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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Daniel LATOUCHE, “La vie démocratique dans un Québec souverain.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction d’Alain-G. Gagnon François Rocher, Réplique aux détracteurs de la souveraineté du Québec, pp. 206-221. Montréal: VLB Éditeur, 1992, 507 pp. Collection: Études québécoises. [Autorisation accordée par Alain-G. Gagnon, vendredi le 17 mars 2006, de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[206]

Première partie.
LE PROJET POLITIQUE

La vie démocratique
dans un Québec souverain
.”

Daniel LATOUCHE


L'argument de l'incompatibilité congénitale
Le pouvoir compensateur
La démocratie et l'économie
La question de la transition
Un pays bien tranquille

Conclusion


C'est faire preuve d'une belle inconscience que de se lancer dans un exercice de prospective à propos de l'allure que prendrait la vie politique dans un Québec souverain. Nous allons tout de même le faire, non pas tant pour convaincre de la supériorité de l'organisation politique d'un Québec indépendant, mais pour souligner que cette question cache des interrogations autrement plus pressantes et plus riches d'enseignement que celles soulevées par la prétendue exiguïté de l'économie québécoise. Comme on est à même de le constater en Europe de l'Est et dans l'ex-Union soviétique, s'il est juste d'affirmer que l'économie est déterminante, il est tout aussi exact de rappeler qu'en période de changements accélérés, c'est la politique qui est aux commandes. C'est aussi par la politique que finalement certaines sociétés réussiront à s'en sortir et que d’autres couleront.

Comment se présente donc l'argument qui veut que la souveraineté fasse courir un danger mortel à la démocratie québécoise ?

[207]

L'argument de l'incompatibilité congénitale

Réglons immédiatement son compte au sous-argument d'une incapacité génético-politique des Québécois à comprendre et à jouer le jeu de la démocratie. À travers leur histoire, ils ont plutôt fait la démonstration qu'il était possible :

  • de traduire dans un contexte nord-américain l’esprit et la pratique de la démocratie parlementaire britannique ;

  • d'adapter une culture politique anglo-saxonne à un contexte français et latin ;
  • de maintenir et d'adapter la vie démocratique à travers des changements socio-économiques accélérés ;

  • de préserver l'intégrité et la qualité du débat démocratique à une époque de médiatisation extrême et de montée des intérêts financiers ;

  • de préserver et même d'accroître la qualité des débats d'idée.

Pas mal pour des gens qui ne sont pas nés pour la démocratie. C'est vrai qu'au Québec la démocratie est arrivée dans les bottes des conquérants. C'est vrai pour la moitié de la planète. Ce qui est plus étonnant dans le cas du Québec, c'est que nous avons su distinguer - et nous le faisons encore - entre le conquérant et la démocratie. Ce ne fut pas toujours le cas dans certains pays colonisés où lorsqu'on s'est débarrassé de l'un, on a aussi envoyé promener l'autre.

Cette capacité de faire les distinctions qui s'imposent augure assez bien pour la suite de l'histoire. Dans un contexte de souveraineté, le danger immédiat viendra sans doute de la tentation des règlements de compte et de la volonté de certains d'éliminer les symboles les plus visibles de l'ex-appartenance canadienne. C'est toujours ainsi que commencent les dérapages. Il est probable que l'on va rebaptiser quelques rues et voir le Québec se couvrir de Place des Patriotes et de monuments à René Lévesque. De ce côté, les adversaires de la souveraineté ont raison de craindre le pire... esthétiquement parlant cela s’entend.

[208]

Mais il y a plus sérieux. Un Québec souverain voudra-t-il se débarrasser de certaines institutions politiques sous prétexte qu'elles lui rappellent trop ses antécédents britanniques et canadiens ? Probablement pas et s'il faut s'en féliciter pour ce qui est de certains grands principes de justice, de tolérance et de représentativité, on doit aussi le déplorer dans le cas de mécanismes et de structures qui auraient bien besoin d'un examen critique. Déjà lors des audiences de la Commission Bélanger-Campeau, plusieurs experts sont venus témoigner de la nécessité de préserver dans ses moindres détails le parlementarisme à la britannique sous prétexte qu'il nous aurait bien servis.

