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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Françoise Morin, “Conclusion. Indianité et État.” Un article publié dans l’ouvrage collectif INDIANITÉ, ETHNOCIDE, INDIGÉNISME EN AMÉRIQUE LATINE, pp. 258-264. CNRS, Centre régional de publications de Toulouse. Amérique latine — Pays ibériques. Paris : Les Éditions du CNRS, 1982. [Autorisation accordée par l'auteure le 18 février 2009 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[258]

Françoise Morin

Anthropologue, professeure émérite, Université Lumière, Lyon 2
professeure associée, dép. d'anthropologie,
Université Laval et chercheure associée, CIERA.

Conclusion.
Indianité et État
.

Un article publié dans l’ouvrage collectif INDIANITÉ, ETHNOCIDE, INDIGÉNISME EN AMÉRIQUE LATINE, pp. 258-264. CNRS, Centre régional de publications de Toulouse. Amérique latine — Pays ibériques. Paris : Les Éditions du CNRS, 1982.


Conclusion à l'ouvrage collectif intitulé Indianité, ethnocide, indigénisme en Amérique latine, pp. 258-264. Paris : CNRS, 1982. [Il s'agit du premier ouvrage français qui commençait à aborder la question indienne et qui faisait suite à un colloque co-organisée par l'auteure pour le GRAL (Groupe de recherche sur l'Amérique latine, à Toulouse).]

Ce premier livre publié en France sur le renouvellement de la « question indienne » dans ces dix dernières années en Amérique du Sud n'a pas la prétention d'être exhaustif. Rappelons que l'Amérique Indienne compte environ 26 millions d'habitants répartis en 400 ethnies dont 90% vivent dans l'espace andin. Cette rencontre a cependant permis à des équipes comme à des chercheurs isolés de faire le point de leurs travaux, de confronter leur problématique comme d'esquisser des pistes de recherches nouvelles qui se voudraient complémentaires.

De cette première mise au point pluridisciplinaire nous retiendrons plusieurs éléments de réponse aux questions que nous posions au début de cet ouvrage.

Il semble qu'une nouvelle lecture des textes de la Conquête qui s'efforce non pas de chercher une vérité historique mais de mettre en rapport les événements retracés et l'idéologie des « rédacteurs colonialistes » permette de mieux apprécier les manipulations auxquelles se sont livrés les premiers historiographes espagnols. Afin de justifier en effet le comportement de Pizarro vis-à-vis des souverains incaïques, de faire des conquérants non pas des agresseurs mais des libérateurs, il fallait démontrer qu'Alahuallpa et les autres souverains indigènes étaient de véritables tyrans. La lecture que P. Duviols nous propose d'un échantillon de textes rédigés entre 1532 et 1572 montre bien comment ceux qui fabriquent cette histoire officielle épousent la cause des conquérants. En jouant sur les concepts antagoniques de « seigneur naturel » et de « tyran » ils font d'Atahuallpa un tyran accompli dont la politique intérieure et extérieure se caractérise par l'oppression, le despotisme, la cruauté envers ses sujets, et la perfidie. F. Pizarro au contraire a toutes les qualités du seigneur naturel : courage, générosité, piété, prudence, discernement et fermeté. En lui donnant le « beau rôle », ces historiographes font de Pizarro le chevaleresque protecteur du peuple péruvien opprimé et le défenseur de la Foi bafouée. Il n'est donc plus coupable de régicide mais en recourant à un « indispensable tyrannicide » il s'est en réalité conduit en véritable libérateur. Pour argumenter cette version de l'histoire, très certainement contestée par les « indigénistes » qui en proposaient une image totalement inversée, ces rédacteurs « colonialistes » s'attachent à légitimer non seulement un acte, le meurtre d'Atahuallpa, mais aussi une entreprise collective, la Conquête et ce qu'elle implique, la possession de ce nouveau territoire. Ces fabricants de l'histoire s'efforcent pour cela de prouver la dimension historique de la tyrannie qui devient l'un des fondements de cette dynastie incaïque. Ce bricolage historique autorise ces rédacteurs « colonialistes » à disqualifier ainsi les autorités politiques indigènes. En faisant appel en effet à un [259] principe occidental reconnu par l'Espagne du 16e, « la souveraineté naturelle » qu'ils universalisent en l'appliquant au monde Inca, et en invoquant une loi successoriale en ligne directe par droit d'aînesse soi-disant incaïque, ils démontrent l'illégitimité passé et présente de cette dynastie et du même coup légitimisent l'action politique des conquérants sur ce territoire désormais libéré de ces usurpateurs.

Cette nouvelle lecture de l'historiographie de la Conquête permet aussi de mieux mesurer l'européocentrisme de cette vision des vainqueurs qui engendrera les politiques indigénistes que l'on connaît. La vision du monde du conquérant n'autorise pas en effet l'existence d'autres visions du monde. C'est donc à travers tout l'appareil juridico-politique blanc que le vainqueur va lire les réalités incaïques non seulement pour justifier son oeuvre aux yeux de ses contemporains mais parce que l'universalisme inhérent à la culture occidentale dont il est porteur sert de filtre et rend incongrue toute forme d'altérité. Ceci l'amènera par exemple à faire du système dynastique incaïque une copie du système successorial de la Couronne d'Espagne. Or des travaux récents d'ethno-histoire montrent qu'il s'agissait plutôt d'un système dualiste de pouvoirs parallèles dont la succession obéissait à des règles agnatiques. Enfin par cette nouvelle approche des textes apparaît en filigrane la nature des conflits engendrés par la confrontation de ces deux visions du monde antagonistes qui sont ici abordés sous l'angle politique mais qui, élargis au champ de l'économique, du social et du religieux permettraient d'accéder aux identités collectives des deux groupes en présence.

Ce nouveau regard à porter sur l'historiographie on le retrouve également dans l'analyse que propose Th. Saignes des politiques ethniques de la Bolivie coloniale. Ceci l'amène à confronter les mesures officielles prises à l'égard des sociétés indigènes par les différents régimes politiques depuis la Conquête du Charcas en 1538 jusqu'à la vente des terres communautaires en 1880 aux pratiques effectives exercées par les différents groupes en présence. Or cette nouvelle lecture des relations interethniques entre indiens, colons européens, métis et créoles pose aujourd'hui plus de questions qu'elle n'en résoud. La dichotomie classique - colons « protecteurs » des indiens et colons cherchant leur absorption dans la société nationale - semble en effet peu pertinente car elle ne rend pas compte de la complexité des situations et de l'imbrication des intérêts. Pour retracer ce processus colonial, en dégager la logique tout en reconnaissant ses variantes, il faut en effet tenir compte de l'évolution des conjonctures économiques liées elles-mêmes aux cycles démographiques, aux contraintes écologiques comme aux pressions politiques. Toute une sociologie historique de cette période coloniale dont nous avons ici une ébauche serait donc à entreprendre pour rendre compte aussi bien des rapports compétitifs entre secteurs dominants que des relations clientélistes entre les oligarchies régionales, les petits hacendados et vecinos comme des liens de dépendance des communautés indiennes avec ces derniers.

La destructuration de l'espace indigène est l'une des conséquences de ces politiques indigénistes coloniales. Différencié et articulé, il est peu à peu devenu indifférencié et fragmenté. Mais comment est-on passé de la forte cohésion sociale des pyramides ethniques du 16e à la poussière actuelle des communautés indiennes ? Là encore Th. Saignes insiste sur l'évolution différente de ce démembrement selon le contexte régional bolivien, l'environnement écologique, l'époque et les pressions coloniales. Que dire des appartenances ethniques ? À la forte structuration des groupes ethniques andins que l'historien constate dans ses archives, le morcellement et l'isolement des communautés indiennes actuelles semblent pour lui les signes d'un très grand appauvrissement. Pourtant, face au processus de fragmentation qui frappe toutes les unités ethniques, les révoltes indigènes sont à partir du [260] 17e autant de manifestations des nouvelles formes de solidarités nées de ces destructurations provoquées par la domination coloniale. Si les indiens et les communautés d'aujourd'hui sont en effet le produit de plusieurs ruptures et de réorganisation successives et apparaissent en conséquence à l'historien comme « des représentants peu conformes aux anciennes unités ethniques », cela ne veut pas dire que ces quatre siècles de domination coloniale aient tout laminé. Des résidus de ces appartenances ethniques anciennes ont dû se sédimenter pour se restructurer dans les formes d'organisation sociale et d'identités collectives actuelles. Mais pour que l'ethnologue puisse reconnaître sur le terrain les formes géologiques de ces appartenances ethniques il faut que le dialogue s'établisse avec les analyses d'archives de l'historien d'où une nécessaire pluridisciplinarité...

Qu'elles marginalisent l'indien pour mieux l'exploiter ou qu'elles tendent au contraire à l'intégrer dans une société de classe en formation, ces politiques indigénistes ne semblent pas circonstancielles mais bien déterminées par une logique inhérente aux systèmes économiques.

H. Bonilla montre en effet comment l'économie coloniale en s'inscrivant dans un certain espace andin (mine, hacienda etc.) requiert une main-d'oeuvre abondante d'où de nécessaires regroupements (reducciones) comme plus tard des déplacements de populations indigènes (Nord-Sud, Sierra-Côte). Tout en les marginalisant et en les exploitant comme force de travail cette politique provoque de nombreux bouleversements, scissions et destructurations des organisations ethniques. Dans ce contexte il serait intéressant de connaître quel type de relations ont pu exister entre indiens autochtones (originarios) et indiens migrants (forasteros). Ont-ils eu le sentiment d'appartenir au même ensemble social et/ou ethnique ? La régionalisation de l'économie coloniale qui répond au 18e aux besoins de la nouvelle conjoncture politique internationale accélère l'éclatement et la dispersion des populations indiennes. Ceci aura pour conséquente une dilution de l'identité aymara ou quechua au profit d'une identité localiste (parroquial) : l'indien se sent désormais appartenir à tel village, ou à telle hacienda. Si l'indépendance reconnaît juridiquement l'indien, elle ne lui apporte en fait aucune libération économique et sociale mais le maintient au contraire dans sa condition servile. Marginalisé et colonisé de l'intérieur, l'indien ne participe pas à cette nation péruvienne en formation. Et lorsque la guerre du Pacifique éclate après cinquante années de vie républicaine il ne se sent pas concerné par cette guerre de « blancs » qui défendent une patrie qui lui est étrangère. L'échec militaire révèle l'absence d'unité nationale d'où la nécessité d'intégrer et d'assimiler cette population indienne. Une politique indigéniste d'État se met en place qui va tenter de « péruvianiser » le corps social en l'homogénéisant. Mais là encore resituons cet indigénisme étatique dans le contexte économique.

