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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Marcel Paquette, “Réflexions sur la notion de « valeur esthétique » dans la sociocritique de Lucien Goldmann”. In ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT et Yves MARTIN, IMAGINAIRE SOCIAL ET REPRÉSENTATIONS COLLECTIVES. Mélanges offerts à Jean-Charles FALARDEAU, pp. 95-108. Première partie: “Dimensions de l'imaginaire social”. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1982, 441 pp. Une édition numérique réalisée par Vicky Lapointe, historienne et responsable d'un blogue sur l'histoire et le patrimoine du Québec: Patrimoine, Histoire et Multimédia.

[95]

Imaginaire social et représentations collectives.
Mélanges offerts à Jean-Charles Falardeau.

Première partie.
DIMENSIONS DE L’IMAGINAIRE SOCIAL


Réflexions sur la notion de
«valeur esthétique»
dans la sociocritique de
Lucien Goldmann
.”

Par Jean-Marcel Paquette

« L’imagination est le fondement du travail scientifique ; mais le premier usage qu’il faut en faire est pour imaginer les moyens matériels de lui donner des limites raisonnables. »
LEROI-GOURHAN

Toute pratique visant à constituer le « littéraire » comme objet de science vise en réalité à énoncer certaines procédures dont le projet réside dans la production d’un discours sur une matière textuelle. L’extrême difficulté soulevée par une telle pratique à vouloir ainsi transformer sa « lecture » en « théorie » est sans conteste la problématique majeure d’une « science de la littérature » et suffit déjà à indiquer son origine dans la nécessité qui relie toute pratique « signifiante » à l’activité herméneutique. « Nous sommes encore des théologiens », déclarait avec une franchise exemplaire Roland Barthes. [1] C’est dire que texte et commentaire ont partie indissolublement liée — non en vertu d’une quelconque complicité entre production textuelle et institution pédagogique (qu’une critique somme toute assez sommaire se contente de dénoncer), mais plus vraisemblablement en raison même de la matière (en l’occurrence verbale) du texte, laquelle préside à son régime spécifiquement sémantique, autrement dit : à son caractère non univoque. La non-univocité étant constitutive du sémantique, celui-ci convoque, de ce fait, l’interprétation. Et c’est dans cette convocation même que s’élabore le conflit qui déchire aujourd’hui l’activité du commentaire, divisée contre elle-même entre sa fonction proprement herméneutique (sa mauvaise conscience) et son désir de conformité avec la pratique scientifique dominante (sa bonne foi). L’enjeu en est essentiellement idéologique.

Dans son Cours de philosophie pour scientifiques [2], professé à l’École normale supérieure en 1967-1968, L. Althusser avait insisté sur le fait que les diverses disciplines « littéraires » (l’enseignement de la littérature, en particulier) résidaient fondamentalement dans un savoir investi non dans l’objet mais dans un « savoir-faire » ; qu’en conséquence, la prétention à les traduire dans un rapport [96] théorique de connaissance conduisait tout au plus à un projet partiel, le plus souvent velléitaire. Toute méthode, en effet, a pour fin de « faire parler le texte », c’est-à-dire de lui supposer un code latent derrière le code manifeste. La description d’une matière textuelle qui s’avoue positive (scientifique) présuppose tout de même un champ herméneutique qui la qualifie, ce champ fût-il implicite, fût-il inavoué, fût-il « refoulé ». Ce qu’on appelle la « crise des méthodes » en matière de travail sur les textes est, en conséquence, un conflit de procédures, non un affrontement épistémologique entre science et non-science. Il n’est donc pas étonnant, ni même surtout scandaleux, que le « commentaire du texte », issu d’une exégèse laïcisée, soit confondu avec le lieu d’où il est proféré : l’enseignement — au point, souvent, où l’on confond à son tour celui-ci avec « l’institution littéraire » proprement dite où s’élaborent les grands processus de sémantisation et de valorisation. En fait, l’objet se résorbe et se dérobe tout entier dans son aspect sémantique. Avoir prise sur lui, même dans un rapport théorique de connaissance, c’est toujours l’évaluer, l’investir de toutes parts par des procédures qui lui confectionnent un état, un statut.

C’est dans cette perspective qu’il importe de délimiter la problématique qui fera l’objet des réflexions qui suivent. Il ne s’agit donc pas d’interroger l’entier de la construction critique que L. Goldmann a élaborée pendant près de vingt-cinq ans en vue de la fondation d’une sociocritique à laquelle il avait donné le nom de « structuralisme génétique ».