Ils ont tort, mais c'est probablement le prix qu'il faudra payer pour assurer une transition en douceur. La minorité anglophone est très attachée à ces institutions et il faudra de toute évidence lui offrir toutes les garanties possibles que la souveraineté ne se retournera pas contre elle. N'oublions pas non plus que ces institutions sont aussi celles d'un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies ; ce serait sans doute de mauvais goût de se lancer dans des attaques contre le parlementarisme et le mode de scrutin de type britannique.

Ils ont tort parce qu'il serait temps de remplacer notre mode de scrutin par un régime plus équitable et d'apporter des améliorations à notre système de partis qui n'a guère évolué depuis un siècle. On peut être d'accord pour conserver le droit criminel britannique (encore qu'il ne faille pas en exagérer la supériorité), cela ne veut pas dire qu'il faut aussi se satisfaire du climat de débilité profonde qu'on a laissé s'installer à l’Assemblée nationale. Pourtant, la Commission Bélanger-Campeau a démontré hors de tout doute qu'il était possible d'incorporer des éléments non parlementaires dans le processus politique.

Mais convenons qu'un gouvernement souverain aura des choses plus importantes à faire - ou du moins le croira-t-il - que de se lancer dans une entreprise de rénovation institutionnelle. Sur ce plan, cela risque donc d'être le calme plat.

[209]

Il n'y a plus guère que Pierre Trudeau et les nostalgiques de Cité Libre pour croire en cette thèse de l’incompatibilité de la démocratie et des Québécois. Il serait donc malhonnête d'accorder à cette thèse trop d'importance et d'en entreprendre la critique systématique. Ce serait aussi trop facile.

Revenons à des arguments plus sérieux.

Le pouvoir compensateur

La forme la plus connue de l'argument qui veut que la souveraineté représente un danger pour la démocratie est évidemment celle de la supériorité morale et pratique du fédéralisme sur les régimes centralisés et unitaires. Mieux vaut deux ou trois gouvernements, entend-on souvent dire, car il est toujours possible d'en utiliser un pour se protéger des excès de l'autre.

Une façon de répondre à cet argument consiste à en reconnaître la validité et à promettre immédiatement une régionalisation des pouvoirs politiques dans un Québec souverain. En effet, rien n'empêche un Québec souverain d'avoir lui aussi ses provinces et même ses régions. On peut même souhaiter que le Québec utilise l'occasion d'un changement de régime constitutionnel pour faire le ménage dans son organisation territoriale et donne un fondement juridique à ses régions. Va-t-il le faire ? Probablement. Non pas tant à la suite d'une analyse rationnelle mais parce qu'il n'aura guère le choix. En effet, les régions québécoises ont déjà laissé savoir qu'elles n'avaient aucune intention de faire les frais de la souveraineté. On doit aussi s'attendre à ce que les dirigeants de Montréal exigent de Québec qu'on règle une fois pour toute la question de l'organisation politique du territoire de la région métropolitaine ainsi que de la place de cette région et de sa ville centrale dans un Québec souverain. Cette région est actuellement un beau fouillis avec sa Communauté urbaine, ses 12 municipalités régionales de comté (MRC) et ses 137 [210] municipalités locales. Tant qu'on n'aura pas mis de l'ordre dans cet enchevêtrement de structures, on peut toujours imaginer des plans de redressement économique, ceux-ci sont condamnés à l'échec [1].

L'accession à la souveraineté constitue l'occasion rêvée de relancer la démocratie locale au Québec. C'est probablement aussi la seule occasion que nous aurons de le faire d'ici trente ans. On doit seulement espérer que les dirigeants politiques d'un Québec souverain ne prennent pas peur de nouveau et ne se contentent pas de reconduire notre système de représentation territoriale sous prétexte, comme cela sera sans doute le cas pour le mode de scrutin et le régime politique national, de ne pas bousculer les gens. Le principal danger que court notre démocratie politique, n'est-ce pas celui d'être considérée comme un musée inviolable ?

Mais il ne faut pas se leurrer non plus sur les prétendus mérites de la décentralisation et de la régionalisation. Il faut regarder d'un peu plus près cet hypothétique argument de la supériorité d'un État à paliers. Pour ce qui est des droits fondamentaux, il existe peu de cas où un État central est intervenu avec efficacité pour rétablir et protéger les droits bafoués d'une minorité. L’intervention de Washington en faveur des droits civiques des Noirs américains est l'un de ces cas. Dans la majorité des situations, ce sont les tribunaux qui interviennent et imposent des redressements et non pas le gouvernement central. Au Canada, ne l'oublions pas, le gouvernement central s'est avoué impuissant à rétablir les prétendus droits linguistiques de la minorité anglo-québécoise. Il est donc surprenant d'entendre les représentants de cette minorité proclamer sur tous les toits leur préférence pour un État fédéral qui présumément protégerait mieux leurs droits. Ils constituent la preuve vivante que c'est rarement le cas.

Le plus souvent, c'est le gouvernement central qui intervient pour bafouer les droits de minorités locales et non les gouvernements locaux. Ce fut le cas en Chine avec [211] le Tibet, dans l'ex-URSS avec les Tatars et autres minorités, en Inde, au Pakistan, en Ouganda, etc.

Et puis il y a quelque chose de malsain dans cette idée qu'avec deux paliers de gouvernement, il est toujours possible d'obtenir de l'un d'entre eux ce que l’autre refuse de donner. On sait où ce genre de raisonnement a mené le Canada et s'il est vrai qu'en période d'expansion étatique, il peut s'avérer avantageux de mettre un gouvernement en compétition avec l'autre - du moins si on est convaincu qu'une augmentation des capacités d'intervention étatique est une bonne chose -, le contraire est tout aussi vrai en période de retrait de l'État.

Ce n'est pas en multipliant les paliers de gouvernement ou en dédoublant nos institutions centrales - comme on se plaît à le dire dans le cas du Sénat - qu'on améliore la gouverne de nos sociétés politiques. On ne fait alors qu'en multiplier et en dédoubler l'incompétence. On se méfie de l'État, des fonctionnaires anonymes, des représentants qui trahissent leur mandat et des premiers ministres qui gouvernent par sondage. Par quel truc de magie arrive-t-on à se convaincre que notre meilleure défense contre l'arbitraire réside dans la formation d'un contre-pouvoir tout aussi arbitraire ? Accepter de nous faire protéger par des sénateurs, des députés fédéraux ou des juges fait-il de nous des hommes et des femmes libres ?

Encore ici on doit espérer que l’accession à la souveraineté soit l'occasion de rompre avec un certain passé monarchique et anti-démocratique selon lequel il faut protéger le peuple contre lui-même en espérant que les excès et les injustices d'un palier de gouvernement annulent l'arrogance et le mépris de l’autre.

Allons-nous avoir le courage d'entreprendre une réflexion sur l'exigence républicaine ? Allons-nous pouvoir passer par-dessus le mépris hautain que les politiciens et les éditorialistes aiment bien afficher lorsqu'on daigne prononcer le mot « républicain » ? S'il est un danger que la souveraineté fait courir à la démocratie québécoise, c'est bien celui de l'immobilisme et du mimétisme. Allons-nous être [212] à la hauteur ? Il est permis d'en douter, mais il est aussi possible d'espérer. L’ordre du jour de notre renouveau démocratique est déjà tout tracé. Dans un des rares textes écrits sur la question, voici celui proposé par Louis Côté :

Premièrement, les Québécois devront comprendre qu'ils constituent l'autorité ultime (temporelle) dans l'État, au-dessus de la Constitution. Ils devront apprendre à envisager la Constitution comme un contrat social essentiellement issu de leur volonté politique.

Individuellement détenteurs de tous les attributs de la liberté, ils devront, au nom de l'ordre, consentir à en aliéner une partie, de façon strictement révocable, à des institutions qu'ils définiront dans une Constitution destinée à régir leur vie collective [...] De même, les Québécois devront élaborer des mécanismes leur permettant de confier l'administration de leurs institutions à des gouvernements élus pour des mandats de durée limitée et contraints d'agir dans les limites strictes de leurs mandats constitutionnel et électoral.

