imaginables, là où ils existent.

Sur le plan culturel, on a eu droit à la reconnaissance sociale d'une culture au féminin, rendant « hommage » à l'écriture féminine et faisant une assez large place à la création des femmes dans les domaines culturels et artistiques. Dans une société qui se cherchait, à travers un renouveau culturel, une identité moderne, la recherche culturelle développée par les créatrices, sous l'impulsion du féminisme, s'est inscrite dans ce mouvement d'ensemble et a pu, à ce titre, bénéficier d'une attention beaucoup plus empathique que celle qu'elle a pu rencontrer dans les contextes sociaux où l'identité nationale était beaucoup moins problématique.

Quant à la maternité, elle n'apparaît plus comme une fatalité mais beaucoup plus comme un choix. Le développement et la généralisation de la contraception, malgré le peu de progrès concernant les méthodes contraceptives et la nocivité de plusieurs d'entre elles, permettent de décider du nombre et du moment des maternités, l'avortement n'est plus l'objet d'interdiction juridique, malgré une difficulté d'accès résultant d'un manque de services adéquats. En outre, les nouvelles technologies de reproduction rendent possible d'entrevoir de nouveaux rapports à la maternité, sinon une « taylorisation » de la procréation, assignant à des « agents/agentes » différents les diverses étapes du processus de la « production » d'enfants, ouvrant la porte à une dissociation entre la féminité et la maternité.

Mais, comme le souligne la journaliste américaine Susan Faludi, à une phase initiale de montée du féminisme où le mouvement semblait s'inscrire dans l'ordre naturel des choses et du progrès a succédé une phase de recul où, sous des prétextes divers, le féminisme est remis en cause et les femmes renvoyées à un rôle plus traditionnel. Ceci se fait sentir tant en ce qui concerne le mouvement féministe que les « conquêtes sociales » des femmes, et ce « backlash has been set off not by women's achievement of full equality, but by the increased possibility that they might win it » (Faludi, 1992 : xx). Au Québec, on peut le faire remonter au début des années 1980 et en percevoir la cristallisation autour des Yvettes [10].

[279]

Ce mouvement a coïncidé avec une remise en cause de la revendication en direction des institutions et de la renégociation sociale des rapports sociaux de sexes. À partir de ce moment, nous nous sommes fait dire qu'il était temps de marquer une pause, que la société avait besoin d'un temps d'arrêt pour assimiler les transformations de la phase précédente. Mais, surtout, le mouvement des Yvettes a servi à remettre en cause la représentation des femmes par les féministes sur le plan institutionnel. En opposant les femmes aux féministes, on saisissait l'occasion pour délégitimer les féministes et pour porter une attention croissante aux organismes féminins qui développaient une conception beaucoup plus traditionnelle des rôles sociaux de sexes.

Cette mutation ne s'est pas limitée au volet institutionnel de la pratique féministe, mais a affecté également la dynamique interne du mouvement féministe. Celui-ci a eu tendance à devenir le mouvement des femmes, perdant son caractère d'expérimentation sociale pour devenir progressivement structuré par la raison instrumentale. À la fête succédait le mal de tête des lendemains de veille où il faut étirer au maximum une subvention gouvernementale et chercher à persuader d'une respectabilité garante du renouvellement de ladite subvention. Si, lors de la phase ascendante, l'énergie a été mise autant à combattre les oppressions connues qu'à faire prendre conscience d'oppressions dont on ne soupçonnait pas encore l'existence (Delphy, 1977), à partir des années 1980, on se limite à la répétition du même et à chercher des solutions aux oppressions déjà répertoriées [11]. Sur ce terrain, les féministes étaient désormais face à deux adversaires : d'une part, celles qui, comme les « real women », ne niaient pas nécessairement le problème, mais cherchaient à y trouver des solutions allant dans le sens d'une plus grande différenciation des rôles sociaux de sexes, alors que le féminisme ascendant a plutôt eu tendance a concevoir l'égalité dans son acception moderne d'indifférenciation ; d'autre part, l'État, dont l'interventionnisme social était remis en cause et qui cherchait de multiples voies de désengagement, dont celle de la subsidiarisation des « services féministes » par rapport à ceux qu'il dispense.

La conséquence principale en sera l'effondrement du « nous » féministe de la première période. Aux mises en commun du début succède la prolifération de groupes qui travaillent chacun pour soi et ne se regroupent que pour dialoguer avec l'État plutôt que pour inscrire une discussion au sein du mouvement féministe. Aux « toutes les femmes sont d'abord ménagères » de la phase initiale, soulignant la communalité de la « condition » féminine, succède la mise en évidence de ce qui sépare les femmes, sans qu'une articulation politique de ces différences ne soit trouvée, ni même souvent, souhaitée. Il y a donc un phénomène de morcellement du mouvement et de spécialisation des groupes que n'ont pu contrer des rassemblements ponctuels comme « Femmes en tête » alors que les groupes ont travaillé durant plus d'un an à préparer les célébrations du cinquantième anniversaire de l'obtention du droit de vote par les Québécoises.

[280]

Comment expliquer cette transformation interne ? Il y a certes les changements de conjoncture et les explications du style « les années 1970 ont été celles des luttes collectives tandis que les années 1980 sont celles du retour en force de l'individualisme ». Mais ce serait là se contenter d'un raisonnement tautologique. En fait, il faut plutôt revenir sur les modes de constitution du mouvement féministe pour mettre en lumière sa difficulté à se penser en termes d'un « nous » différencié constitué sur la base de « je » complexes.

Dans la mesure où l'identité des femmes fait problème, le féminisme contemporain a usuellement oscillé entre deux positions également problématiques. D'une part, celle qui, à l'instar de Badinter, répond, à la question « qu'est-ce qu'une femme ? », « un Homme, comme tout le monde » Badinter, 1989 : 47), simplifiant, s'il en était besoin, la position beauvoirienne d'assimilation à la modernité. D'autre part, dans le sillage d'Irigaray, on a pu assister à une exaltation de la féminité telle que socialement constituée, mais en positivant plutôt qu'en négativant les traits sociaux traditionnellement attribués aux femmes. Ces deux positions entraînent des conséquences similaires : la situation des femmes est pensée sur le mode de la communalité plutôt que sur celui de la distinction. Les répercussions s'en font sentir dans le fonctionnement interne du mouvement féministe : disparition de l'individue derrière la collective, célébration des retrouvailles, peur du débat et des divergences. La collective est pensée comme unité, un peu sur le mode familial [12], remplaçant le débat par le consensus conçu comme a priori et non pas comme résultat qui ne peut être que provisoire. En outre, la communalité des femmes se fonde en grande partie sur un statut de victime ou d'assujettissement. Dans ce sens, le féminisme a eu tendance à fonctionner selon la même logique que le nationalisme, s'épuisant à maintenir la fiction homogène du monde des femmes et faisant du féminin une identité dont on espérait qu'elle modèle tout entiers les individus.

Pourtant, la logique des luttes féministes était tout autre. À la destinée (essentiellement, la maternité), nous voulions substituer le choix ; on n'a qu'à penser à l'importance du slogan « c'est à nous de décider » dont le champ d'application ne se limitait pas à l'avortement. Et nous avons partiellement réussi : « la » femme a partiellement fait place « aux » femmes : un certain nombre de limitations liées à l'appartenance sociale de sexe ont disparu. En même temps, ce succès minait la crédibilité d'un féminisme fondé sur une « identité femme » homogène. Butler fait état de cette situation nouvelle face à laquelle se trouve le féminisme contemporain en se demandant « [i]s "unity" necessary for effective political action ? » (Butler, 1990 : 15) et en reliant la question de la reconnaissance des différences entre les femmes à la pratique systématique des coalitions qui « do not assume in advance what the content of "women" will be » (Butler, 1990 : 24). Tout ceci pose avec acuité la question du pluralisme, non seulement au sein du mouvement féministe, ce que reconnaît implicitement, quoique timidement, le questionnement à propos d'un « Québec féminin pluriel », mais également au sein de la société tout entière. Un tel pluralisme ne peut se limiter à prendre acte des diverses causes dans lesquelles [281] peuvent être engagées les femmes ou même des différences des femmes entre elles, mais doit plutôt remettre en cause la politique identitaire de « représentation » des différences pour la remplacer par une vision de la fluidité des identités personnelles et sociales qui permette à chacune de se construire des solidarités sans se laisser enfermer dans un/des rôle/s.


Identité et pluralisme

Si la dynamique féministe a permis de faire éclater le double carcan de la « condition féminine » et de l'« éternel féminin », elle a également rendu nécessaire de réévaluer notre culture politique et d'essayer de penser, à partir de l'expérience féministe, mais pas uniquement pour les femmes, la notion de citoyenneté, pour que celle-ci devienne véritablement fondée sur l'inclusion. Dans cette optique, le concept arendtien de « paria conscient » me paraît susceptible de fournir la base d'une pluralité qui se refuse à la juxtaposition d'identités données une fois pour toutes et qui repose sur une égalité ne signifiant ni égalisation ni exclusion. C'est sur cette exploration que je voudrais terminer ma réflexion. Dans cette optique, je reprendrai sur un registre plus politique les remarques que j'ai esquissées au début de cette présentation sur le thème de l'identité.

Cette notion de « paria conscient » doit se comprendre au moins sous deux angles. D'une part, il y a prise en compte d'un phénomène historique d'exclusion, avec toutes les conséquences que cela revêt autant en ce qui concerne l'autodéfinition qu'en ce qui concerne les capacités d'action. D'autre part, il y a un refus d'accepter cette exclusion et une action consciente en vue de dépasser le statut de victime que la domination confère aux parias. On a donc affaire à un processus de travail sur l'identité et de transformation politique de celle-ci, car « le paria devient rebelle dès lors qu'il entre activement sur la scène politique » (Arendt, 1948 : 196), c'est-à-dire lorsqu'il oblige l'« universel » à envisager la possibilité de sa propre spécificité en refusant de tenir passivement le rôle de l'autre défini par le défaut et par l'extériorité.

Ce travail de redéfinition de l'identité fonctionne sur plusieurs registres qui font appel autant à l'individuel qu'au collectif, d'autant plus que « le paradoxe de cette lutte collective [le féminisme] est qu'elle a pour objet de produire des sujets, de dégager les femmes de l'emprise du même, de la généralité de la féminité sous laquelle le patriarcat les a enfouies » (Collin, 1986 : 12). Dans ce sens, on peut estimer, avec Butler que

Gender is a complexity whose totality is permanently deferred, never fully what it is at any given juncture of time. An open coalition, then, will affirm identities that are alternatively instituted and relinquished according to the purposes at hand ; it will be an open assemblage that permits multiple convergences and divergences without obedience to a normative telos of definitional closure (Butler, 1990 : 16).

[282]

Ce processus conscient de redéfinition constante n'est pas sans risques. Risque de la marge, dans le sens où notre univers politique est structuré sur la base d'identités présumées et préférablement figées. Risque également de succomber au mythe de la libération et de la répétition, y compris par inversion, de la dialectique du maître et de l'esclave dans la mesure où « [t]he political goal of empowerment can only be obtained by reversing the hierarchy. But the hierarchy is not dismantled, even if women were to take the upper position » (Cornell, 1991 : 132). Tout ceci rend urgent un travail critique, car « la politique exige son propre oubli pour survivre. Cette opération n'est possible que dans l'attention à la défaillance du je dans tout moi et dans tout nous substantifiable (moi une femme, nous les femmes) » (Collin, 1992 : 134).

Ce processus comporte au moins deux transformations. D'abord, une autonomie personnelle qui passe par l'estime de soi pour les membres des groupes opprimés. C'est dans ce sens qu'il faut interpréter l'apparition d'un slogan comme « black is beautiful » ou la célébration de la féminité qui a marqué le féminisme des années 1970. Car c'est en cessant de se voir à travers le regard des dominants que les dominés sont en mesure d'accéder à une visibilité publique. Ensuite, et c'est là l'étape la plus difficile que n'est pas véritablement parvenu à franchir le féminisme contemporain, en refusant la victimisation et le nous sécurisant du ghetto. Car, actuellement, les femmes sont on ne peut plus reconnues comme victimes, mais cette « reconnaissance » s'accompagne d'un maintien de l'assujettissement, puisqu'elle nous relègue au statut d'objets de politiques au lieu de nous transformer en actrices politiques.

Une telle position se distingue donc des autres approches qui, comme celle de Young, voient dans l'arc-en-ciel un idéal politique [13]. En effet, il ne suffit pas de faire un inventaire des oppressions et de s'assurer de leur représentation politique, quoique l'on puisse estimer que cela constitue un progrès par rapport au mode actuel de représentation politique. Car l'arc-en-ciel présente au moins deux difficultés : d'abord, il présuppose que les individus ont des identités fixes, données une fois pour toutes, ensuite, il entretient le statut de « victime », puisque les groupes sociaux pouvant bénéficier d'une représentation politique spéciale ne seraient que les groupes victimes d'oppression, avec comme effet probable de susciter au sein de ces groupes la formation d'élites dont le statut social serait dépendant du maintien du groupe et qui feraient carrière sur la base du maintien dans l'oppression des autres membres du groupe.