Du Dieu caché (1956) à la préface des Structures mentales et création culturelle (1970) [3], rédigée quelque trois mois avant sa mort, il n’est presque aucun texte de L. Goldmann où ne surgisse, sous une forme ou sous une autre, quelque allusion à cette idée centrale que « seul le créateur d’une œuvre valable peut être saisi par l’historien sociologue » (DC, 349). Cette conception d’une validité de nature proprement esthétique, l’historien sociologue l’a cependant non moins constamment assortie d’un certain nombre de « critères » qui, lui, a sensiblement varié au cours des études et des années. Il ne saurait être de notre propos de chercher à vérifier si toutes les œuvres analysées par Goldmann dans ses nombreuses études étaient véritablement, en regard de ces critères, des œuvres valables — mais bien plutôt, dans un premier temps, d’observer à travers sa variance l’ensemble des critères et procédures qui l’autorisaient à construire l’objet d’une telle validité esthétique. Le Dieu caché nous informera premièrement : « Le sens valable est celui qui permet de retrouver la cohérence entière de l’œuvre, à moins que cette cohérence n’existe pas, auquel cas [...] [97] l’écrit étudié n’a pas d’intérêt philosophique ou littéraire. » (DC, 22.) Goldmann a soin ici de prévenir dans une note que la cohérence dont il est question ne saurait être la cohérence de la logique : on ne saura que plus tard en quoi il opposait l’une à l’autre. On conçoit d’entrée de jeu à quel point la notion de cohérence est liée (et le restera jusqu’à la fin), dans la logique de son système théorique, à l’existence même de l’œuvre comme valeur. Retenons pour l’instant que la révélation de la cohérence d’une œuvre se situant au terme d’une analyse (« retrouver »), l’opération de valorisation semble résulter de cette analyse même, plus qu’elle ne constitue un parti pris à priori. C’est du moins ce que paraît confirmer l’assertion suivante, où se trouvent à nouveau mises en concordance cohérence et valeur : « Si le critère de cohérence apporte une aide importante et même décisive lorsqu’il s’agit de comprendre la signification d’un élément, il va de soi qu’il ne s’applique que très rarement, et seulement lorsqu’il s’agit d’une œuvre vraiment exceptionnelle [nous soulignons], à l’ensemble des écrits et des textes d’un auteur. » (DC, 23.) Une œuvre est, en conséquence, exceptionnelle (valable) si elle est en mesure de répondre au critère de cohérence, et elle est cette cohérence même en raison de son caractère exceptionnel : on mesure déjà à quel problème de logicité nous devrons nous heurter plus loin si nous voulons éviter le cycle de la tautologie. Mais il convient auparavant de remonter de peu dans le temps pour repérer à même les écrits de Goldmann l’origine du concept de « cohérence ».

Dès 1952, alors sous le coup des écrits du jeune Lukács (1905-1917), Goldmann a très certainement déduit du concept de « totalité » (emprunté précisément à Lukács) la notion de « cohérence », qui lui est proche, et l’a immédiatement couplée à celle de « grandes œuvres » : « La sociologie de l’esprit peut étudier les visions du monde sur deux plans différents, celui de la conscience réelle du groupe [...], ou celui de leur expression cohérente, exceptionnelle [...] dans les grandes œuvres de la philosophie et de l’art [...] » (Sciences humaines et philosophie, 136.) La notion est encore ici assez élémentaire et ne cherche pas encore à se réaliser dans des analyses spécifiques ; c’est sans doute pour cette raison que le critère de cohérence n’apparaît formé, avec toutes ses conséquences méthodologiques et théoriques, qu’au cours de l’élaboration des études sur Pascal et Racine qui constituent la thèse du Dieu caché.

C’est cette même année que paraît l’essai sur Racine, modèle réduit de ce qui avait été écrit du théâtre racinien dans le Dieu caché : rien, donc, de très substantiellement nouveau sur le plan de la théorie de l’analyse ; s’y trouve cependant confirmée de façon marquée, sur le plan théorique, la relation cohérence/validité esthétique, en regard, cette fois, de l’opération de l’analyste dont « la difficulté [d’analyser sociologiquement une œuvre] décroît avec l’importance et la valeur esthétique de celle-ci. Plus l’univers d’une œuvre littéraire est cohérent et plus la relation entre cet univers et la forme dans laquelle il est exprimé est nécessaire, plus aussi l’œuvre est à la fois [98] esthétiquement valable et facile à analyser en elle-même [...] » (R, 77.) On remarquera qu’une fois de plus l’existence de la cohérence est posée comme un axiome sans jamais se trouver décrite dans son fonctionnement ni dans sa réalisation à travers la diversité de l’œuvre — autrement dit : la notion de cohérence se présente comme un élément de la réflexion théorique sur l’objet qui est l’œuvre, elle n’est pas elle-même fondée par la théorie. Peu de choses ont changé lorsque paraît Pour une sociologie du roman en 1964, à ceci près que la cohérence, toujours tenue pour l’unique critère de la validité esthétique de l’œuvre, est devenue, avec une précision plus grande, le terme d’une médiation dialectique entre l’œuvre comme opération et la « conscience de groupe » comme matériau : mais elle s’y inscrit toujours davantage comme un mode d’existence de l’œuvre que comme une propriété de la conscience qui l’engendre : « L’œuvre littéraire n’est pas le simple reflet d’une conscience collective réelle et donnée mais l’aboutissement à un niveau de cohérence très poussé des tendances propres à la conscience de tel ou tel groupe [...] » (PSR, 27.)