Seule la présence d'une procédure « d'impeachment » (sic) adéquate dans la Constitution pourra fournir le gage que la Constitution et les institutions ne seront pas perverties par des gouvernements peu scrupuleux [2].

Voilà bien le genre de questions qu'il importe de discuter avant que ne commence la véritable période de transition. Après tout les Américains ont d'abord discuté des conditions d'exercice de leur nouvelle démocratie avant de débattre de leur future monnaie.

La démocratie et l'économie

Contrairement à ce qui s'est passé en 1980, on relie de plus en plus - signe des temps - cette question de la démocratie d'un Québec souverain à celle de l'économie. On [213] pose d'abord comme principe qu’un petit pays est plus enclin à sombrer dans les solutions non démocratiques qu'un grand. Il est présumément plus facile à manipuler puisqu'il est forcément moins diversifié et plus « tricoté-serré ». Le sentiment de groupe y est plus développé et on aurait davantage tendance à s'y méfier des « autres ». Qu'on le veuille ou non, l'esprit de clocher y prédomine. Le nationalisme s'y installe. Le fascisme guette. On fait ensuite remarquer que la baisse inévitable de notre qualité de vie politique aurait des répercussions négatives fort importantes sur notre vie économique. Et de montrer du doigt les anciens pays d'allégeance socialiste ou communiste qui ont fini, bien tardivement, par conclure que sans des structures politiques démocratiques, ils n'auraient jamais de chance de s'en sortir économiquement.

Cette argumentation trahit une certaine confusion. C'est pour améliorer leur situation économique que certaines sociétés décident de chambarder leur statut constitutionnel, et non l'inverse. Il n'est donc pas surprenant de constater une association étroite entre les sociétés en difficulté économique et celles aux prises avec de la turbulence politique.

Depuis la guerre, la France a connu plusieurs chambardements constitutionnels importants, sans parler de la perte de son empire, ce qui ne l’a pas empêchée de connaître une croissance économique remarquable. La Grande-Bretagne, quant à elle, détient tous les records de stabilité constitutionnelle et politique. Elle détient aussi celui du déclin militaire et économique.

La question de la transition

Le moins que l'on puisse dire c'est que la question de la transition a fait couler beaucoup d'encre. Elle ne nous intéresse ici que dans la mesure où elle influe sur la suite de la vie démocratique québécoise.

[214]

L’argument plus strictement politique (par opposition à son aspect moral) recouvre en fait deux inquiétudes distinctes. En effet, il n'y a pas que le fonctionnement démocratique d'un éventuel pays de sept millions d'habitants qui fait problème. Sur ce point, même les adversaires les plus acharnés de la souveraineté conviendront que plusieurs petits pays ont une longueur d'avance sur les grands pour ce qui est de la qualité de leur vie démocratique [3].

Dans le débat sur la transition, il y a d'abord ceux qui se plaisent à considérer l'argument militaire. Accepter d'en discuter, c'est accréditer la thèse que cette possibilité est réelle. Comment réagir face à ce type d'arguments ? En bon démocrate, c'est-à-dire en refusant d'accepter la possibilité que le Canada anglais puisse à ce point faire fi des règles du jeu démocratique qu'il envisage l'option militaire.

On doit cependant admettre que dans le débat sur la transition, les souverainistes se sont limités à des considérations d'autosatisfaction sur la nature évidemment démocratique du processus politique qui mènera à la souveraineté. Ils n'ont pas lésiné sur les assurances qui tiennent le plus souvent à la promesse de tenir un référendum et une élection avant que des choix irréversibles ne soient faits.

Mais la consultation populaire, si elle constitue le point de départ d'une transition démocratique réussie, n'est qu'un élément parmi d'autres. Cette consultation fait partie de ce qu'il est convenu d'appeler un Pacte de transition, dont l'impact ultérieur sera déterminant [4].

