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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

L’IMPASSE. Enjeux et perspectives de l’après-référendum. (1980)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Nicole Laurin-Frenette et Jean-François Léonard, L’IMPASSE. Enjeux et perspectives de l’après-référendum. Avec la collaboration de Andrée Bertrand-Ferretti, Claire Brassard, Yvon Charbonneau, René Lachapelle, Gérald Larose, André Leclerc, Patricia Provencher, Dimitri Roussopoulos, Jean-Robert Sansfaçon, Pierre Vallières. Montréal: Les Éditions Nouvelle Optique, 1980, 162 pp. Collection: Matériaux. Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. [Autorisation accordée par Madame Laurin-Frenette, sociologue et professeure au département de sociologie de l’Université de Montréal, le 14 janvier 2003, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

[13]

PAR DELÀ L'ÉCRAN RÉFÉRENDAIRE.”

par

Nicole LAURIN-FRENETTE
et Jean-François LÉONARD

Flashback : la sinistre rumeur, lueur de l'écran référendaire. Qui oubliera ce mois de mai 1980 où jour après jour, la voix et l'image de l'appareil scandaient à temps et à contretemps, la vie ordinaire par ailleurs. L'événement y aura laissé une marque, repère dans la banalité du temps. On se souviendra, par exemple, d'avoir trouvé ce nouvel emploi la veille du référendum, d'avoir croisé cette personne le jour du référendum, vu ce film le lendemain du référendum. Chacun pour soi se remémorera l’attente, l'angoisse, l'impatience, la curiosité, l’indifférence, le tourment, l'étonnement, le dépit, la rage, l'abattement. Oubliera. Il a fait beau ce jour-là, quelque chose d'étrange flottait dans l'air. On savait. Le lendemain aussi, il a fait beau. On aura subi cette année, qui un déboire sentimental, qui une défaite des Expos, qui une grippe... On aura tous survécu au référendum.

Plus tard, en juin, lors d'une réunion des comités de lecture de Nouvelle Optique, l'idée nous est venue de provoquer ce minuscule événement en notre pouvoir : un livre. Était-ce une idée ou plutôt un geste, un réflexe, une réponse ? Il faut voir. D'un côté, il y a les enjeux implicites et explicites du référendum dont on peut laisser les analystes du vote et les interprètes de la question nationale faire le bilan. Enjeux dont la valeur et l'importance sont estimées différemment selon le point de vue politique de chaque personne, de chaque groupe, de chaque milieu. À cet égard, on a pu, à la limite, être disposé à jouer sa vie sur l'issue du référendum ou, au contraire, s'en désintéresser complètement. D'un autre côté, il y a l'effet et l'impact du référendum qui entraînent de nouveaux enjeux.

Par exemple, l'usage que feront des résultats du référendum les forces les plus conservatrices de la société québécoise, canadienne. De même, les interminables chicanes fédérales-provinciales relancées sur la voie d'on ne sait combien de décennies de maquignonnage. Mais surtout, la porte grande ouverte aux vents glacés de la désillusion, de [14] l'amertume, du mépris, de la rancœur. Si on s'en remettait aux « self-fulfilling prophecies » des discours référendaires, rien ne devrait subsister du passé et de l'avenir, perdus au jeu politique comme de vulgaires jetons. En effet, n'étions-nous pas appelés à « résoudre le destin collectif », « assumer l’héritage ancestral », « être à la hauteur du défi historique », « manifester courage, lucidité, solidarité » ? Dans cette logique, il n'y aurait qu'à s’incliner devant le sort navrant que nous avons mérité. Quitte à maugréer contre ces aliénés, ces colonisés que nous sommes ou plutôt, que nous finirons par devenir à force de nous définir ainsi.

Ces abîmes de l'après-référendum menacent de nous engloutir tous, quelles que soient la couleur et l’intensité de notre nationalisme, de notre fédéralisme, de notre socialisme. Tous, à l'exception de ceux qui, ici comme ailleurs, mijotent les crises collectives dans le secret des bureaux climatisés et font profession d'en tirer profit, influence et notoriété pour eux-mêmes. Ils passent à l’histoire tandis que l'histoire passe sur nous.

