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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Luc Racine, “Bilan du cléricalisme. Le clergé et les classes sociales : pour une stratégie de la gauche.” Un article publié dans la revue Parti pris, revue politique et culturelle, vol. 4, no 3-4, novembre-décembre 1955, pp. 13-25. [Autorisation accordée par les ayant-droits de l'auteur le 9 septembre 2011 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[13]

Luc Racine

Sociologue, Département de sociologie, Université de Montréal

Bilan du cléricalisme.
Le clergé et les classes sociales :
pour une stratégie de la gauche
.”

Un article publié dans la revue Parti pris, revue politique et culturelle, vol. 4, nos 3-4, novembre-décembre 1966, pp. 13-25.



"L'homme, même quand il proclame l'État athée, demeure toujours asservi à la religion, précisément parce qu'il ne reconnaît son humanité que par le détour de l'État. La religion est précisément la reconnaissance de l'homme par un détour, par un médiateur, l'État est le médiateur entre l'homme et la liberté de l'homme. De même que le Christ est le médiateur que l'homme charge de tout le côté humain de sa nature, de son enlisement dans la religion, de même l'État est le médiateur qu'il charge de tout son côté non divin, de son enlisement dans l'inhumain".
Karl Marx, Question juive (1844).
"Les principes sociaux du christianisme prêchent l'inévitabilité d'une classe régnante et d'une classe opprimée. En ce qui concerne cette dernière, ils ne peuvent que formuler un pieux souhait : qu'elle soit l'objet de la charité de la première.
Les principes sociaux du christianisme déplacent dans le ciel la fin de toutes les infamies. De ce fait, ils justifient la perpétuation sur terre de ces infamies".
Karl Marx, Deutsche Brüsseler Zeitung
(12 septembre 1847).



Il n'est pas facile, au Québec, de prendre position face à l'Église et au clergé. Chez nous, ni l'anticléricalisme ni l'athéisme n'ont jamais été très développés et cohérents. Historiquement, économiquement et politiquement, nous ignorons beaucoup de la force réelle qu'a représentée (et représente encore) la hiérarchie catholique. L'ampleur des conséquences qu'a eu l'hégémonie séculaire du clergé sur la culture québécoise et sur notre psychologie (individuelle autant que collective) n'est pas toujours prise suffisamment en considération ; nous commençons à peine à entrevoir le sens de la récente évolution de l'Église du Québec.

[14]

Ce bilan, qui est loin d'être complet, n'encourage guère : l'autorité cléricale détient encore assez de contrôle sur les divers secteurs de la vie québécoise pour nous rendre très ardue la compréhension du rôle qu'elle y joue précisément. Ce numéro de parti Pris a été réalise avec l'intention explicite d'indiquer par quels moyens il est possible, à plus ou moins brève échéance, de mettre fin à un pareil état de choses.

Si, comme nous le croyons, l'absence d'une stratégie cohérente de la gauche face au clergé est due en grande partie à l'inexistence d'analyses compréhensives et documentées du phénomène clérical et religieux ainsi que de son rôle déterminant à l'intérieur de la société et de la culture québécoises, il importe en tout premier lieu de combler cette lacune.

Les articles de Pierre Maheu et de Gaëtan Tremblay représentent une tentative dans ce sens : le premier en visant à montrer les influences dévastatrices d'une culture et d'une éducation cléricales sur le plan psychologique, le second en proposant une analyse concrète de la nouvelle attitude du clergé principalement dans le domaine de l'éducation. Les conclusions de ces deux articles aboutissent à la nécessité d'élaborer une stratégie qui permettrait d'empêcher que, de réforme en réforme, le clergé québécois en arrive à conserver son hégémonie avec la plus ou moins grande complicité de l'État.

Pour notre part, nous aborderons ici quelques questions complémentaires ayant trait au lien qui existe historiquement entre l'évolution des positions du clergé et la transformation de la structure de classes de la société québécoise ; aux relations entre le laïcisme, le socialisme et la décolonisation ; et enfin, à la stratégie de la gauche face à l'Église et à la religion.


le clergé et les classes sociales

Il serait manifestement faux de croire que l'Église québécoise n'a jamais accepté pratiquement de modifier ses positions globales depuis [15] la Conquête. Le monolithisme idéologique du clergé, jusqu'à tout récemment, a pu porter à croire cela. Toutefois, en examinant rapidement l'évolution des positions de l'Église depuis 1760, on se rend facilement compte que ce ne fut pas tout-à-fait le cas. L'Église a bien voulu donner l'impression qu'elle était une autorité et une force inébranlables dont aucune des décisions ne pouvait être affectée par les circonstances. En réalité, à chaque fois que cela lui fut nécessaire pour conserver son emprise sur la société et sur la culture québécoise, elle s'est adaptée aux événements, quitte à se justifier après coup et, le plus fréquemment, à nier systématiquement d'avoir dû faire des concessions.

Lors de la Conquête, le clergé, qui jusqu'alors n'avait pas été le groupe socio-économique prédominant, profita du départ de l'administration et des commerçants français pour prendre sur la population paysanne un contrôle global que les seigneurs ne furent pas en mesure de lui contester (pas plus qu'ils n'avaient eu auparavant assez de force pour contester les pouvoirs de l'administration et des marchands favorisés par la politique coloniale de la métropole). Cette domination presqu'exclusive du clergé sur une population en majeure partie paysanne fut facilitée par une entente tacite avec le conquérant anglo-saxon : ce dernier ne pouvait assimiler d'un coup le peuple vaincu et avait besoin de son appui pour empêcher que les colonies de l'Amérique du Nord britannique ne suivent la même évolution que les Etats-Unis vers la république et l'indépendance politique. Le clergé put garder son contrôle sur la population du Québec, à condition bien entendu d'imposer a celle-ci la fidélité à l'Angleterre. