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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Pontremoli ou la méditation dans l'espace peint.” (1993)
Texte de l'article


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Claude Passeron [Sociologue, Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences sociales], “Pontremoli ou la méditation dans l'espace peint.” Un article publié dans Pontremoli, Institut Méditerranéen de Recherche et de Création (I.M.E.R.E.C.), exposition du 17 décembre 1993 au 14 janvier 1994. [Texte diffusé avec l’autorisation formelle de l’auteur accordée le 4 décembre 2005 par l'intermédiaire de Bernard Dantier, sociologue.] Une édition numérique réalisée par Bernard Dantier, sociologue, bénévole.

Texte de l'article

Voir, pour la première fois, les toiles d'Enrico Pontremoli vingt-cinq ans après la mort du peintre, comme ce fut mon cas, au hasard d'une opportunité amicale, met le « regardeur » au contact inattendu d'une recherche picturale totalisée en son évidence terminale, bouclée en ses réussites de condensation, assurée des fruits de sa méditation des formes et des teintes. Oeuvre achevée vous dit d'emblée le jugement de l'œil, même si le biographe vous apprend qu'elle fut prématurément interrompue, au moment, mal ou trop bien choisi par le hasard, où Pontremoli atteignait à la sérénité que donne à un peintre la certitude d'être installé au coeur, désormais sans intermittences, de son désir de peindre, dans la jouissance étale de ses techniques et de ses maîtrises. L'exposition de l'I.M.E.RE.C. nous donne aujourd'hui à voir un ensemble de peintures qui sont toutes des dernières années du peintre et qui témoignent, sous l'apparente diversité des « motifs », de l'unité stylistique de son art final. 

Pontremoli me semble avoir peint toute sa vie au « futur antérieur », dirais-je volontiers, m'en référant au temps du verbe qu'il faut employer pour entendre la Phénoménologie de l'Esprit dont Hegel narre chaque « moment » en toute connaissance de son terminus ad quem. Je veux suggérer ainsi le sentiment d'achèvement que me donnent des tableaux qui « dépassent » l'idée même d'un « avant » et d'un « après ». Voilà des tableaux-sommes non pas surchargés mais déchargés de la tourmente du temps, épurés, subtilisés, tissant leurs motifs formels tous travaillés et agencés pour livrer dans le ter­me la vérité cheminante de tout ce qui précède le terme. Trois chats, deux ou un, leur courbure-prétexte ou leur présen­ce tronquée, le regard-signature d'un chat dominateur ou démoniaque, une femme au visage évanoui, son corps érotique ou peut-être pas, une skyline ou un coussin, le dedans-dehors d'un atelier, quelques étagements de plans traités comme en une peinture Ts'ing, une plante-monument en ses architectures irréelles, un glacis où se perdre à perpétuité, une transi­tion improbable ou un simple carré posté en toute nécessité et dont la couleur commande aux structures et aux teintes de la toile, composent un jeu d'identités et de différences plastiques, de vide et de plein, de fluidité et de traits, où le regard du curieux aurait tort de ne voir que bestiaire de prédilection, harem de rêverie ou flore d'atelier. Tous les motifs, liés ou déliés, subliminaux ou souverains, imposent le même sentiment instantané de se voir impérativement arrêté par une identité plastique, comme lorsqu'on se voit sommé de la reconnaître au passage par une personne qu'on ne connais­sait ni d'Eve ni d'Adam. Ces tableaux se fondent dans une même figure, sûre de sa proximité à l'être de la peinture en son éloignement du monde, venue de loin, longuement construite dans le temps d'un travail de recherche, mais faite du seul souci de réconcilier la main et l'esprit dans ce que nous dit un équilibre de l'âme. Le mystère peut bien subsister sur la signification de chaque tableau, sur les intentions occasionnelles de sa structure formelle ou les appels mezzo voce de sa fantasmatique, le sens de l'œuvre peint de Pontremoli est clair comme une eau de roche qui garderait la vivacité du tor­rent sans plus avoir besoin de couler à grand bruit : c'est une peinture qui veut réaliser par les seuls moyens de la peinture ce que seule la peinture peut peindre. 