Déjà, le silence nous submergeait, la résignation s'installait, le désespoir gagnait. Nous cherchions comme d'autres, le moyen de réparer l'irréparable et d'arrêter l'inévitable. Sans doute est-ce ce qu'on a fait de tout temps, en de semblables circonstances. Et sans doute y a-t-on toujours échoué mais la vie résiste ainsi. Notre projet était modeste : donner la parole à des gens qui pourraient peut-être conjurer certains excès de cette peur, de cette impuissance collectives. Des gens qu'on peut dire de gauche bien que l'expression fasse sourire, dévaluée comme d'autres termes du langage politique. Des femmes et des hommes dont le métier, la situation, l'expérience et l'engagement les placent à la charnière de la théorie et de la pratique du projet révolutionnaire. Dans ces lieux où s'organise la lutte permanente contre les multiples formes de l'ordre établi : des quartiers, des usines, des bureaux, des écoles, des média... Des gens dont le milieu social et politique représente l'envers et la contradiction de l'univers officiel et télévisé qui passe pour la réalité. Des gens, par conséquent, dont l'écran référendaire aura rarement ou jamais reflété l'image, répercuté l’opinion.

De la campagne qui a précédé le référendum, la gauche était exclue. D'une part, par les mécanismes de l'appareil mis en place pour ordonner [15] la propagande. D'autre part, par sa timidité, sa prudence, son ambiguïté politiques qui l'incitaient à rester à l'écart. Elle se divisa mollement entre les « oui mais », les « oui tout court », les annulations et les abstentions. Sans fonder aucune de ces positions sur une critique véritable des discours souverainiste et fédéraliste qui aurait réellement menacé l'équilibre de leur système symbolique et miné leurs stratégies. Prise au piège d'une question vide de sens mais lourde de conséquences, immobilisée par le chantage du supposé recours démocratique à la volonté populaire, la gauche s’est trouvée démunie contre l'éruption de la droite qui l'attaquait impitoyablement par référendum interposé. En demandant à des gens de gauche de parler du référendum, nous les incitions à refaire ce chemin à rebours : à interpréter rétrospectivement leur participation aux événements récents, à exprimer leur réaction à la conjoncture actuelle. Nous leur proposions en outre, en mettant l'accent sur cette seconde tâche, de dégager de la conjoncture, des perspectives sur le changement social, politique et culturel.

Nous souhaitions que les auteurs des textes réunis dans ce recueil représentent des points de vue aussi variés que possible. Leurs témoignages reflètent donc des options idéologiques diverses ; ils traduisent des expériences militantes et des engagements politiques différents. Cet ouvrage ne peut prétendre pour autant exprimer l'ensemble des tendances qui coexistent présentement au sein de la gauche québécoise ; par exemple, les perspectives des groupes trotskystes et maoïstes en sont absentes et, pour une part, celles des groupes anglophones. Il illustre cependant la possibilité d'une réunion des voix de la gauche autour d'un thème commun dont les interprétations divergentes, loin de s'exclure, se répondent et se complètent.

Reste à souligner enfin l’absence de ceux et de celles qu'on appelle d'habitude les militants de la base. Tous ces combattants et ces résistants anonymes : des ouvriers, des enseignants, des secrétaires, des ménagères, des jeunes, des chômeurs, des assistés sociaux... Nous croyons qu'ils ont davantage à dire que « oui » ou « non » ; qu’on leur ordonne de répondre à des questions qu'ils ne se posent pas, qu'on les empêche de poser des questions auxquelles les pouvoirs en place ne veulent ni ne peuvent répondre. L'organisation du temps et de l'espace, dans la vie publique et dans la vie privée, y compris parfois l'organisation [16] même des luttes militantes, les force au silence et les isole les uns des autres. Sans parvenir pourtant à déraciner leurs rêves : ce désir d'autres vies, d'autres chances qui ne seraient pas hypothéquées, perdues d'avance. Cet imaginable condamné à demeurer imaginaire qu’André Leclerc évoque dans son texte. Voilà ce que nous appelons peut-être trop pudiquement des perspectives sur le changement. Nous croyons que ces rêves survivent au référendum. On parviendra à en relever la trace, à en capter l’écho dans les textes qui composent ce recueil mais il faudra y regarder de près, tendre l'oreille.