C’est avec la parution de Marxisme et sciences humaines, en 1970, que le système « cohérent » commence à se trouver bouleversé ; plus précisément dans un texte écrit en 1967 sous le titre de « La sociologie de la littérature : statut et problèmes de méthode » (MSH, 54-93). Révélant la généalogie de ses catégories philosophiques à travers l’esthétique classique allemande (Kant, Hegel, Marx, le jeune Lukács), Goldmann y fait sienne une définition de la valeur « comme une tension surmontée entre d’une part la multiplicité et la richesse sensible, et d’autre part l’unité qui organise cette multiplicité dans un ensemble cohérent » (MSH, 89). Si l’on rétablit dans sa logique simplifiée cette formulation difficile, l’on arrive à la formule suivante : valeur = tension surmontée entre multiplicité (= richesse) et unité. L’équation subsiste entre valeur et cohérence, cette dernière se trouvant désormais explicitée comme tension entre le multiple et l’un. Mais qu’est-ce donc que cette tension en termes descriptifs et comment se réalise-t-elle dans ce qu’une analyse positive laisse voir de la matière textuelle ? C’est ce que nous avons le projet de résoudre plus loin. Quant au concept de « multiplicité », il révèle sa teneur à la fois dans son opposition à unité, mais surtout dans son équivalence à richesse — sans toutefois signaler de quoi précisément cette multiplicité est la propriété : de l’œuvre comme totalité ou de ses éléments constituants. Reconnaissons néanmoins que cette proposition se laisse facilement réduire à ce que nous enseignent tous les textes antérieurs, à savoir que la cohérence est l’unique critère de la valeur esthétique de l’œuvre.

Dans un texte consacré à l’œuvre de Marie-Claire Blais, écrit en 1969 et paru dans Structures mentales et création culturelle (1970), l’inouï se produit : Goldmann y affirme ne voir plus « dans la cohérence qu’un des trois éléments constitutifs de la valeur esthétique, [les deux autres étant la richesse et le caractère non conceptuel] » (SMCC, 414). Et dans la préface de ce même recueil, figure ce qui peut être considéré comme le dernier état de sa position [99] théorique ; comme pour bien insister, la formulation de cette position revient deux fois dans la même page :

« L’œuvre littéraire se caractérise par quatre traits d’égale importance : son caractère rigoureusement unitaire, sa richesse, le caractère d'univers réel ou virtuel de l’ensemble des éléments qui la constituent, et son caractère non conceptuel. [...]

« Parmi ces autres traits, sa structure spécifique est constituée par son unité et son caractère d'univers, la nature esthétique de l’expression de cette structure dépendant aussi de sa richesse et de son caractère non conceptuel. » (SMCC, xiii.)

D’un unique critère (la cohérence), maintenu pendant quinze ans dans la théorie, comment Goldmann a-t-il pu passer sans transition à trois, puis à quatre critères (qu’il appelle tout à coup « traits » ou « caractères »), le mot même de cohérence ayant même totalement disparu de la dernière formulation ? S’agit-il d’un séisme survenu subitement dans la théorie même ? Ou d’un effet de diffraction successive d’un même concept éclaté sous le coup d’une révision théorique ? Toujours est-il qu’il semble évident que nous ne nous trouvons plus en 1970 devant la même position qu’en 1956, ou même qu’en 1952. Considérons le dernier état de cette proposition : ce qui est devenu « nature esthétique » peut aisément être assimilé à ce qui était autrefois désigné par le terme de « valeur esthétique ». Il reste que nous voyons apparaître ici pour la première fois (le texte de 1969 et la préface de 1970 constituant une convergence sur ce point) le trait-critère et l’expression de non-conceptuel. Or cette expression n’est nouvelle chez Goldmann qu’en tant que critère : elle était apparue en 1956 dans son Racine où elle n’avait aucunement ce statut et ne se trouvait en aucune façon associée à l’aspect théorique de la notion de cohérence : « Dans l’univers d’une œuvre littéraire, il n’y a jamais de concept, il y a des êtres individuels, des situations et des choses. » (R, 23.) C’est, à notre avis, la définition même de ce qui veut être dit par « le caractère non conceptuel » d’une œuvre. Nous discuterons plus loin l’enjeu réel de l’introduction de cette notion de « non-conceptuel » dans la constitution méthodologique des critères de valorisation esthétique. Mais n’est-ce pas là, de la part de Goldmann, une récusation implicite de son approche de l’œuvre de Pascal (DC) et, plus récente, de son étude sur L’Encyclopédie (SMCC, 3-130), œuvres, toutes deux, à caractère hautement conceptuel et dont la validité esthétique a pourtant été éprouvée par le fait même de l’analyse ? Une explication nous semble pertinente, sinon plausible : les liens que Goldmann entretenait dans ses dernières années avec Adorno, qui vint à son séminaire de Bruxelles et dont la Ästhetische Theorie paraissait précisément en 1970. On y trouve formulée de façon non équivoque la nécessité pour l’œuvre (et par œuvre, il faut entendre œuvre valide) de renoncer à la conceptualisation : « Ce qui est conceptuel dans les œuvres implique des systèmes de jugements, et il est contraire à l’œuvre déjuger. » [4] Peu importe pour l’instant que cette assertion soit juste ou pas (nous en discuterons [100] ultérieurement), il convient de reconnaître à travers l’esthétique du philosophe de Francfort le lieu possible de l’émergence, chez le Goldmann des dernières années, de la notion de non-conceptuel.

