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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Sens et politique. Pour en finir avec de grands désarrois (1990)
Un projet pluriel


Une édition électronique réalisée à partir du livre de M. Jean-Marc Piotte, Sens et politique. Pour en finir avec de grands désarrois (1990). Montréal : VLB Éditeur, 1990, 188 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 27 mai 2004].

Un projet pluriel

L'effondrement des «Républiques populaires» dans les pays de l’Est réduit Lénine à sa véritable dimension: un adversaire intransigeant de la propriété privée et de la propriété foncière, un grand stratège politique, un homme d'État exceptionnel, mais un bien piètre socialiste. Lénine rompt le lien fécond entre liberté et égalité qui avait alimenté jusque-là les courants socialistes et anarchistes. Avec lui, le socialisme peut être imposé de l'extérieur aux masses pour leur plus grand bien. Le soulèvement victorieux contre ce type de socialisme nous permet de renouer, au-delà de la IIIe Internationale, avec la tradition critique et libertaire du socialisme.

Le socialisme, pour Marx, ne signifiait pas la destruction de la démocratie bourgeoise mais son élargissement. Non seulement il était favorable au suffrage universel, à la liberté d'expression et à la reconnaissance des partis politiques, mais il revendiquait pour le prolétariat ces libertés refusées par la bourgeoisie. Les lacunes de Marx sont ailleurs. L’utopie d'une société sans État que Marx partageait avec les anarchistes est politiquement peu féconde car elle éloigne du problème réel de contrôle démocratique sur l'État et ses rouages. Son rêve, qu'il exprime durant la Commune de Paris, de substituer la démocratie directe à la démocratie représentative relève d'une même fuite. Sur ces questions, les réflexions des penseurs libéraux sont souvent plus riches que celles de Marx ou des anarchistes. Marx, du moins durant la période du Manifeste du Parti communiste, voulait remplacer le marché par une planification centralisée aux mains d'un gouvernement ouvrier élu démocratiquement. Lui, si critique du despotisme dans l’usine, ne voyait pas que sa position soumettrait l’ensemble de la société à un despotisme similaire. Le XXe siècle nous a appris que diverses formes de propriété peuvent coexister au sein d'un marché plus ou moins planifié par l'État et que c'est la meilleure façon de poursuivre le projet d'une société plus respectueuse de la liberté et de l'égalité tout en soutenant une gestion économique efficace. Enfin, Marx, fidèle disciple de Hegel, partageait une philosophie de l'histoire dont le sens se révélait, non pas dans le développement de l'Esprit mais par les luttes révolutionnaires du prolétariat. Des philosophes ont réduit épistémologiquement à néant toute philosophie de l'histoire et l'histoire réelle a démontré que la classe ouvrière ne pouvait vivre à la hauteur du mythe que des intellectuels lui avaient fabriqué.

Les intellectuels libéraux du XVIIIe siècle critiquent l’ordre établi et opposent la raison à la tradition, à la foi, à l’argument d'autorité. Il faut renouer avec ces intellectuels contre les chantres nostalgiques des communautés perdues et contre les postmodernes qui désespèrent de l'humanité. Les penseurs socialistes et anarchistes critiquent l'ordre capitaliste et rêvent d'une humanité constituée de sujets libres et égaux. Il faut s'inspirer de cette tradition contre les néo-libéraux qui justifient l'inégalité au nom des lois d’un marché sanctifié.

Partout, en Occident, l’accent est mis sur la défense de la démocratie, des droits de l'homme, de la liberté. Les bouleversements qui secouent les pays de l’Est semblent démontrer la validité de cette prédominance. Mais, en même temps, triomphent les inégalités entre pays riches et pays pauvres, entre le Nord et le Sud. Au sein de tous les pays, l’écart grandit entre les mieux nantis et les laissés-pour-compte. Les sociétés riches, comme le Québec, sont confrontées à des problèmes qu'elles croyaient avoir définitivement résolus: sans-abri, faim (résurgence et extension des soupes populaires), analphabétisme, etc. La politique actuelle sacrifie l’une des valeurs à l'autre, l'égalité à la liberté.

Comment protéger les libertés des individus tout en assurant à chacun des chances égales de se développer et de s'épanouir? La poursuite de ces deux objectifs implique des compromis variables selon le pays, l'époque et les problèmes confrontés. Mais la recherche de ces compromis exige que la liberté et l’égalité soient toutes deux socialement valorisées. Dans la présente conjoncture où le discours omniprésent subordonne la seconde à la première, il faut insister sur la nécessité de l’égalité.

L'esquisse du projet social-démocrate présenté se situe au sein de cette volonté de promouvoir une société plus juste et respectueuse des libertés. Ce projet rompt donc avec tout désir fantasmatique d'un monde totalement harmonieux, fut-il posé comme idée-limite de nos aspirations, comme horizon de nos combats. Il se situe au sein de la présente société industrielle capitaliste qu'il cherche à rendre plus égalitaire tout en estimant indispensables les libertés dont nous jouissons.