Une définition de la pluralité en termes de fluidité des identités permet de surmonter au moins une des difficultés auxquelles a fait face le féminisme contemporain, à savoir l'injonction de choisir entre égalité et différence. Car ce choix est impossible, puisqu'il entraîne dans un cas négation de soi et dans l'autre, marginalisation. Il ouvre également la voie à une pluralité qui « passe par la prise en compte des différences, lesquelles sont porteuses de potentialités qui méritent mieux que leur simple effacement dans une assimilation hypocrite » (Collin, 1991 : 72) de même qu'à un déploiement du féminisme hors du féminin [14].

[283]

Dans ce sens, le féminisme questionne la notion et la pratique de la démocratie. Ce travail s'effectue sur un double registre : celui, faible, de l'inclusion, c'est-à-dire de la dénonciation d'une « démocratie sans les femmes », pour reprendre le titre d'un ouvrage de Christine Fauré ; celui, plus fondamental, d'une redéfinition de ce qu'est la démocratie par la contribution pratique à l'émergence d'espaces pluriels de débats. Dans ce sens, le féminisme rejoint en partie la conception arendtienne du politique comme lieu de la pluralité, reposant sur une distinction entre le « qui » et le « ce que ».

The distinction between « who », and « what » we are need not map neatly on a public-private distinction, however ; it may be less binary and more ambiguous than Arendt supposes. But her connection of political action to the performative production of identities rather than on their constatative representation opens up possibilities of political proliferation, reclaiming the practice of politics from representative, state-centered, and state-centering institutions and treating that reclamation not as an impertinence but as part of a practice of political authority that calls for the perpetual augmentation and amendment of the constitution and practice of politics (Honig, 1993 : 125).

Une telle prolifération d'espaces politiques de débats permet donc d'opérer un décentrement de facto du masculin non pas sur le mode de la confrontation ou de la négation, ce qui a historiquement constitué le mode masculin d'occultation du féminin, mais plutôt sur celui de l'appartenance à la fois conjointe et disjointe à un monde qui pourrait devenir commun en permettant qu'advienne/nt une/des femme/s. Dans ce sens, le mouvement féministe peut se concevoir comme un espace de débat qui est cependant loin d'épuiser les possibilités d'intervention politique des femmes et même des féministes.

Ceci a également pour effet d'enrichir substantiellement l'idée d'égalité. Au lieu d'être principalement déclaratoire, comme s'y sont employées les révolutions modernes avec les piètres résultats que l'on sait, elle agit comme principe régulateur et tient compte de la complexité des relations sociales. Une telle vision de la pluralité n'est pas sans présenter des analogies avec la notion d'« égalité complexe » préconisée par Walzer (1983), bien qu'il me semble que celui-ci mette trop d'accent sur la distribution plutôt que sur les mécanismes d'oppression et leurs effets sur l'estime de soi et, par conséquent, sur le sens de l'identité. Elle rejoint également Mouffe, lorsque celle-ci soutient que la démocratie radicale se doit d'accueillir l'indétermination et l'indécidabilité (Mouffe, 1992 : 13). Ce n'est qu'en généralisant et non en résolvant la « crise d'identité » qu'il sera peut-être possible de conjuguer liberté et égalité.

Il s'agit, en fait, de voir que la démocratie peut se nourrir de la différence (Mendus, 1992 : 216) au lieu de concevoir l'égalité comme l'élimination des différences. Mais la contribution essentielle que peut faire le féminisme réside plutôt dans la réévaluation de la notion même de sujet politique. Celui-ci a eu tendance, depuis les débuts de la modernité, à être conçu sur le mode unitaire, sinon monolithique. Les pensées postmodernes ont soumis cette notion à une [284] rude critique, allant jusqu'à dénier toute possibilité d'existence de « sujets », ce qui est tout de même problématique pour qui vise à maintenir une capacité d'action politique. Ce que le féminisme nous permet d'envisager, c'est que la différence ne passe pas seulement entre des sujets politiques séparables, mais à l'intérieur même de sujets sans cesse en recomposition. Le sujet fragmenté qui s'oppose au monolithe patriarcal, voilà probablement le sujet d'une politique féministe qui ne concerne pas que les femmes. Un sujet sans identité, sans « essence », mais se manifestant par la parole et se recomposant dans l'échange discursif, insaisissable, indécidable et imprévisible et, pour cette raison même, irreprésentable.