H. Favre nous montre comment cette politique indigéniste s'inscrit en effet « dans des séquences qui correspondent logiquement et chronologiquement aux différentes phases de l'édification locale du capitalisme » et tend « à favoriser l'essor des forces productives ». En dénonçant par exemple la domination coloniale des indiens par les aristocraties foncières de la Sierra et en faisant voter à la fin du 19e une série de lois obligeant notamment ces derniers à rémunérer leurs travailleurs en espèces, les capitalistes côtiers libèrent apparemment les indiens du servage. H. Favre montre qu'en fait cette législation pro-indigène favorise la mobilité d'une main-d'œuvre dont les plantations côtières de canne à sucre et coton ont grand besoin, étant donné le faible peuplement du littoral. La libération des indiens de la domination, des hacendados de la Sierra n'a donc qu'une finalité : leur prolétarisation dans les domaines de l'oligarchie capitaliste côtière. Cette politique indigéniste va connaître son plein développement sous la présidence de Leguia (1919-1930) [261] qui consacre le triomphe de ces capitalistes côtiers sur les aristocraties foncières de l'intérieur. Si plus de cinquante lois et décrets sont votés pendant cette période sur les aspects les plus divers des communautés indiennes, cette inflation légaliste obéit en fait à la même finalité « délier le paysan indien de la glèbe pour le faire entrer sur le marché du travail ». Dans les années 30 et 40 on constate que l'assimilation culturelle par le biais de l'éducation devient l'une des priorités de la politique indigéniste péruvienne. Un certain nombre de mesures législatives et financières sont en effet prises pour « culturiser l'indien » et le castillaniser. Or cette nouvelle orientation de l'action indigéniste répond selon H. Favre aux besoins créés par une nouvelle phase de l'expansion du capitalisme péruvien. La crise de 29 et surtout la deuxième guerre mondiale favorisent en effet J'essor d'une industrie nationale qui tend à produire sur place les biens manufacturés qui ne peuvent plus être importés. Mais pour réaliser le développement de ce secteur secondaire il faut former une main-d'œuvre qualifiée et stable et surtout créer un marché interne qui écoulera la production. La nouvelle politique indigéniste va s'y employer. L'école ne se contente pas de former de bons ouvriers, elle cherchera également à éveiller en eux de nouveaux besoins. Inscrire l'indien dans le circuit des échanges monétarisés, le transformer en producteur mais aussi de plus en plus en consommateur, telles sont les véritables finalités de cette politique indigéniste. Mais comme un peu partout en Amérique Latine ce modèle national de développement manifeste depuis deux décennies des signes d'épuisement. Une démographie galopante, un accroissement intense des migrations internes, le chômage ou la sous-activité de la moitié de la population active sont les principaux facteurs de cette situation de crise. Les principes qui ont jusqu'ici guidé les politiques indigénistes étatiques - à savoir l'intégration et l'assimilation des indiens à une société de classe en formation sont par conséquent devenus périmés. Face à cette nouvelle phase du capitalisme H. Favre s'interroge sur les probabilités d'inflexion des politiques indigénistes. L'exemple du Mexique lui montre que l'État a renoncé depuis quelques années à ses principes assimilationnistes pour s'orienter vers une sorte de gestion de l'ethnicité. Vu la similitude des situations mexicaines et péruviennes, le Pérou pourrait selon lui adopter la même politique afin de « stocker les effectifs démographiques surnuméraires, les verrouiller dans leurs langues, leurs coutumes, leurs traditions et les congeler dans l'archaïsme et la misère ».