Au premier coup d'œil, c'est le théâtre référendaire qu'on retrouvera, avec la mise en scène du dernier acte, mais après la tombée du rideau. La gauche est seule et monologue. Elle accuse. La droite mais surtout le Parti Québécois, auteur du référendum, responsable de l'échec du projet souverainiste. Échec qui coupe la gauche de son passé et qui la prive de son avenir. Pour prendre la mesure de ce drame, il faut se rappeler que l’histoire de la gauche québécoise, au cours des vingt dernières années, se confond pour une part avec le développement et l'organisation politique du nouveau nationalisme.

Le projet indépendantiste est né, pour l'essentiel, dans les cercles, revues et groupuscules de gauche du début des années soixante. Qu'on pense aux revues « Parti-Pris » et « Libération Québécoise » en particulier, au Mouvement de Libération Populaire (M.L.P.), aux premiers groupes se réclamant du Front de Libération du Québec (F.L.Q.), etc. Nourri de sociologie tiers-mondiste puis de théorie marxiste, l'indépendantisme s'est formulé dans les termes d'un projet de libération nationale. L'émancipation du peuple québécois – travailleurs, ouvriers, paysans – devait s'accomplir par le socialisme et, dans ce contexte, l'indépendance du Québec apparaissait tout à la fois comme le moyen, la condition et le résultat de la révolution sociale.

Plus tard, les partisans de la libération nationale se fondront dans le Rassemblement pour l'Indépendance Nationale (R.I.N.), formation politique plus large que les groupuscules précédents. Le R.I.N. ralliait également les courants de droite et de centre du nationalisme et se fixait des objectifs électoraux. La gauche forma l'aile radicale de ce parti. Elle mit de l'avant une conception de l'indépendance et des stratégies de lutte nationale d'inspiration socialiste et populiste. Cette perspective engendra [17] toutefois une division irréparable au sein du parti qui provoqua le départ de la faction de gauche, vers la fin des années soixante. Le R.I.N. sera démantelé peu après ; ses militants formeront, avec les éléments nationalistes du Parti Libéral et d'autres formations politiques, le Mouvement Souveraineté-Association (M.S.A.) qui deviendra plus tard le Parti Québécois.

Ainsi s'est creusé le fossé qu'il ne sera plus jamais possible de combler, entre le projet de libération nationale et ce qu'on nommera l'option souverainiste. Cette dernière sera axée sur la mise en œuvre, dans et par l'État québécois, d'un programme économique et social modérément réformiste dont l'indépendance du Québec représente l'articulation juridique et constitutionnelle. L'option souverainiste trouvera sa formulation électorale à l’occasion des campagnes menées par le Parti Québécois et le principe de sa réalisation progressive sera défini par la stratégie étapiste.

Pendant quelques années encore, la gauche parviendra à intégrer les thèmes du nationalisme révolutionnaire dans la lutte anti-impérialiste et socialiste. Cette orientation s'exprime dans divers groupes politiques comme le Parti Socialiste du Québec (P.S.Q.), le Comité Indépendance-Socialisme (C.I.S.), le Front de Libération Populaire (F.L.P.) et les dernières générations du F.L.Q. Dans le courant des années soixante-dix, cette problématique sera graduellement abandonnée. La gauche se partagera selon l'une ou l'autre voie d'une alternative politique qui dissocie l'indépendance et le socialisme, sinon dans le discours, du moins dans la pratique. Une partie de la gauche se consacrera soit aux luttes pratiques et immédiates des organisations syndicales et populaires, y compris celles du féminisme et de la contreculture, soit aux tâches plus théoriques de l'élaboration et de la diffusion du marxisme, léniniste, trotskyste et autre. L'autre partie des forces de gauche se ralliera explicitement ou implicitement au Parti Québécois, se justifiant par les principes de l'étapisme ou de la ligne de masse.

Cette modification des positions de la gauche concernant la question nationale est une conséquence de la monopolisation graduelle par le Parti Québécois, du discours et de la politique nationalistes. En retour, le repli de la gauche en ce qui concerne la question nationale, [18] renforce ce monopole péquiste. Il faut remarquer en outre que ces réalignements politiques s'inscrivent dans un contexte social et politique qui place les groupes de gauche sur la défensive et les incite à redéfinir leurs objectifs et leurs stratégies. La crise d'octobre et le démantèlement du F.R.A.P., en 1970, suivis par la déroute du Front Commun des travailleurs syndiqués de la fonction publique, en 1972, marquent cette période. S'y ajoutent la remontée des idéologies et des mouvements sociaux conservateurs, dans le reflux de la vague libertaire et contestataire des années soixante, au Québec et ailleurs. Quoi qu'il en soit, la gauche se trouvera désormais à la remorque du Parti Québécois sur le front de la lutte nationale. Piégée par la stratégie étapiste du parti au pouvoir et compromise avec l’appareil étatique, d'une part. D'autre part, isolée dans des visions sans prise sur la conjoncture ou enfermée dans des combats ponctuels.