J'ai bien conscience que la peinture certaine - je veux dire la peinture qui est certainement peinture - existe aussi par d'autres voies, dans d'autres aventures, par d'autres raccourcis et d'autres allongements dans le temps de la recherche de soi et du parti de peindre. La sérénité intemporelle à quoi aboutit et qu'illustre pour moi l'art médité par Pontremoli pour l'amour d'une cohérence inscrite dans l'espace peint n'est pas, bien sûr, l'unique forme du devenir-œuvre d'un itinéraire pictural. Tout plaisir de peinture n'est pas plaisir d'échapper au temps. Il existe aussi, très souvent même, des peintres dont le tempo de l'œuvre est scandé par des passions ou des choix plastiques successifs qui s'égrènent, au calendrier de l'annaliste, comme autant de redéparts du premier jour dans leur passion, leur vice ou leur fureur de peindre. Variations de style ou de genre, de sentiment ou de technique, de thématique ou de métaphysique découpent et imposent à l'œil du spectateur des accommodations disjointes. Le sentiment que de telles variations de l'humeur du pinceau procure au spec­tateur reste bien sûr, au total, celui d'une œuvre unique, aussi indivisiblement personnelle que l'identité indicible que nous associons au nom propre du créateur (souvent celui des plus grands) ; mais il reste que de tels itinéraires peints sont des périples où le vent a sauté plusieurs fois d'un orient à l'autre, aucun cap jamais n'annulant aucune route. Les parcours sont périodisables à l'historien de l'art parce qu'ils ont déjà été péridodisés par le désir du peintre ou la nécessité du siècle. La personnalité d'un navigateur et le cours immense du monde logent leurs anastomoses séculières en ces œuvres parlantes. 

Pontremoli appartient indiscutablement à une autre famille de créateurs, peut-être moins nombreuse, dont le rapport au temps de la création illustre une figure exactement inverse de l'accomplissement. C'est en tout cas le sentiment que m'a imposé la découverte de ses toiles. Je veux parler d'un sentiment énigmatique mais lancinant : le tableau me semble fait pour me faire oublier le temps que l'effacement du temps a coûté à l'artiste. Chaque toile m'invite au silence : je n'entends plus les interpellations du devenir, je ne ressens plus les tohu-bohu du temps dans lequel elle s'est faite: elle me soustrait la possibilité même de penser intentions, dates, aventures ou biographie. L'impression visuelle m'introduit à une immobilité centrale, où les détails semblent connaître d'avance, mais comme en une « docte ignorance », le trajet qui les achemine à un équilibre ponctuel, et un seul, obstinément recherché, par tous chemins, pistes rarement abandon­nées, tous flux ou influences confluant, parfois méconnaissables, et tous « sauvés » dans l'ultime bonheur d'expression atteint plus ou moins tôt - ici la vie et la mort disposent - mais qui s'impose alors comme la seule expression possible, comme une apparence devenue essence, délivrant à l'œil toute la vérité rétrospective de ses antécédents. 

Je ne puis, par exemple, voir des Pontremoli plus anciens, des dessins, des esquisses, des théâtres ou des paysages, des exercices consacrés à une structure de plante sans voir s'en dégager ce que sa recherche picturale est devenue plus tard sous son pinceau final. Non en surimpression, comme il nous est facile quand notre œil sait la suite et la fin d'un proces­sus, mais en transparence, comme si le futur avait habité tous ces présents en suspens, travaillés par l'attente d'une fin unique, elle-même recherchée, comme en toute quête spirituelle, dans l'oscillation entre le doute et la prescience orgueilleuse du but. Le libre ébat dans cette aptitude finale à peindre le même équilibre en toutes figures, rêvé-je alors, a du être pour le peintre une immense joie, celle d'une certitude de sa pensée plastique, nourrie du soulagement d'une longue tension enfin libérée de l'angoisse qu'elle eût pu être vaine. Mais si je ne puis que conjecturer le plaisir du peintre à être devenu le peintre qu'il avait toujours voulu être, je ressens directement la saveur que ses tableaux imposent au spectateur : Pontremoli est un homme qui a gagné son pari que le « futur antérieur » de sa vie de peintre soit devenu pour le regardeur le « passé simple » d'une évidence, irréversiblement inscrite sur des toiles. Illusion rétrospective peut-être, mais l'illusion de l'œil, que toute peinture travaille à produire, n'épuise pas la multiplicité de ses effets dans « l'illusionnisme » figuratif. 