Est-il plus facile à un petit pays de changer de régime politique qu'à un gros ? La question n’a guère préoccupé les spécialistes jusqu'ici, mais il est probable que l'expérience actuellement en cours dans les ex-républiques soviétiques va réveiller l'intérêt à ce sujet. Les seuls qui ont étudié la question, encore qu'indirectement, sont ceux qui se sont penchés sur les cas de transition entre un régime dictatorial et un retour à une situation de démocratie. Ce n'est heureusement pas notre situation.

[215]

Reformulons donc notre question initiale : en accédant au statut d'État souverain, le Québec augmente-t-il ses chances de déraper vers une organisation moins démocratique ou au contraire se donne-t-il les instruments pour enrichir sa vie démocratique ?

Depuis deux siècles, le Québec possède un dossier impeccable pour ce qui est d'une vie démocratique qui n'a jamais connu d'intermèdes ou d'accrocs sérieux. Certes les choix qui s'offrent à une province n'ont pas l'intensité de ceux auxquels sont confrontés les États souverains et on peut penser que s'il avait été confronté à une question comme celle de l'internement des Japonais durant la Deuxième Guerre mondiale, le Québec n'aurait probablement pas fait mieux que le Canada. Mais à moins de croire que l'expérience particulière du Québec ou l'appartenance ethnique et linguistique de sa majorité le prédispose à des raccourcis autoritaires, rien dans l'histoire de cette province ne laisse croire à une incapacité de préserver certaines valeurs fondamentales en période de crise politique.

Un pays bien tranquille

Admettons pour les fins de la discussion que le Québec réussisse sans trop de mal sa transition vers la souveraineté et que sa démocratie s'en trouve renforcée. Pour ceux qui s'opposent à la souveraineté, il s'agit, on en convient, d'un aveu de taille. Mais dans l'hypothèse contraire, celle d'une guerre civile qui ramène le Québec à l'âge de pierre, toute la discussion s'arrête nécessairement. On ne discute pas de virgules lorsque c'est toute la littérature qui a foutu le camp.

Supposons aussi que le Québec ait pu profiter de cette transition pour faire quelque peu le ménage dans ses institutions politiques et qu'il se retrouverait avec non seulement une constitution écrite et une charte des droits, mais aussi avec un système électoral comprenant des éléments de représentation proportionnelle ainsi qu'un Président [216] appelé à jouer parfois le rôle d'arbitre. Quelle allure prendrait alors notre vie politique ?

Un Tocqueville débarquant dans cette petite république du Nouveau Monde serait probablement frappé par l'existence d'une vie politique plus décontractée et moins polarisée qu'elle ne l'est actuellement. Peut-être serait-il surpris aussi de constater l'importance prise par certains enjeux, environnement, égalité des sexes, intégration des immigrants et équité inter-générationnelle.

Il est certain que le Québec ne manque pas de questions qui mériteraient de monter en tête de liste de nos préoccupations collectives. Par contre, depuis le temps qu'on parle de constitution et de fédéralisme, il n'est pas du tout certain que nous aurons quelque chose à dire lorsque viendra le temps d'aborder d'autres sujets. Chose certaine, ce sera l'occasion ou jamais pour d’autres groupes de prendre, enfin, la parole. Au début, la cacophonie risque d'en déranger plusieurs, mais quel renouveau pour un débat public empêtré depuis une génération dans les ornières de la question nationale ! De nouvelles alliances vont surgir ; de nouvelles oppositions aussi. On va probablement s'attaquer à des monstres sacrés, comme la Caisse de dépôt et placement qui jusqu'ici s'en sont toujours tirés en jouant la corde nationaliste.

Le renouvellement du discours sera-t-il accompagné d'une transformation de notre culture politique ? De quoi aura l'air le Québec parmi la famille des « petits » pays souverains et développés ?

Les études empiriques sur les conséquences de la taille pour l'organisation de la vie politique sont rares, probablement parce qu'il n'est pas facile de mesurer ces phénomènes [5]. L’étude de Robert Harmel et John Robertson a ceci de particulier qu'elle distingue entre la population, l'étendue géographique et la masse (une combinaison de la population et de l'étendue) [6]. Son intérêt s'en trouve donc accru d'autant. Voyons donc les principales conclusions de leur enquête :

[217]

1. Intervention de l'État

En général, on a pu établir qu'un accroissement de la population amène une intervention plus active des gouvernements dans la vie économique et sociale. Ceux qui rêvent d'un renouveau de l’activisme étatique québécois au lendemain de la souveraineté risquent donc d'être déçus. Il faut toutefois noter les contre-exemples des pays scandinaves.