Et c’est sans doute à cette idée de « conceptualité » que vient s’opposer l’affirmation du « caractère d’univers » d’une œuvre, trait précisément apparu dans la préface de 1970 à la suite de l’introduction de la notion de « non-conceptuel ». Il s’agit bien, en conséquence, d’une redondance par antiphrase, le caractère d’univers (« des êtres individuels, des situations et des choses » R, 23) étant la confirmation du « non-conceptuel ». Cette opération nous permet de comptabiliser trois traits (ou « caractères ») là où il y en avait quatre dans la formulation ; il reste à savoir si ce sont les trois mêmes que dans la formulation de 1969 où s’inscrivaient le « non-conceptuel », la « richesse », la « cohérence ». En 1970, après la réduction logique à laquelle nous les avons soumis, ces trois constituants sont devenus : le « non-conceptuel », la « richesse », l’« unité ». Nous avons déjà considéré la notion de « non-conceptuel ». Celle de « richesse » est déjà apparue en 1967 et nous avons montré alors qu’elle se présentait comme une équivalence de la notion de « multiplicité » qu’elle a ici tout logiquement supplantée. Quant à la substitution de la notion d'unité à celle de cohérence qui prévalait seule jusque-là, elle ne laisse pas d’apparaître problématique et symptomatique à la fois. Problématique, car cohérence et unité n’étaient nullement placées en équivalence dans la proposition de 1967 où le critère de cohérence était plutôt donné comme résultant d’un rapport dialectique entre multiplicité (= richesse) et unité. Symptomatique, car cette « incohérence » visait peut-être à indiquer le type d’impasse méthodologique où s’engageait de plus en plus, du moins sur le plan de la réflexion théorique, l’activité critique de Goldmann. Il ne fait aucun doute que la mort seule l’a empêché de réexaminer une formulation qu’il aurait sans conteste réussi à « corriger », tant sa capacité à penser ces problèmes était rigoureuse et exigeante.

Nous ne prétendons nullement parachever cette pensée qui n’a pas eu le temps de s’accomplir. L’examen, déjà suffisamment laborieux, auquel nous venons de soumettre l’évolution de certains concepts et qui eût exigé davantage, nous enjoint tout au moins de tenter d’esquisser ce qu’eût pu devenir une certaine théorie de la valeur esthétique si elle avait été menée à son terme.

Nous voici donc devant trois propriétés qui fondent, selon Goldmann, la valeur esthétique d’un écrit et le rendent du même coup « saisissable » par l’historien sociologue. Ce sont, pour récapituler, le caractère non conceptuel, la cohérence et la richesse. Des trois, le moins équivoque, parce qu’il révèle sa définition partielle dans sa précision sémantique même, est sans conteste celui de non-conceptuel. La question est donc celle-ci : est-il juste d’affirmer que le caractère conceptuel d’une œuvre la rend esthétiquement invalide et par conséquent insaisissable par l’historien sociologue ? Précisons dans un premier temps qu’aucun écrit — pas même le dictionnaire — ne saurait être absolument [101] conceptuel. Il n’en est pas non plus qui soit totalement dépourvu de tout aspect conceptuel. Le corpus des textes s’étale sur une plage qui va d’une conceptualité quasi nulle (par exemple, le haïku japonais) à une quasi-saturation conceptuelle (le texte juridique ou le système philosophique). Dans un deuxième temps, il convient de se demander si est théoriquement pertinente la discrimination entre conceptuel et non-conceptuel. Toute activité instituant le texte comme objet n’entre en contact avec lui que par son aspect essentiellement verbal. Le conceptuel (comme le non-conceptuel) ne se réalise de même que dans et par l’univers verbal. Or, le verbal étant un système constitutivement sémantique — le premier, et qui détermine radicalement tous les autres — on peut se représenter la totalité du système verbo-sémantique le long d’un axe x y, allant du non-univoque absolu (qui serait réalisé, par exemple, par la présence dans un texte d’un mot délibérément inventé par l’auteur et dont nul contexte ne permettrait de déterminer le sens, même approximatif) [5] à l’univoque absolu (un concept dont la définition serait donnée à même le texte, comme c’est le cas dans certains écrits de nature juridique).

Nous aurions alors la figure suivante :



Le conceptuel ne serait alors qu’un état particulier de ce système, décalé plus ou moins vers l’univoque absolu. Mais il demeure de l’ordre du verbal et en cette qualité est aussi « interprétable » que les états se situant plus ou moins vers l’autre extrémité. Rien n’autorise en conséquence théoriquement à pratiquer une « coupure » qualitative entre conceptuel et non-conceptuel, qui ne représentent que deux états plus ou moins stables d’un même système. Mais l’argument pratique le plus probant en faveur du caractère esthétiquement valide d’une œuvre « conceptuelle » et sa possibilité d’être saisie par l’historien sociologue est l’étude même que fit Goldmann des Pensées de Pascal où la teneur en états conceptuels est plus forte que dans les tragédies de Racine soumises à la même description positive. Au total, sur ce point de variation de sa pensée, Goldmann a très vraisemblablement cédé à une esthétique primaire qui discrédite sous le nom « d’œuvre à thèse » l’écrit où prime quantitativement l’aspect proprement discursif (conceptuel) ; et Adorno n’est sans doute pas étranger à cette attitude. Or, dans la mesure où l’aspect discursif est lui aussi de nature verbale (donc soumis à la règle herméneutique), sa fonction spécifique dans le processus de validation de l’œuvre dépend directement de son statut et de son mode [102] d’insertion dans la structure de cohérence. Proust ne saurait être disqualifié sous prétexte que l’on repère dans son récit des « discours » souvent fortement conceptualisés sur la musique ou la peinture : le conceptuel même, ici, sous certains facteurs, se transforme en représentation sans pour autant annuler l’aspect de sa conceptualisation.