La réaction de la gauche à la déroute référendaire met ce drame à jour. La gauche est à l’origine du projet indépendantiste et elle ne l'a jamais abandonné. Pourtant, c'est le Parti Québécois qui a joué toutes les cartes du nationalisme et il semble qu'il les ait perdues, pour le moment du moins. Cette défaite du Parti Québécois est aussi bien celle de la gauche, dont les objectifs et les stratégies étaient déterminés ou conditionnés par la perspective à court et à long terme de l'indépendance du Québec, réalisée par le Parti Québécois. Dans la conjoncture actuelle, la gauche peut difficilement reprendre ce projet indépendantiste qu'elle avait délibérément confié au Parti Québécois ou qu'elle lui avait abandonné de guerre lasse. En revanche, elle ne semble pas disposée pour autant à renoncer à ce projet.

À long terme, l'impasse peut se résoudre de diverses manières. Il n'est pas impossible que le projet indépendantiste retombe éventuellement entre les mains des groupes de gauche qui veilleront à ce que la mèche ne s'éteigne pas... jusqu'au moment où quelque parti politique, poussé par un vent favorable, viendra reprendre le flambeau de l'indépendantisme et rentabiliser à son profit les efforts de quelques générations de militants obscurs. Il se pourrait aussi que la gauche décide de reprendre à son compte l'objectif de la libération nationale, mais en l'inscrivant dans un projet révolutionnaire plus large dont il serait une dimension nécessaire mais non prioritaire. Il se pourrait enfin que la [19] gauche choisisse de reformuler la problématique d'une transformation globale de la société dans des termes qui rendraient inutile sinon désuète l'ancienne terminologie nationaliste. Aussi bien, la crise mondiale qui couve sous le volcan de la faim et de l’exploitation, du pillage des ressources et de la dégradation de l'environnement, pourrait-elle prendre tout le monde de court, gauche et droite, nationalistes et fédéralistes. L'ensemble de ces possibilités relève de la spéculation. La lecture des textes regroupés dans ce recueil montre que si les gens de gauche reconnaissent lucidement l'impasse actuelle, ils n'ont pas encore désigné la voie qui permettra d'en sortir.

En attendant que ce choix se fasse, dicté par la conjoncture ou par les forces sociales en mouvement, sommes-nous arrivés à un cul-de-sac, sommes-nous condamnés au sentiment d'impuissance, de désespérance et au « refuge dans une résistance rageuse » ? Devons-nous nous contenter de rêver une libération multiforme, un délire collectif qui revendiquerait son droit à la parole, à l'action, aux formes nouvelles de pouvoir et de décision, sans que nous puissions inventer les moyens de résister à la montée inquiétante des forces conservatrices et réactionnaires ? Devons-nous nous contenter d'être nostalgiques de ces temps si proches où des centaines de personnes se mobilisaient par un beau soir d'automne pour appuyer le Mouvement de Libération du Taxi et aller voir d'un peu plus près les garages de la Murray Hill alors qu'aujourd'hui, sur un dossier comparativement aussi « hot » – tel que celui de l'école Notre-Dame-des-Neiges –, on ne réussit même pas à empêcher la vieille croûte cléricale de faire sa loi et de nous ramener vingt ans en arrière dans le combat pour un système scolaire unique et laïcisé ? Comment reconstituer cette volonté de combattre, sans illusion sur la rapidité du processus révolutionnaire et sans impatience quant aux résultats espérés, mais avec assez de perspective pour que s'enracine une large coalition anti-impérialiste, anti-capitaliste et antiautoritaire, capable d'utiliser et de transformer le paramètre indépendance et socialisme pour unifier les forces éclatées du changement, les dissidents de cette société qui semblent muselés par le bureaucratisme, la raison d'État, l'étapisme, l'irresponsabilité de la classe politique politicienne et les sophismes des temps de crise ?