On ne dira jamais par des phrases, ce que la peinture fait : sinon il n'y aurait jamais eu lieu ni nécessité de peindre; peindre ne vaut que pour dire ce qui ne peut se dire autrement. La fresque ou le tableau disent d'abord que le moyen employé - faire et défaire des formes pour faire dire quelque chose aux formes élues par cette obstination - est un moyen insubstituable par tous autres moyens d'exprimer. L'insubstituabilité de la peinture fait l'indiciblité d'un tableau. Mais tout regardeur est aussi un parlant ; il éprouve le besoin de trouver certains mots pour se libérer du malaise où le plongerait une impression visuelle interdite d'expression. Si, d'un mot, je voulais libérer le plus aigu du sens que je res­sens devant la peinture de Pontremoli, je dirais « méditation » ; et la pente où elle m'attire c'est d'y méditer moi-même : au sens du lexique chinois qui, dès l'origine de ses philosophies, distingue la « méditation » de « l'étude », non pour hié­rarchiser ces deux pratiques mais pour dire et pratiquer la distance de la première à la discursion parlante et argumentante de la seconde. 

Je n'entends pas signaler chez Pontremoli une méditation sur la peinture – laquelle conduit aussi bien à la grandiose appropriation-destruction par Picasso de toute autre peinture que la sienne qu'à l'autodestruction du peintre follement spéculatif du Chef d’œuvre inconnu ; plus souvent au recouvrement interminable d'une peinture sous les écrits publici­taires de son peintre-auteur – . Je ne veux pas dire non plus peinture méditative - comme il s'en trouve chez les plus grands lorsque la méditation d'un sentiment moral, religieux ou philosophique procure à un peintre son « souffle vital » - car un tel espace peint vient alors se loger dans les vastes espaces de la réflexion, et ses motifs s'entrelacer aux mots, aux arguments, aux assertions. La peinture qui prend pour instrument un « sujet » de méditation repose sur un pacte consciemment passé par le peintre avec une pensée qui vient d'ailleurs que de sa peinture, qui la traverse, qui l'imprègne si l'on veut, mais qui pourrait la quitter sur la pointe des pieds sans que le spectateur amoureux de sa matérialité plastique entende s'esbigner la visiteuse. Je veux seulement nommer une impression insistante : si les tableaux de Pontremoli cap­tent mon regard pour le faire travailler méditativement, c'est d'abord parce qu'ils m'imposent la figure d'une méditation sur les formes menée dans et par les formes, c'est-à-dire d'une méditation menée par des moyens exclusivement picturaux sur le désir de peindre, plus précisément sur ce qu'il en advient dans l'apparence finale de chaque tableau, lorsque le tra­vail de la méditation qui, chez le peintre, est aussi travail des sens, se transforme en un souci unique : que ce tableau-ci ne serve qu'à dire ce qu'est tout tableau. Pontremoli n'est pas le seul peintre qui en peignant médite exclusivement par la peinture, mais toute sa peinture me donne le sentiment qu'elle tient en cette méditation et qu'elle s'y tient jalousement, à l'écart de tout bruit extérieur. 

Peindre ne va pas de soi, quand on ne vous commande plus de peindre. Qu'elle vienne du mécène ou de la ferveur des foules, du marchand ou du public, du « cela va de soi » ou d'une conviction du peintre, la commande autorise l'évitement d'une question : « Mais, à la fin des fins, pourquoi diable est-ce que je peins ? ». On sait l'inanité des réponses que la convenance ou la pirouette obligent les écrivains à livrer à la question « Pourquoi écrivez-vous ? » Dans le cas de la littérature, quelques éléments médités de réponse s’en trouveraient pourtant dans la littérature moderne qui, depuis Jacques le Fataliste ou le Voyage sentimental, s’est de plus en plus souvent donné pour seul « sujet » de manifester par des moyens proprement littéraires le plaisir, l’aporie ou l’angoisse d’écrire. En sa peinture méditée, Pontremoli ne nous livre que fugitivement ce que ses persistances formelles ou thématiques signifient pour lui. Mais il nous livre entièrement et en chacun de ses tableaux ce que le geste de peindre et l’acte de méditer font ensemble quand on ne peut plus distinguer l’un de l’autre. Ni le pinceau savant ni la quête d’un état de l’âme ne sont ici des serviteurs distincts de la méditation. 

J’aurai pu, j’ai failli dire peinture « mystique », pensant bien sûr à ce « type idéal » de la virtuosité religieuse dont fait usage, en sociologue, Max Weber pour ramasser ses descriptions de toutes les techniques – corporelles ou psychiques – servant à atteindre l’état rare, extraordinaire et intense qui, dans les religions proprement dites, définit la forme haute et solitaire du « salut ». Mais il faudrait alors, pour éviter tout contre-sens, parcourir comparativement le panorama historique de ces « expériences » mystiques où des dieux personnels n’ont pas toujours été partie prenante, notamment dans les religiosités hindoues, taoïstes ou shintoïste. Cela pour dire simplement que « mysticisme »s’oppose, toujours chez notre sociologue, à « ascétisme » (intra- ou extra-mondain) comme la quête d’un état s’oppose à la conduite d’une action ; et que le mysticisme (lui aussi tantôt innerwetlich, tantôt ausserwetlich) qui nous intéresse ici est non pas « refus du monde », mais « vie silencieuse dans le monde », capable de préserver un incognito spirituel alors même qu’on joue activement son rôle, dans les affaires ou les guerres du monde, mais « comme si » on en était absent. Le peinture peut être le divin de cette absence. 

Je ne sais pas vraiment quand a été consommée dans l’histoire de la peinture occidentale la mise à mort du « sujet ». Bataille faisait hommage à cet égorgement de Manet. Mais je crois ce sacrifice venu de plus loin. Dans la longue marche au meurtre de l’iconicité ancestrale, sacrement par lequel l’association de la forme et de la teinte a reçu la charge exclusive de commander le tableau, les « gommages » de l’iconographie – où se complut Giorgione – ont en mille manières jalonné les approches du passage à l‘acte contemporain. L’impression de plaisir sans référence que nous ressentons à voir des espaces liés par des formes indicibles (figuratives ou non) s’appelle aujourd’hui « peinture ». Ce plaisir a au moins pour contenu le pressentiment du déplaisir qu’on aurait à voir ces formes-là se défaire à la recherche d’une meilleure étreinte qu’on sent impossible, puisque c’est précisément la pierre de touche du pouvoir pictural d’un tableau que de me donner à voir comme seul possible le nouement de l’espace signifiant qu’il m’impose. Illusion peut-être, mais qui fait tout le sens d’un tableau en tant que peinture, celui de nous semble nécessaire, d’une nécessité qui n’a pas d’autre statut que plastique. Toute peinture se reconnaît à ce qu’elle impose un lien entre les parties du tableau, déductible de rien d’autre que des éléments que me fournit ce seul tableau pour statuer sur sa nécessité. C’est dire que la peinture contemporaine, telle que l’ont faite les peintres et leurs complices regardeurs, n’a que faire du « sujet », ne se référant plus, pour signifier, qu’à elle-même et à ses pouvoirs indéfinissables. La distance ou la proximité au figuratif ne changent rien à l’affaire. L’abstraction la plus formelle peut ressusciter le « sujet » ou le poncif ; la figuration la plus réaliste peut être prétexte à peinture pure. La manière semi-figurative de Pontremoli n’atténue ni n’accentue le mouvement mental de sa peinture qui est méditation et non réflexion, discursion ou référence. La persistance dans la volonté de ne rien défaire, quel que soit l’objet peint, de ce qui lie dans la peinture le geste au regard, est méditation sur nos moyens corporels d’éternité. 