En aucun moment de l’évolution de sa pensée théorique, Goldmann n’a jugé bon de préciser, ni même de décrire ce que pouvait être, en situation textuelle, la cohérence d’une œuvre ; sans doute la transparence du mot même lui apparaissait-elle suffisante. On a cependant déjà entrevu que, dérivé du concept lukácsien de « totalité », le critère de cohérence pouvait renvoyer à un type particulier de totalité à l’œuvre dans l’univers verbal des textes, défini tardivement comme une multiplicité unifiée. La cohérence est ainsi moins un statut de l’œuvre qu’un travail qui se poursuit au sein des éléments (nécessairement isolables) qui la constituent. Et par éléments de cet univers spécifiquement verbal, il faut entendre tous les éléments constitutifs du système verbal lui-même ; son répertoire est relativement clos : ressources phonétiques, unités lexicales, solutions morphologiques, modèles syntaxiques, réseaux sémantiques, appareil métrique ou prosodique, etc. Tout le « construit » verbal (images, schèmes, figures de rhétorique, etc.) n’est en fait qu’une réalisation particulière de ces divers éléments et constitue lui-même un répertoire de seconde instance. On est alors en droit d’affirmer que toute œuvre (et même tout écrit) est un ensemble régi par la complexité dans la mesure où il est construit à même la multiplicité du système verbal — mais toute œuvre n’est investie par la cohérence que dans certaines conditions résultant de son organisation interne.

Pour que cette complexité puisse en quelque façon être perçue et capturée comme cohérence, il importe qu’y apparaissent les mêmes vecteurs qui président ailleurs à la formation de tout système dit « complexe » :

1. une variété [6] d’éléments à fonction spécialisée (les mots)
2. une organisation des éléments en classes d’aspect interdépendantes (classe phonétique, lexicale, morphologique, syntaxique, etc.)
3. une densité mesurable des interconnections entre éléments, entre classes, entre éléments et classes.
4. des interactions non linéaires (à sens multiples).

Tout écrit répond par définition au premier vecteur ; l’apparition de la cohérence ne commence qu’avec le deuxième où elle opère en termes de distribution, d’occurrence et de fréquence. Au troisième, tout élément, toute classe, doit pouvoir être mis en relation avec chacun de tous les autres éléments [103] et chacune de toutes les autres classes, soit par symétrie, soit par dissymétrie — c’est dans cette mesure, et celle-là seulement, qu’Adorno pouvait, dans un langage « non univoque », proposer que « les œuvres devraient gagner en valeur en proportion de leur articulation [...] aucune zone morte, aucun élément in-formé, aucun espace non parcouru par la structuration [...] » [7] Le quatrième vecteur parachève le processus par des relations obligatoirement orientées non linéairement : si un élément A est mis en relation avec un élément B par un canal a, à son tour B doit pouvoir être mis en relation avec A par un canal a’.

Il résulte de ce déploiement de la complexité que la cohérence est moins un état qu’un processus ; et que la première qualité de ce processus réside d’abord dans la possibilité qu’il offre de se faire « découvrir » par l’interrogation herméneutique primordiale. [8] En ce sens, la cohérence-processus est avant tout une dynamique par laquelle, sous la conduite d’une conscience perceptive (le « collapse du psi » de la mécanique ondulatoire), se forme le lieu de transmutation des quanta en qualia. Toute entreprise de valorisation porte précisément sur ce lieu — mieux connu sous l’appellation de forme. Cette forme est l’être même de l’œuvre dans la mesure où elle est aussi médiation/relation à ce qui la perçoit. Mais les « flux sémantiques » qui traversent tous les réseaux vectoriels de la forme sont analogiquement corollaires de ces objets ambigus que poursuit la mécanique quantique — en quoi leur être est d’être interprétés par ces « physiciens de la sémantique » que sont les divers exégètes, critiques, « théologiens » de Barthes...

C’est donc dans sa dynamique interne, dans cette synergie « évaluable » et immanente à l’œuvre, que celle-ci communique à l’observateur-participant son dessein d’être transformée en discours. Car nous ne perdons pas de vue, dans cette démonstration pour le moins austère, que ce dernier a, au départ et dans le temps même où il observe son objet, un projet particulier, qui est de produire sur lui un discours — à la rigueur pouvons-nous en réduire la nature dans les termes de Gadamer : « L’acte d’interpréter est bien l’opération même de la compréhension, qui ne s’accomplit que dans l’expressivité (Ausdrücklichkeit) de l’interprétation par le langage, non seulement pour ceux à qui est destinée l’interprétation, mais aussi pour l’interprète lui-même. » [9] En ce sens, toute lecture est à la fois interprétation et théorie implicite de son activité. Fonder la [104] validité de l’œuvre qu’elle interroge revient, pour elle, à fonder la validité de ses propres opérations. Et c’est par sa cohérence en tant qu’interprétation, que ce discours, à son tour, peut entrer en rapport verbalisé avec la matière textuelle — en raison d’une nouvelle cohérence entre discours et matière textuelle s’établit ce qu’on appellera la justesse d’une interprétation/explication. [10]