[20]

Personne ne peut donner de réponses tactiques et stratégiques claires là-dessus. Mais l'alternative que cherchent les gens de gauche passe obligatoirement par un renouvellement du contenu concret de leur projet socialiste et indépendantiste s'inspirant tant des acquis du mouvement ouvrier et populaire au cours des dix dernières années que d'un examen attentif des difficultés qui ont marqué son orientation. Examen qui doit permettre de voir les événements centraux, les éléments importants qui l'ont traversé et qui ont provoqué le dispersement actuel des forces du changement, leur incapacité à se démarquer du pouvoir d'État et du discours péquiste, qui ont contribué à l'effritement de la dynamique unitaire présente au tournant des années 70, et qui remettait en cause le consensus de l'ordre libéral en revendiquant une autre forme de démocratie sociale et économique.

Nous n'avons pas l'intention de faire cet examen dans le cadre de cette introduction, mais peut-être seulement de soulever, de mémoire, quelques points qui ont plus touché que d'autres la dynamique interne du mouvement ouvrier et populaire. Du côté des forces populaires et des organisations de lutte sur les conditions de vie, le temps a été marqué par une vaste remise en question des fondements idéologiques et politiques de leur action. Remise en question qui a été développée dans la foulée de la radicalisation idéologique caractéristique d'une appropriation du marxisme par une bonne partie de la petite-bourgeoisie intellectuelle suite aux événements d'octobre 1970. Cela a donné lieu à des alignements idéologiques et à des batailles rangées où de nombreux groupes populaires ont été interpellés à partir d'une interrogation portant moins sur leur pratique que sur leur rapport à l'idéologie. Plusieurs organisations ont été liquidées ou se sont ralliées à une ligne juste quelconque. Tous les secteurs d'intervention ont été touchés. Des maisons de quartiers aux carrefours populaires, des comptoirs alimentaires aux locaux de l'A.D.D.S., de S.O.S. – garderie à Mobilisation, des carrefours d'éducation populaire au Regroupement des médias populaires, du Centre de Formation Populaire à l'Agence de Presse Libre du Québec. Et c'est par ce biais qu'on a dû clarifier le rapport des organisations politiques aux organisations populaires et que la question des mécanismes de gestion interne, de l'entrisme, des rapports entre élus et permanents, de l'alliance entre intellectuels et classes populaires, bref de la démocratie s'est posée de façon impérieuse en un vaste débat qui [21] s'est exprimé à travers diverses formes d'expérimentations autour d'une alternative à la démocratie représentative traditionnelle. Et les groupes politiques au lieu d'être des outils au service de ce mouvement social seront perçus en fait, et de plus en plus, comme un corps distinct, conspiratif, prétendant à la direction des organisations populaires et non comme composante de celles-ci. Les nombreux échanges et combats de ligne qui en découleront, pour fructueux et nécessaires qu'ils aient été a une prise de conscience accrue des divergences idéologiques qui cohabitaient à l'intérieur des organisations, ont tout de même ralenti considérablement, surtout à Montréal, la mobilisation des différents secteurs d'intervention. Ils ont en tout cas rendu les groupes très prudents, sinon méfiants à l'égard du politique et contribué à la mise en veilleuse de pratiques spontanées qui, auparavant, étaient le lot quotidien de celles-ci.

Par ailleurs, les groupes populaires ont été marqués non seulement par leur rapport aux organisations politiques, mais plus largement par leur rapport au pouvoir politique et à l'État. Celui-ci à su tracer des programmes d'encadrement des groupes qui les ont toujours rendus dépendants financièrement du bon vouloir des politiques gouvernementales ou institutionnelles. De la création de la Compagnie des Jeunes Canadiens à l'arrivée des PIL-PJ (Projet d'initiatives locales -Perspectives Jeunesse), de la réalisation des Travailleurs Étudiants Québécois aux programmes de subvention aux Organismes volontaires d'Éducation populaire (O.V.E.P.), des subventions de Centraide à celles du ministère de la Consommation, les organismes de lutte sur les conditions de vie ont, dans l'ensemble, toujours baigné dans une « relative autonomie ». Et les diverses expériences de luttes menées contre l'État, si elles ont révélé son caractère de classe, ont aussi montré que les effets politiques réels ont souvent un rapport nul en comparaison des énergies investies. On peut mentionner ici l'amère expérience de Cabano. Elles ont de même prouvé que la force d'une mobilisation réside non seulement dans l'enracinement des revendications, mais aussi dans les alliances qui ont pu être développées soit à d'autres niveaux que le niveau local, soit dans d'autres secteurs que le secteur concerné, soit avec le mouvement syndical.