2. Direction et leadership

Les chefs de gouvernement des pays plus grands ont tendance à se voir conférer moins de marge de manœuvre que ceux des plus petits pays. Ils doivent davantage s'en remettre à des structures et à des comités. Le Québec souverain échappera difficilement à cette règle. Son premier ministre ou son président sera tenu davantage responsable des résultats.

3. Degré de concertation

La direction politique des plus petits pays doit davantage tenir compte des divers groupes et associations d'intérêts ainsi que des règles de fonctionnement qu'ils réussissent à imposer que c'est le cas dans les plus grands pays. Non seulement il est plus facile d'organiser la concertation dans les plus petits pays, mais bien souvent ceux-ci ne peuvent y échapper. Pour le Québec, cela veut nécessairement dire plus de concertation.

4. Encadrement de la participation politique

Les auteurs de l'étude s'attendaient à ce que la vie politique des plus grands pays soit plus encadrée avec des partis politiques qui ne changent guère, des enjeux plus ou moins permanents et une certaine stabilité, voire une routine dans la « façon de faire » de la politique. Ce ne fut pas le cas et, en général, la taille n'influe ni d'un côté ni de l'autre sur l'allure de la vie politique.

[218]

5. La liberté de la compétition politique

De la même façon, on s'attendait à ce que les plus grands pays se montrent tout simplement incapables de contrôler plus étroitement le degré de compétition démocratique interne et qu'ils soient moins portés sur l’autoritarisme bureaucratique. Ce ne fut pas le cas.

6. Le degré de centralisation

Nos auteurs avaient fait l'hypothèse que les grands pays auraient davantage recours au fédéralisme que les petits. Malgré l'exemple de la Suisse, ce fut le cas et en général, les pays ayant des populations importantes et couvrant une grande étendue géographique - c'est la seule variable où l'étendue géographique intervient - ont tendance à se doter de plusieurs paliers de gouvernement ou d'administration. C'est un mauvais signe pour ceux qui s'attendent à une régionalisation accélérée de la vie économique et politique d'un Québec souverain.

Sauf pour ce qui est de l'encadrement et de la participation politique, ces résultats ne sont guère surprenants. Il en est souvent ainsi lorsqu’on étudie des phénomènes sur de très longues périodes et avec un large échantillon de cas. Les exceptions et les cas particuliers s'annulent souvent les uns les autres de sorte qu'on se retrouve avec des affirmations qui manquent de mordant. De façon générale, ces conclusions vont dans le même sens - il ne saurait s'agir de confirmations - que les observations que nous faisions plus haut quant à la vie économique et politique des petits pays.

Cependant c'est le portrait d'ensemble de cette excursion dans le domaine des faits mesurables et quantifiables qui est plus révélateur. Ainsi, on peut affirmer que la taille d'une société politique est associée à des traits particuliers, mais le degré de cette association demeure beaucoup plus faible qu'on aurait pu s'y attendre compte tenu de l'importance que les philosophes ont accordée à toute cette question. [219] Cela devrait suffire à calmer l'enthousiasme de ceux qui ne jurent que par les grands pays ou qui sont convaincus de la magie des petits pays. De même, on voit que la taille démographique d'une population est un critère plus important que la simple étendue géographique ou la masse, une donnée qui ne manquera pas de décevoir les praticiens de la géographie politique.

Les pays de grande taille survivent-ils plus longtemps que les petits ? Compte tenu des événements récents en URSS, la question n'en est pas seulement une d'histoire et de rhétorique. Harmel et Robertson se sont posé la question et ont découvert que tel est effectivement le cas. Pour la période 1800-1945, les petits pays ont été plus nombreux à disparaître de la carte politique que les plus grands. Depuis 1945 cependant la taille démographique ou géographique n'est plus un critère de survie. Cela se comprend lorsqu'on se souvient que le siècle dernier a été celui de l'expansion coloniale et que la volonté d'expansion des puissances européennes pouvait alors s'exercer sur de vastes territoires non encore incorporés dans l'économie mondiale. C'est de moins en moins vrai à partir de 1945 [7].