On comprendra dès lors ce qui advient de la notion de richesse, telle du moins qu’elle est apparue tardivement dans les énoncés méthodologiques de Goldmann : elle n’est plus qu’une propriété de la cohérence et par là même ne saurait être définie comme un critère la validation esthétique. Elle opère à travers les qualifications vectorielles déjà décrites comme conditions d’émergence de la cohérence ; elle est tout entière contenue dans la variété, l’organisation, la densité et la multilinéarité. Nous considérons en conséquence inutile le critère de richesse, d’autant qu’il s’agit d’un terme manifestement ambigu, impropre à une réflexion théorique qui a pour fin d’élucider ses propres conditions d’opérationnalité. Ce qui nous remet d’emblée devant le premier état de la pensée théorique de Goldmann : seul le critère de cohérence, à condition d’être informé par les procédures des quatre vecteurs susdits, peut méthodologiquement servir à établir la qualification esthétique d’une œuvre littéraire. Est cohérente l’œuvre qui attise le commentaire.

Notre réflexion resterait toutefois incomplète si elle n’interrogeait en conclusion ce que Goldmann déduit de l’œuvre ainsi valorisée, à savoir qu’elle seule, une fois qualifiée, « peut être saisie par l’historien sociologique ». En d’autres termes : c’est la cohérence même d’une œuvre qui autorise et multiplie les possibilités de discours ; et ce, pour des raisons qui sont immanentes à l’œuvre et relèvent, à la fois mais que partiellement, du « savoir-faire » de l’observateur dont toute l’activité est en quelque sorte provoquée par une matière textuelle objectivement cohérente. Cette activité, cette pratique de l’observateur consiste, dans son aspect de « savoir-faire », à repérer les circuits qui parcourent la matière textuelle et à leur injecter ces « flux sémantiques » déjà constitutivement disponibles dans la dynamique latente de l’œuvre. Or, seule l’œuvre ainsi investie peut être validement mise en rapport avec un autre objet, qui a contribué à son émergence comme œuvre mais lui est irréductiblement hétéronome : la conscience sociétale. C’est déjà ce qu’avec sa forte intuition de poète avait pressenti Francis Ponge dans l’approche sociologique de toute matière textuelle : « Pour qu’un texte puisse d’aucune manière rendre compte d’une réalité du monde concret (ou spirituel), il faut d’abord qu’il atteigne à la réalité dans son propre monde, celui des textes. » [11]  Autrement dit : sa cohérence [105] en tant qu’œuvre est la première (et sans doute unique) garantie qu’une œuvre est en mesure de représenter à même sa forme quoi que ce soit d’un univers qui lui est radicalement hétéronome, en l’occurrence le monde social. Sur un mode plus dialectique, le philosophe Henri Lefebvre formulait une pensée assez semblable sur la nature de la forme esthétique comme perméabilité immanente de l’œuvre au champ social où elle s’inscrit : « La forme esthétique sera toujours la forme de conscience qui aura saisi le plus concrètement les tendances essentielles du contenu social, et les aura réalisées en un objet plus riche et plus chargé de sens que tout autre objet. » [12] Et le canal qui nous permet de passer d’un univers à un autre et nous autorise à mettre en rapport matière textuelle et conscience sociale n’est rien d’autre que leur commune nature verbale-expressive. C’est par le langage, qu’elles réalisent sur des modes différents, que ces deux séries d’organisation communiquent. Que la forme-cohérence soit, dans l’ordre du régime sémantique, le produit d’une activité similaire dans l’ordre de l’anthropologique et du social, seule une pensée dialectiquement orientée est en mesure d’y souscrire et d’en rendre compte de façon pertinente. Lorsqu’a été établie la cohérence d’une œuvre, et par conséquent sa qualification esthétique, on est dès lors autorisé à présumer que l’on trouvera dans le champ social de son émergence une cohérence corrélative — cette corrélation de structures est appelée chez Goldmann homologie. Si cette hypothèse est juste et peut être confirmée par l’expérimentation comme règle de savoir, l’on devrait pouvoir, dans le cas d’une œuvre avérée « valable » mais dont le champ social d’émergence serait historiquement inconnu ou mal établi (par exemple, la Chanson de Roland), soupçonner, à même la rationalité de sa forme, la structure sociale de la conscience qui l’a constituée et à laquelle elle devrait appartenir. C’est en fait ce qu’a réussi Goldmann en cherchant à quel sous-groupe de la collectivité des jansénistes pouvait renvoyer la cohérence à l’œuvre dans les Pensées de Pascal et les tragédies de Racine, et le découvrant dans les écrits extrémistes de Martin de Barcos, qu’il a édités puisque leur existence même, avant cette découverte, était quasi inconnue. Mais cette réussite même ne laisse pas de sécréter un problème de taille : cet objet historique que constitue la « structure mentale » d’un groupe social, comment est-il connaissable ou même repérable sinon à travers des textes encore ? Si bien que l’on peut affirmer que ce que la sociocritique articule, en réalité, ce n’est jamais une cohérence esthétique à une conscience sociétale immédiatement perceptible, mais bien une série textuelle représentant une cohérence esthétique à une « vision du monde » déduite d’une autre série textuelle — mais de cette dernière, la cohérence n’est plus requise comme critère de validité ; celle-ci est à chercher dans l’information manifeste du contenu. Il demeure néanmoins que c’est l’introduction rétrodictive de cette structure mentale (fût-elle déduite de textes non valables) dans la [106] cohérence de l’œuvre qui sera le mieux en mesure de lui conférer son sens le plus global, celui qui « contiendra » tous les autres sens particuliers, partiels et possibles. Et c’est, encore ici, par le caractère spécifiquement verbal du rapport des deux « univers » que ce rapport devient objet privilégié de l’interprétation. L’œuvre esthétiquement valable, en créant ses propres conditions d’existence, crée du même coup son rapport corrélatif à son champ d’émergence — cette « vision du monde » structurée et plus ou moins latente dans la conscience du groupe.