Parlant de Pontremoli, je côtoie ici et semble même paraphraser la sémiologie « compréhensive » que François Cheng a donnée des correspondances qui lient, en toutes rigueur et fluidité, la philosophie du monde chinois à sa peinture (Vide et plein : le langage pictural chinois) ; plus généralement, en toute culture extrême-orientale, l'inhérence de la méditation à toutes les expressions esthétiques. J'ignore quel regard Enrico Pontremoli a pu jeter sur les peintures japonaises et chinoises. Et, de toutes manières, même si influence il y a eu ou s'il est vrai que la plupart des traits de la sémiologie picturale de Cheng procurent des descripteurs parfaits du subtil espace pontremolien comme de ce que sa méditation y inscrit, on sait bien qu'un ethos artistique ne peut avoir le même sens lorsqu'il est immergé dans une culture qui anticipe et accueille ses règles ou lorsqu'il exprime une représentation du monde étrangère au monde où l'on pense et peint. Mais alors, quel Européen errant, dépaysé et dépaysant, que ce Pontremoli, d'autre part si clairement Français de la Résis­tance! Moine vagabond de l'Ecole de Paris qui jamais n'emprunte ses voies de grand charroi, ermite enclos dans un espace où le « Vide » est le moteur du « Plein », où « le Non-avoir fait l'usage », où la profondeur articule non une perspective Renaissante mais « les Trois Distances » qualitatives des traités chinois, et surtout - peu importe les formulations taoïste, bouddhiste, Tch'an ou confucéennes -, l'omni-actif « souffle rythmique » (Ch'i Yun), rattachement de toute vie au primordial. Puisque le grand peintre Shih-T'ao, prince balloté par l'histoire politique, a immobilisé dans ses Propos sur la peinture (1731) un système des relations entre pensée philosophique et pensée esthétique qui est aussi un ouvrage de métier, c'est à lui de conclure sur une de ces subtiles évidences dont seule la peinture de l'impondérable peut accueillir le geste : « Là où le mouvement du pinceau est le plus appuyé, il faut au contraire voler à main levée au-dessus du papier, en éliminant toute violence ; ainsi, dans les parties denses comme dans les parties fluides, tout sera également immatériel et animé, vide et merveilleux ». 

Jean-Claude Passeron
sociologue

 

MONSIEUR PHILIPPE, LE CLIENT DE L'OMBRE 

D'où sortait-il ce mystérieux Monsieur Philippe qui m'était tombé dessus sans crier gare en des temps couleur vert-de-gris et qui ne me demandait pas moins que de reproduire des papiers tamponnés avec un aigle dans le coin? 

Dans l'atelier flottait comme un parfum de piège. 

« Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, Monsieur, il s'agit d'une regrettable erreur. » Alors l'inconnu me livre quelques précisions qui me laissent barboter dans mes dénégations floues. 

Le moment était arrivé où il ne reste de protection qu'une sorte de clairvoyance animale. 

Alors il faut passer à l'action, s'exécuter en somme. 

Je ne rate jamais une occasion de tourner en dérision cet enseignement de la gravure lithographique appris à l'Ecole Estienne, une technique désuète dont le seul mérite est de développer l'habileté manuelle. 

Ce jour-là mon nouveau client a paru satisfait du résultat. Monsieur Philippe est revenu fidèlement. Pendant que je me livrais à mon travail de rat il me décrivait avec lucidité les épisodes du drame dans lequel nous barbotions. 

Mais jamais il ne m'a dit un mot sur son état de peintre. Aujourd'hui je me sens un peu vexé de ne pas avoir deviné d'où lui venait cet art du mime accompagnant ses propos : cette habileté à restituer les apparences ne pouvait être acquise que par une observation patiente comme celle que montrent les peintres devant le motif. 

Quand dans des temps devenus plus sereins Monsieur Philippe a repris son nom d'Entico Pontremoli il m'a enfin montré ses toiles, sur lesquelles je ne vais pas vous offrir le ridicule d'émettre un jugement. J'ose dire que les formes et les couleurs qu'il m'a révélées m'ont introduit dans un univers qui lui était propre, fait d'harmonie et de méditation. Et je souhaite que cette exposition apporte à de nouveaux amis ces mêmes sentiments. 

Robert DOISNEAU


Retour au texte de l'auteur: Jean-Claude Passeron, sociologue Dernière mise à jour de cette page le dimanche 2 avril 2006 19:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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