Conclusion

Cela ne sert à rien de se le cacher, il est impossible de répondre de façon absolument convaincante à l'argument voulant que la souveraineté fasse courir un grave danger à la démocratie québécoise. On peut toujours se consoler en se rappelant que ceux qui expriment ainsi des craintes en apparence légitimes pour l'état futur de notre vie démocratique sont ceux-là mêmes qui ne croient à la démocratie que si elle exprime la volonté des puissants. C'est par le changement et non par le statu quo qu'on mesure la qualité véritable d'un engagement démocratique.

Derrière tout pari démocratique, il y a un risque, celui d'échouer ou de déraper. Mais l'engagement pour la liberté n'a de sens que s'il sait générer ses propres garde-fous. [220] Ceux qui pensent qu'il faut protéger le Québec contre lui-même et contre des tendances séculaires pèchent contre cette démocratie dont ils se disent les amants jaloux. Il faut avoir confiance et miser sur le mieux. Pourquoi faudrait-il qu'en accédant à la liberté de décider pour eux-mêmes, les Québécois soient incapables de faire les compromis qui s'imposent ? Pourquoi faudrait-il qu'au Québec la République soit l’ennemie de la Démocratie ?

[220-221] [Les notes en fin de chapitre ont été converties en notes de bas de page. JMT.]



[1] C'est ce qui risque d'arriver au dernier en date de ces plans, Pour un redressement durable. Plan stratégique du Grand Montréal, du Comité ministériel permanent du développement du Grand Montréal (Québec, 1991) qui préfère passer ces questions sous silence et s'en remettre à la bonne volonté de tous ces intervenants.

[2] Louis Côté, « Développer une mentalité républicaine », Le Devoir, 17 janvier 1992.

[3] Ce qui ne veut pas dire que certaines questions quant au fonctionnement politique d'un Québec souverain ne mérite pas d'être soulevées. Lors des audiences de la Commission Bélanger-Campeau, c'est une de ces questions qui a suscité les débats les plus intéressants, soit celle de la régionalisation politique. Voir à ce sujet l'analyse qui en a été faite dans Alain-G. Gagnon et Daniel Latouche, Allaire, Bélanger, Campeau et les autres, Montréal, Québec-Amérique, 1991.

[4] Il existe à ce sujet une vaste documentation scientifique construite à partir des exemples récents en Europe (Espagne, Portugal, Grèce) et en Amérique latine (Argentine, Brésil, Paraguay). Même si ces exemples sont plutôt ceux d'un retour à une vie démocratique temporairement mise entre parenthèses, ils sont riches d'enseignements. Voir les travaux de Guillermo O'Donnell, Philippe Schmitter et Laurence Whitehead (dir.), Transitions from Authoritarian Rule, 4 volumes, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1986. Pour un résumé synthétique et une élaboration théorique, voir Terry Lynn Karl, « Dilemmas of Democratization in Latin America », Comparative Politics, vol. XXIII, n° 1, 1990, p. 1-22.

[5] Le principal théoricien américain de la démocratie, Robert Dahl, y a consacré une étude dans les années 1970, mais n’est plus jamais revenu sur la question. Voir Robert Dahl et Ted Gurr, Size and Democracy, Stanford, Stanford University Press, 1973. Voir Daniel Latouche, infra.

[6] Robert Harmel et John D. Robertson, Societal Scale and Political Authorily Traits : A Cross-National Analysis, Communication présentée au congrès annuel de l'American Political Science Association, San Francisco, septembre 1990. L'étude fut menée auprès de 425 sociétés politiques distinctes sur une période de 187 années (1800-1986).

[7] Le « retour » des pays baltes - ils n'étaient jamais cependant totalement disparus - pourrait faire pencher la balance dans l'autre sens, c'est-à-dire appuyer la thèse d'un meilleur taux de survie des petits pays que des grands.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 23 octobre 2014 19:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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