En corollaire, on est en droit d’affirmer qu’une œuvre esthétiquement non valable (où régnerait, par conséquent, la non-cohérence) pourrait à la rigueur témoigner « documentairement » par son contenu, non par sa forme ; elle livre dès lors des informations, mais elle n’intègre pas dans un procès de cohérence le moment de cette historicité présente en elle.

Adorno conférait (à peu près dans les mêmes termes que ceux de Goldmann) à la cohérence le pouvoir d’absorber la structure du social : « La forme, la cohérence esthétique de tout élément représente dans l’œuvre d’art le rapport social. » (Op. cit., 337.) Alors que Baktine, dans son Esthétique du roman (Gallimard, 1977), mieux averti du caractère herméneutique de cette opération, voit plutôt dans cette cohérence (unité) le fait non d’une pensée logique mais du « sentiment d’une activité valorisante ». Il doit y avoir, aussi rigoureuses que celles qui expliquent les « chefs-d’œuvre », des lois qui puissent rendre compte de ce que certaines œuvres sont conçues en dehors de tout rapport de cohérence avec l’historicité qui les engendre : leur échec historique coïncide alors avec leur échec esthétique. Et cet échec se confond, dans « l’institution », avec son impuissance à susciter le commentaire qui, seul, lui confère existence.

Ce que fonde Goldmann, en réalité, par sa procédure de valeur esthétique, c’est un certain niveau de critique sociologique privilégiant, dans le foisonnement interne de l’œuvre, une configuration particulière — celle qui assurera le mieux, à son tour, la cohérence du discours d’interprétation. L’œuvre est ainsi valorisée par les mêmes voies qu’elle se trouve décryptée. S’institue alors entre les deux activités un effet de cohérence. Mais cette double opération n’est rendue possible que par la constitution en symétrie de l’œuvre et du commentaire, de l’innovation et de la transmission. La virtualité de l’œuvre n’est pas encore sa signification : elle la prépare. Et le commentaire la confirme.

Comme le propre de toute activité herméneutique est tout à la fois d’être interprétante et interprétable en tant qu’activité verbale, et si l’interprétation portant sur la corrélation entre la valeur esthétique de Racine et la « structure mentale » du groupe extrémiste des jansénistes est à son tour esthétiquement valable, elle doit en conséquence pouvoir être interprétée. Il y a, en effet, un assez extraordinaire et étrange « effet de cohérence » dans le choix que firent du [107] théâtre de Racine les trois grandes « écoles » de la critique « scientifique » pour fonder et exercer leurs méthodes (le structuralisme linguistique avec le Sur Racine de Barthes, la psychocritique avec L’inconscient dans l'œuvre et la vie de Racine de Mauron, la sociocritique avec le Racine de Goldmann). Si donc l’hypothèse herméneutique de Goldmann est juste, il doit y avoir un rapport homologique entre l’intérêt récurrent et marqué de ces « fondateurs d’école » pour le théâtre de Racine et la « structure mentale » qui préside aux activités des divers groupes de la « nouvelle critique ». Et ce rapport doit être lui-même sensiblement homologue à celui qu’a repéré Goldmann entre l’œuvre de Racine et la conscience de groupe des jansénistes extrémistes. Par la médiation de l’œuvre (valorisée) de Racine, ce que dit la nouvelle critique, c’est en réalité sa cohérence homologique au groupe des jansénistes extrémistes. Ceux-ci, nous explique Goldmann, sont nés, comme « groupe », d’une déchéance sociale de la noblesse de robe, que l’absolutisme royal a rejetée hors du monde du pouvoir ; ce rejet « hors du monde », les a conduits à structurer par compensation une « vision du monde » fondée sur le contemptus mundi. Or n’assistons-nous pas, depuis la fin de la dernière guerre, à une « déchéance » du même type chez cette « ancienne noblesse » que constituent les littéraires, au profit de l’activité concurrente, scientifique ? Tout tendrait à l’illustrer. Ce qu’on appelle la « crise de la littérature » n’est, en fait, rien d’autre que la crise du statut du littéraire dans l’idéologie globale de notre époque, où la « dominante » est assurée non plus pas l’herméneutique mais par la pratique scientifique. D’où, croyons-nous, cette velléité, particulièrement cohérente dans la nouvelle critique, de transformer son discours honteux en un appareil simili-technologique et « rationnel » où elle croit prendre le texte comme objet au même titre que le physicien, dans son laboratoire sophistiqué, prend pour objet la relation des particules subatomiques. Seulement, c’est bien cette dernière activité qui, selon Georges Steiner, constitue la véritable aventure poétique de notre siècle. C’est ainsi que tout savoir doté d’une épistémologie faible, comme c’est le cas du savoir sur les textes et, en général, de toutes les sciences humaines, apparaît comme particulièrement perméable à l’idéologie de la scientificité — qui n’est pas tout à fait celle de la science.