J'ai insisté sur ce que je connais le mieux: les transformations de l’organisation du travail, la dualisation du marché du travail et le manque de réponse appropriée des syndicats à ces nouveaux défis. je cherche une solution à la précarisation du travail qui affecte particulièrement les jeunes, mais aussi les femmes et les immigrants. Il n'y aura pas de renouveau politique au Québec si les jeunes, dont la vie familiale, scolaire, de travail, amoureuse est affectée par la précarité, ne trouvent pas dans un projet l’espoir de maîtriser leur avenir. Il n’y a pas de sujet révolutionnaire: je ne veux pas placer sur les épaules des jeunes précarisés le rôle que j’attribuais jadis à la classe ouvrière. Mais je sais bien aussi qu'aucun mouvement social et politique ne peut naître et se développer sans leur présence et leur dynamisme.

Ma problématique est insuffisante et partiale: elle devrait être rectifiée et complétée par d'autres problématiques. Il faut se démarquer des ambiguïtés du NPD et penser la social-démocratie à l’intérieur d'un projet souverainiste. Ce projet national doit impliquer les groupes ethniques minoritaires et promouvoir par des mesures concrètes, particulièrement sur l’île de Montréal, leur intégration à la communauté québécoise. La problématique féministe est incontournable: des femmes continueront avec raison de revendiquer l’égalité sur le marché du travail et le respect de leurs libertés. Enfin, on ne peut plus penser développement économique et social sans montrer comment il serait compatible avec une vision écologique.

La rationalité instrumentale du développement économique, sa gestion efficace, doit être subordonnée à d'autres rationalités: le développement social et la rationalité écologique. La rationalité économique doit être mise au service de la recherche de la liberté et de l’égalité pour tous. Si l'histoire n’a pas un Sens, il faut accepter qu’un projet social et politique doive articuler, et de la façon la plus rigoureuse possible, diverses problématiques autour de valeurs communes. Un tel projet ne peut être porté que par la coalition de différents acteurs sociaux: militants syndicaux, militants des groupes populaires, féministes, écologistes, indépendantistes, travailleurs précaires et immigrants politisés. Mon esquisse social-démocrate appelle ce projet pluriel.

Comment un tel projet peut-il s'inscrire au sein de l'intégration de plus en plus poussée des différents espaces nationaux? L’internationalisation de l'économie ne concerne pas seulement les biens matériels, mais aussi l’ensemble des biens culturels. Un Québec souverain et social-démocrate, respectueux de l'écosystème et ardent défenseur de l'égalité, est-il possible au sein d'un libre-échange où l'égalité formelle des partenaires (le Canada et les USA) masque la domination écrasante des seconds sur le premier? Le marché commun européen de 1992 sera à ce niveau fort éclairant. Comment les pays sociaux-démocrates avoisinants la CEE réagiront-ils à la formation de ce vaste marché commun? Celui-ci favorisera-t-il l'usage d'une langue commune et celle-ci sera-t-elle, comme l'affirment de nombreux intellectuels français, l'anglais? Ces questions intéressent tous les États petits et moyens, toutes les nations petites et moyennes. Quelle marge de manœuvre leur restera-t-il dans une économie de plus en plus dominée par de grandes multinationales, de grands États, de grands ensembles économiques?

La poursuite de l’égalité et de la liberté dans les sociétés industrielles développées doit-elle se faire en oubliant que la majorité de l’humanité ne jouit pas des droits que nous nous sommes habitués à considérer comme normaux (droits démocratiques, droit au logement, à la nourriture, à la santé, à l'éducation)? La formation de grands blocs économiques dans le sillage de la CEE accroîtra-t-elle l'inégalité croissante entre pays riches et pays pauvres? L'aide apportée par les pays capitalistes riches à la libéralisation de la Pologne et de la Hongrie se fera-t-elle au détriment de l’aide limitée apportée à des pays dont les problèmes sont beaucoup plus énormes que ceux des pays de l'Est? Comment les politiques des organismes de concertation internationale pourraient-elles réduire les inégalités internationales au lieu de les reproduire?

Grâce à Gorbatchev, les relations tendent à se décrisper entre les pays membres de l'OTAN et ceux du pacte de Varsovie. Un sérieux processus de démilitarisation des deux blocs est en cours. Le danger d'une guerre nucléaire n'est pas disparu, mais il s’estompe. Mais que faire pour limiter les guerres locales et régionales qui ont déchiré la planète depuis la dernière grande guerre? Des organismes internationaux oeuvrant pour la paix pourraient-ils être renforcés?

La pollution est aussi un problème international. La destruction de la couche d'ozone, la destruction des poumons de la planète par les pluies acides ou la déforestation, la pollution des cours d'eau et des océans sont des problèmes qui ne peuvent être réglés localement. La liberté et la justice, la paix et la protection de l’environnement doivent être pensées dans un monde de plus en plus tissé serré.

Il n’est pas nécessaire d'obtenir des réponses à toutes nos questions pour entreprendre, à notre niveau, des luttes pour une société plus juste, plus respectueuse des libertés et plus attentive à l'environnement. La rapidité foudroyante, dans les pays de l’Est, des changements que personne n'avait prévus devrait nous réconforter: tout est possible ici aussi. S'il n'y a pas un Sens à l'histoire, il n'y a pas non plus de Déterminisme. Et les peuples des pays de l’Est, qui apprennent à apprivoiser les libertés qu'on leur avait si longtemps refusées, ne renonceront pas si facilement aux mesures de sécurité sociale dont ils jouissaient, ne tourneront pas si facilement le dos à la vertu d'égalité. À travers essais et erreurs, des avancées et des reculs, ils inventeront sans doute de nouveaux modèles de social-démocratie dont nous pourrons nous inspirer.

La politique peut promouvoir la liberté et l’égalité comme elle peut en être le fossoyeur. Elle peut tenter, comme dans les systèmes politiques de délation généralisée, de briser les réseaux de solidarité primaire, d'isoler chaque individu et de le rendre dépendant de la religion séculière véhiculée, mais elle ne peut positivement engendrer la fraternité. Celle-ci, comme toutes les relations de proximité, se situe hors du politique. La sphère publique peut chercher à restreindre la sphère privée: elle ne peut la créer. À bien y regarder, les propos de Gorz et d'Habermas indiquent plus les limites du politique qu’ils ne constituent un projet politique. Ils disent que le sens de la vie doit être cherché ailleurs que dans l'économique (le marché ou la planification) et le politique (1’État). Ils affirment que le politique devrait respecter l’autonomie de cet ailleurs, même s’ils ne s'entendent pas sur la définition de cet ailleurs.

Les relations affectives (l’amour, l'amitié, la tendresse...) sont essentielles à nos vies. En être privé est sans doute la pire maladie qui peut nous arriver. Or elles ne relèvent pas du politique, mais du domaine de l’intime. Des conditions de vie décentes en terme de logement, de nourriture et de vêtement peuvent favoriser l'épanouissement de la vie affective comme des conditions indécentes peuvent l'entraver: elles ne peuvent l'engendrer. L’assurance-santé et l'assurance-maladie permettent à chacun de se faire soigner; des généreux fonds de pension pourraient rendre plus supportable le vieillissement. Aucune politique ne peut supprimer le vieillissement, la maladie, la séparation et la mort.


Marx, poursuivant Feuerbach, affirmait: «L'homme fait la religion, et non la religion l'homme. La religion est la conscience de soi de l'homme, ou quand il ne s'est pas encore trouvé, ou quand il s'est déjà perdu. Or, l’homme, c'est le monde de l'homme, l'État, la Société. Cet État et cette Société produisent la religion, conscience faussée du monde parce qu’il est un monde faussé [...] La misère religieuse est à la fois l’expression de la misère réelle, et la protestation contre cette misère réelle. C’est le soupir de la créature accablée, l’âme d'un monde sans âme, et l'esprit d'un monde sans esprit. C'est l'opium du peuple (1)» Même en supposant que l’humanité puisse un jour constituer une société prospère, juste, respectueuse des libertés et de l'environnement, chaque individu sera confronté tôt ou tard aux limites inhérentes à son existence. Certains l'accepteront stoïquement. D'autres épouseront des utopies. Plusieurs continueront de chercher dans la religion ce que la vie ne peut offrir: une santé et une jeunesse perpétuelles, une présence amoureuse éternelle. Les postmodernes ont tort: les utopies renaîtront avec les printemps sociaux. Feuerbach et Marx avaient tort: la religion est une réalité sociale indépassable.

La politique ne peut donner un sens à la vie de chacun, même si certains militants peuvent y en trouver un. La politique ne peut rendre les êtres plus fraternels ni la vie quotidienne, signifiante et solidaire. Elle peut cependant créer des conditions favorisant la prise en charge de la vie par chaque individu; elle peut cependant créer des conditions qui permettraient à un maximum d'individus de donner sens à leurs vies en se sentant solidaires des autres. Le projet pluriel, dont j'ai esquissé l'élément social-démocrate, poursuit cet objectif.


Notes:


(1) Cité par Henri Lefebvre, La pensée de Karl Marx. Bordas, 1966, pp. 33-34.


Retour au livre de l'auteur: Jean-Marc Piotte, sociologue, retraité de l'enseignement, UQAM. Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 22 août 2004 09:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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