[285]

Références

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[286]

Mouffe, Chantal (dir.) (1992), Dimensions of Radical Democracy, Londres et New York : Verso.

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Fin du texte

Notice biographique

[369]

DIANE LAMOUREUX

Diane Lamoureux est professeure au Département de science politique de l'Université Laval. Ses champs d'intérêt se situent dans le domaine de la philosophie politique contemporaine et de la pensée féministe. Elle a publié plusieurs articles sur le féminisme québécois et sur la théorie féministe de même que deux ouvrages, Fragments et collages. Essai sur le féminisme québécois des années 70 et Citoyennes ? Femmes, droit de vote et démocratie, aux Éditions du remue-ménage. Elle a également publié un manuel d'introduction à l'histoire des idées politiques, en collaboration avec Michel Duquette, Les idées politiques de Platon à Marx, Presses de l'Université de Montréal. Ses recherches actuelles portent sur la citoyenneté et la démocratie.



[1] Je ne veux pas entrer ici dans les débats entourant l'émergence de la modernité et ses signes distinctifs, débats qui ont été relevés dans plusieurs communications lors de ce colloque.

[2] Une indication de la prégnance d'une telle vision, y compris dans un contexte de « modernité avancée », est certainement le fait que John Rawls définit les participants au contrat originel comme des chefs de famille (Rawls, 1971 : 128). Cette idée est d'ailleurs reprise dans un ouvrage plus récent du même auteur (Rawls, 1993).

[3] Et encore, pas tous les êtres humains de sexe masculin, puisque l'individu libéral pour se qualifier au titre d'« Homme » doit en plus être blanc, chrétien, propriétaire et fort probablement hétérosexuel.

[4] En outre, les révolutions modernes correspondent au passage de la famille étendue à la famille nucléaire, « démocratisant » ainsi la fonction patriarcale (Shorter, 1975).

[5] On peut également se reporter, dans un autre registre, à la notion du « malaise qui n'a pas de nom » qui structure le premier ouvrage de Betty Friedan (1963).

[6] On est donc loin là du discours révélateur (délateur), sorte de panoptique du sexe, dont nous fait part Diderot dans Les bijoux indiscrets.

[7] Mentionnons simplement, à titre d'illustration, qu'une revue qui a accompagné cette phase ascendante du mouvement féministe québécois avait le titre, fort significatif, de Des luttes et des rires de femmes dont le choix même indiquait le projet.

[8] Le processus qui a entouré la réalisation du document Pour les Québécoises : égalité et indépendance, préparé par le Conseil du statut de la femme, est emblématique.

[9] Une violence qui ne se limite malheureusement pas à la scène conjugale, comme en a témoigné l'attentat à la Polytechnique en décembre 1989.

[10] J'utilise les Yvettes comme repère temporel et non pour faire mienne l'interprétation qui identifie le mouvement des Yvettes à un backlash antiféministe. Au contraire, j'aurais tendance à interpréter ce mouvement de femmes fédéralistes comme un conflit entre deux générations féministes (avant et après la Révolution tranquille) et non comme une levée de boucliers de ménagères courroucées contre la « féministe d'État » Lise Payette. Il n'en reste pas moins que ce mouvement a servi de prétexte à un tel backlash antiféministe.

[11] On peut utiliser comme exemple de « découverte » de nouvelles oppressions le fait que la Commission Bird, qui escomptait présenter un portrait global de la situation des femmes canadiennes, est muette dans son rapport final sur la question de la violence conjugale. Pourtant, cette question deviendra un enjeu important du féminisme des années 1980 et retiendra également l'attention des pouvoirs publics au cours de cette période.

[12] D'où le concept de « sororité », au moins aussi problématique que celui de « fraternité ».

[13] Je fais ici référence à la rainbow coalition qui soutenait la campagne de Jesse Jackson pour l'investiture présidentielle démocrate, en 1988, aux É.-U. Mentionnons cependant que Young, dans un texte ultérieur (1994), ouvre la voie à une définition non homogène du sujet politique « femme ».

[14] On peut d'ailleurs voir ce processus à l'œuvre dans les analyses qui tentent de mettre en rapport les notions de « genre », d'« ethnicité » et de « classe » en essayant de dégager ces notions de leur fixisme identitaire.


Retour au texte de l'auteure: Diane Lamoureux, politologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le samedi 8 janvier 2011 11:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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