[22]

Or celui-ci n'a pu de son côté établir de liens organiques permanents avec le mouvement populaire, ayant à faire face à d'autres priorités et événements qui l’ont durement secoué. L’apothéose du Front commun de 1972 s'est rapidement cassée le nez lors de l'emprisonnement des trois dirigeants syndicaux, soulignant les limites du mouvement syndical à assumer politiquement une remise en cause profonde de la légalité libérale, et à porter plus avant les prémisses du syndicalisme de combat. L'enquête sur la FTQ-construction a alors été instituée à la demande de la C.S.N., cogérée par Guy Chevrette, alors vice-président de la C.E.Q., et patronnée par l’État qui en a tiré les résultats qu'on sait. Les effets immédiats ont été un affaiblissement de l'autonomie du mouvement ouvrier, un éclatement de l'espèce d'unité syndicale qui était dominante depuis un certain temps, et un empiètement plus grand du contrôle des syndicats par l'État. Cette enquête, et le rapport qui lui fit suite, n'ont pas été les seuls à affaiblir le mouvement syndical. Il y a eu la création de la C.S.D. – signe d'un refus des avances politiques de la C.S.N. – et l’avènement des syndicats indépendants qui, liés à un plafonnement et même à une baisse du taux de syndicalisation, ont forcé les centrales à redéployer le maraudage sur une grande échelle. Il y a eu aussi l'échec de Québec-Presse, où des énergies folles et des mobilisations sans précédent de la part des permanents et des élus de la C. S.N., de la F.T.Q. et de la C.E.Q. ont abouti à sa disparition après cinq ans d'existence. Cet échec, dont on connaîtra sous peu les causes grâce à une recherche de l'Institut canadien d'Éducation des adultes, a non seulement marqué la fin des seules presses libres au Québec, mais contribué à raréfier l’information nationale sur l’état du mouvement ouvrier québécois. Par ailleurs, on ne peut passer sous silence l'élection du Parti Québécois comme facteur de désunion du mouvement ouvrier ; d'un côté, sans être lié organiquement aux centrales syndicales, le Parti Québécois a largement drainé la majorité du vote ouvrier et s'est assuré l'appui d'une partie non négligeable des appareils syndicaux, surtout du côté de la F.T.Q. ; de l'autre il a réussi à mettre au point des stratégies intelligentes qui ont accentué les facteurs de division entre les centrales, que ce soit la convocation des sommets économiques – notamment celui de Montebello – la loi sur la sécurité-santé, la loi anti-scab, la loi sur le référendum, la loi spéciale de novembre dernier sur le front commun, etc. Les effets de ces divisions ont abouti, symboliquement [23] peut-être mais aussi de façon symptomatique, à la tenue de manifestations du 1er mai distinctes il y a moins de deux ans.

Dans ce contexte, l’incapacité du mouvement ouvrier et populaire devrait, à meure post-référendaire, permettre de tirer les leçons autonome dans la période pré-référendaire apparaît peut-être moins surprenante. Mais le référendum est terminé. Derrière ce questionnement à peine amorcé, trop d'événements restent inexpliqués, non situés historiquement, non compréhensibles par ceux qui n'y ont pas été partie prenante, ou anecdotiques pour ceux qui étaient trop jeunes pour les vivre. Et ces questions, qui touchent tout autant le sens des luttes économiques, des luttes sur les conditions de travail que des nouvelles formes de lutte expérimentées surtout chez les groupes féministes, dans le mouvement écologique et dans certains secteurs du mouvement étudiant, interpellent de façon pressante cette gauche ouvrière et populaire. Le bilan de la dynamique interne du mouvement ouvrier et populaire devrait, à l'heure post-référendaire, permettre de tirer des leçons qui s'imposent et de mesurer le chemin qu’il nous reste à parcourir pour créer les conditions de notre libération sans attendre forcément le retour du printemps ou de tout autre moment historique qu'on voudrait bien nous imposer.



Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le jeudi 30 mai 2013 7:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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