Autant l'analyse des politiques indigéniste du Pérou que nous propose H. Favre confirme l'hypothèse qui considérait au début de ce livre l'indigénisme comme un artifice du groupe dominant qui, sous couvert d'une intégration culturelle de l'indien, l'utilise pour mieux le dominer ; autant l'éventuelle gestion de l'ethnicité par l'État péruvien qu'il propose pour répondre à la crise engendrée par cette nouvelle phase du capitalisme nous semble incompatible avec les données politiques actuelles. Depuis son élection le Président Belaunde s'est en effet attaché à gommer l'acquis des années précédentes en matière d'indigénisme. L'abrogation de, la Loi d'Éducation de 1972 en est un exemple patent. Celle-ci, comme le souligne bien l'analyse d'A. Escobar dans ce livre, avait pour principal avantage sur l'ensemble des textes éducatifs jusqu'ici votés de définir l'éducation bilingue non pas comme un simple système visant à hispaniser l'indien mais comme un moyen de faire l'apprentissage d'une langue comme de la culture qu'elle véhicule. Cette nouvelle approche de l'éducation bilingue reconnaissait en quelque sorte le plurilinguisme comme le pluralisme culturel du Pérou et manifestait une volonté de revalorisation des langues et coutumes non-hispaniques. Le nouveau projet législatif du gouvernement Belaunde en matière d'éducation rejette cette vision pluraliste de la société péruvienne et reprend les schémas assimilationnistes bien connus. Quant à l'officialisation du quechua votés en 1975, elle donnait, comme nous le fait remarquer A. Escobar, pour la première fois le pouvoir de la parole à tous ceux qui ont [262] pour habitude d'écouter car depuis quatre siècles ils n'ont jamais eu la possibilité de s'exprimer ni d'être écoutés. Officialiser le quechua ce n'était donc pas « congeler l'indien dans l'archaïsme » mais lui reconnaître un outil de communication dont l'utilisation facilite prise de conscience et mobilisation politique. C'est sans doute pour cela que la nouvelle Constitution n'a pas repris l'officialisation de cette langue indienne, symbole d'une éventuelle révolte de ceux d'en bas contre ceux d'en haut. L'État péruvien semble donc aujourd'hui peu préoccupé de momifier l'indien dans son ethnicité. Et nous ne pensons pas qu'il puisse d'ailleurs prétendre le faire car ce que nous montrent les différents mouvements de revendication ethnique analysés dans ce livre c'est que l'indianité manifeste une rupture totale avec les politiques indigénistes étatiques. L'indien refuse désormais le discours de l'État sur ce qu'il devrait être lui en tant qu'indien. 11 veut aujourd'hui décider lui-même ce que doit être son indianité. C'est la raison pour laquelle la plupart des intervenants de ce livre montrent que l'on assiste à un renouvellement de la question indienne.

L'indianité n'est donc pas un nouvel artifice de l'État pour mieux manipuler l'indien mais bien une expression politique de l'indien pour rompre avec cette relation coloniale, définir lui-même sa spécificité et la revendiquer.

Le génocide et l'ethnocide des nations indiennes, s'ils sont depuis la Conquête un fait historique incontestable, n'ont pas, comme le remarque P. Menget, le caractère d'une loi de l'histoire. La rhétorique humanitaire sur la disparition des indiens nous a en effet habitué à considérer cette mort comme un fait inéluctable. Le réveil indien, les luttes que ces populations organisent aujourd'hui tant dans l'espace andin que dans la forêt démentent ce chœur de lamentations qui enterre d'avance ce qu'il reste de ces cultures indiennes. L'indianité leur échappe car elle contredit leurs projections de l'histoire et montre que ces sociétés peuvent faire autre chose que subir en créant de nouvelles formes sociales et en manipulant les modèles que la société dominante leur impose.

L'indianité est en effet un processus dynamique qui se construit chaque jour et qu'il appartient aux seuls indiens de définir. Ceci signifie que l'indianité n'est pas une identité ethnique en quelque sorte primordiale dont on hériterait à la naissance. Car l'identité dans les sociétés traditionnelles comme par exemple les Shuar est fondée sur la représentation d'une spécificité culturelle par rapport aux autres groupes ethniques voisins et non, comme l'écrit Ph. Descola, « sur la représentation d'une positivité totalisante englobant synthétiquement la somme de ses différences » comme l'ethnicité. Le terme Shuar n'est d'ailleurs pas un symbole d'identité ethnique puisqu'il signifie tout simplement « les gens ». Se revendiquer Shuar dans la société traditionnelle n'a donc aucune pertinence. En revanche cette ethnicité acquiert un sens lorsqu'elle émerge comme facteur de cohésion au moment où ce sur quoi elle est fondée tend à se destructurer et disparaître. Les différents mouvements de revendication présentés ici naissent tous en effet dans des sociétés acculturées et soumises depuis des siècles à la domination économique, politique, sociale et culturelle de l'Autre. La comparaison Yanomami-Kaingang de B. Albert illustre bien cette « nécessaire » acculturation pour que l'ethnicité émerge et devienne mobilisatrice. Les Yanomami, dernière grande ethnie amérindienne à rentrer ces dernières années en contact avec le monde blanc et à subir l'assaut des plans de développement brésilien, sont totalement dépourvus d'armes politiques pour défendre leur territoire, leur identité et leur culture face à la force politique, économique et institutionnelle de l'État. Les Kaingang par contre ont vu depuis près d'un siècle et demi leur territoire envahi, spolié et totalement démembré. Confinés aujourd'hui en une vingtaine de réserves où ils se clochardisent, ils sont obligés pour survivre de se louer comme ouvriers agricoles temporaires. Ces sous-prolétaires ruraux, [263] totalement marginalisés, acculturés, fortement métissés et considérés comme « intégrés à la société nationale » par un indigénisme officiel, ont cependant entrepris une véritable guerre de reconquête de leur territoire. C'est donc au point extrême de leur acculturation qu'ils manifestent un ultime refus et revendiquent leurs « terres indiennes ». En reprenant ce concept générique, hérité de la législation indigéniste qui leur a été imposée et qui les définit négativement en tant qu'expropriés, les Kaingang fondent la légitimité de leur discours politique et reçoivent ainsi l'appui d'un large secteur de l'opinion publique. La revendication des « terres indiennes »par les Kaingang illustre bien la manipulation qu'un tel mouvement de lutte peut faire d'un modèle imposé mais transgressé par la société nationale.

Naissant dans des sociétés acculturées, cette ethnicité doit se refabriquer des racines, puiser dans la mémoire collective du groupe des résidus d'anciennes formes de solidarité, les vestiges d'anciens rituels et d'anciennes pratiques, retrouver les traces de symboles oubliés. Souvent remodelées, bricolées, réinterprétées, les composantes de cette identité ethnique participent à cette idéologie en formation qu'est l'indianité. Processus qui peut prendre des formes spécifiques comme celle de « shuaritude » analysée ici par A. Ch. Taylor.

L'ethnicité est en effet une reconstruction idéologique qui permet aux Indiens de revaloriser leur langue et leur culture dépréciées depuis des siècles par la société dominante. S. de Pury Toumi montre bien comment la dépréciation du nahuatl par la langue de référence et le regard de l'Autre engendre chez l'indien bilingue un sentiment de honte, une dévalorisation de sa culture et de son identité ethnique. Car le nahualt, devenu dialecte, « ne sert plus à rien »... L'ethnicité permet de combattre cette identité négative et cette dévalorisation culturelle. En leur donnant conscience de leur dignité elle permet aux indiens non seulement de vivre une culture longtemps refoulée, de parler une langue longtemps infériorisée, mais aussi de lutter pour leur reconnaissance officielle.

Que ce soit le C.R.I.C. de Colombie, la Fédération Shuar en Équateur, le mouvement Kaingang au Brésil, les organisations Aymaras en Bolivie, tous luttent pour la récupération de leurs terres. Mais à la différence de mouvements strictement paysans, leurs revendications économiques s'articulent à une défense de leur patrimoine culturel et une revendication de leurs valeurs indiennes. Si l'enjeu le plus immédiat est la terre, cette lutte diffère de celle d'une paysannerie exploitée car elle s'appuie sur une histoire, une spécificité culturelle, la pratique d'une langue qui constituent une solidarité différente d'un syndicalisme strictement paysan.