Quoi qu’il en soit de cette « interprétation », elle confirme du moins que les textes conçus en d’autres temps ont le pouvoir parfois de raviver leur contenu réel au contact, en d’autres temps, de « structures mentales » homologues à celles qui leur ont servi de champ d’émergence. Et seules, semble-t-il encore, les œuvres valables ont ce singulier pouvoir. Il ne manque même pas à notre temps l’équivalent d’un Martin de Barcos : cet écrivain de la perpétuelle « double contrainte » qui, à travers une interrogation « tragique » sur l’utilité même de la littérature, déclarait le plus clairement du monde : « Nous sommes les jansénistes de notre temps. » (Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, p. 268.) Il disait dans le manifeste d’un contenu ce que dit dans sa cohérence l’ensemble des œuvres « valables » du commentaire critique de la même époque. C’est ainsi [108] que l’historicité ponctuelle d’une entreprise de valorisation théorique d’une œuvre (celle de Racine) rejoint l’historicité immanente de cette œuvre.

Et quoi qu’il en soit encore, si une certaine scientificité réelle — et tant désirée — a quelque chance de s’établir en herméneutique littéraire, c’est dans la mesure où elle ne consistera pas à importer des « modèles » issus des sciences dites « exactes » dans le traitement et l’analyse des textes, mais bien plutôt à introduire ceux-ci dans un continuum, qui est l’organisation même de la matière ; elle réside, en conséquence, moins dans des méthodes ou des technologies textuelles que dans une orientation et une disposition générale d’une pratique visant à intégrer le texte (tout texte) dans une interprétation globale de l’univers — interprétation elle-même appelée et coordonnée par le désir d’une nouvelle unification du savoir. C’est, dans l’état actuel de nos incertitudes, à cette condition seulement que nous pourrons faire de la sociocritique un usage sinon « scientifique », du moins rationnel, en tout cas raisonnable.

Jean-Marcel PAQUETTE

Département des littératures,
Université Laval.



[1] Revue d’histoire littéraire de la France, septembre-octobre 1974, p. 806.

[2] Polycopiés, pp. 15-19.

[3] Œuvres de Lucien GODMANN auxquelles il sera fait référence : Sciences humaines et philosophie (SHP), PUF, 1952, (rééd., Gonthier, 1966) ; le Dieu caché (DC), Gallimard, 1956 ; Racine (R), L’Arche, 1956, (rééd., 1970) ; Pour une sociologie du roman (PSR), Gallimard, 1964 ; Structures mentales et création culturelle (SMCC), Anthropos, 1970 ; Marxisme et sciences humaines (MSH), Gallimard, 1970.

[4] Th. W. ADORNO, Théorie esthétique, trad. Jimenez, Klincksieck, 1974, p. 136.

[5] Et même alors le sens de ce mot serait à la rigueur de signifier le non-sens — ce qui est encore une façon de signifier.

[6] Dans le sens cybernétique de Ashby : le nombre d’éléments différents, ou le nombre de relations différentes entre ces éléments, ou le nombre d’états différents de ces relations. Un système relativement simple de sept éléments connectés par des relations orientées à double sens et comportant chacune deux états s’exprime par le chiffre énorme de 242.

[7] Op. cit., p. 253.

[8] Goldmann n’a lui-même donné que peu d’illustrations d’une analyse complexe ; signalons notamment, toutes publiées in SMCC, ses études des vingt-cinq premières répliques des Nègres de Genêt, pp. 341-367, de poèmes de Saint-John Perse, pp. 369-392, et des Chats de Baudelaire, pp. 393-399.

[9] Vérité et méthode, PUF, p. 245. Et c’est à peu près ce que dit Nietzsche sous une forme plus problématique : « Pouvoir lire un texte en tant que texte, sans y mêler une interprétation, c’est la forme la plus tardive de “l’expérience intérieure” — peut-être même est-ce une forme à peine possible. » (La volonté de puissance, aph. 265.)

[10] Gadamer encore ici, renforçant l’idée de cohérence (qu’il appelle concordance) : « La justesse de la compréhension a toujours pour critère la concordance de tous les détails avec le tout. Si cette concordance fait défaut, la compréhension a échoué. » (Op. cit., p. 131.)

[11] Pour un Malherbe, Gallimard, p. 48.

[12] Contribution à l’esthétique, Éditions sociales, 1953, p. 128.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 28 juin 2017 15:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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