Autre trait qui les différencie des organismes syndicaux traditionnels, ces nouvelles organisations indiennes sont des organisations de base qui se méfient des appareils et critiquent la stérilité de leur extrême bureaucratisation. R. Santana montre comment le mouvement Ecuarunari est une réponse au vide politique des organisations paysannes. Ch. Gros souligne que le C.R.I.C. préfère utiliser en les réinterprétant des formes d'organisation traditionnelle plutôt que des schémas proposés par les appareils de gauche souvent inadaptés parce que trop dogmatiques. Cette critique des partis de gauche on la retrouve dans le Manifeste de Tiahuanacu de 1975 qui les accuse « d'occi­dentalisme, de paternalisme, de racisme et de mépris de la paysannerie » écrit Y. Lebot. Il serait en effet important d'analyser les raisons de cette occultation de la problématique ethnique par les idéologues marxistes. Il est vrai que pour remédier aux erreurs de leur analyse politique ils redécouvrent aujourd'hui les écrits de Mariategui sur te problème indien mais cinquante après et sans développer de nouvelle analyse plus adaptée au contexte socio-économique actuel.

[264]

Il semble par contre qu'à l'origine de ces différentes organisations indiennes l'Église Catholique ait joué un rôle très important. En Bolivie, Y. Lebot montre qu'elle a tout autant formé des leaders et promoteurs indiens que créé des centres de réflexion, mis sur pied des programmes de radio et diffusé des publications sur l'histoire, les langues et les cultures indiennes. En Équateur, des écclésiastiques catholiques sont à l'origine d'Ecuarunari comme ce sont des Salésiens qui créent en 1964 les premiers centres Shuar pour répondre aux problèmes posés par l'expansion du front de colonisation et défendre le territoire indien. Les premiers dirigeants Shuar sont formés par eux et C'est grâce à leur intermédiaire que d'importantes subventions d'organisations humanitaires sont obtenues pour le développement de l'élevage de la Fédération Shuar. Au Brésil le Conseil Indigéniste Missionnaire créé en 1971 par des Jésuites est à l'origine d'une dénonciation des aspects ethnocidaires de la catéchèse et de la christianisation. Cette remise en question les amène à redéfinir leur mission « comme une tâche d'assistance fraternelle aux indiens dans le respect de leur culture, de défense de leurs communautés et de leurs droits » écrit P. Menget. N'hésitant pas à critiquer les injustices commises par la FUNAI, le CIMI a surtout joué un rôle important en organisant des assemblées régionales de responsables de différentes nations indiennes. En facilitant ces rencontres où ces leaders politiques élaborent entre eux leur tactique de résistance et leur stratégie de défense, le CIMI participe activement à la construction de cette indianité. Pour mieux comprendre cette nouvelle politique de l'Église Catholique une analyse comparative et diachronique de ses pratiques dans ces différents mouvements de revendication serait très utile.

Mais si ces mouvements indiens trouvent aujourd'hui un plus grand appui dans les milieux ecclésiastique comme dans un réseau d'associations de soutien à la cause indienne, il ne faut pas pour cela sous-estimer le caractère embryonnaire de ce réveil indien. En rupture totale avec un indigénisme traditionnel de plusieurs siècles, l'indianité qui vient de naître a un long chemin à parcourir avant de devenir un phénomène majoritaire.

À partir des différents mouvements indiens analysés dans ce livre nous avons tenté d'inventorier un certain nombre de critères qui font de l'indianité un phénomène nouveau et déterminant pour l'histoire de l'Amérique Indienne. Au-delà des espaces si différents où ces mouvements s'organisent des constantes apparaissent. Les décennies prochaines nous apprendront si celles-ci tendent à se renforcer dans le cadre d'un pan-indianisme ou si au contraire les sociétés andines développent par exemple un modèle d'indianité différent de celui des sociétés de la forêt. Ce premier livre sur le renouvellement de la question indienne devrait en effet servir de prélude à de nombreux travaux qui s'avèrent urgents pour saisir la dynamique de l'indianité et les conditions de son développement selon les contextes nationaux et les réponses de l'État. Ce développement nous paraît essentiel car il constitue la seule alternative politique qui, dans le cadre de l'État-Nation, garantirait aux populations indiennes la possibilité de définir elles-mêmes leur modèle d'intégration à une société nationale qui se reconnaîtrait pluri-ethnique.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 7 janvier 2013 6:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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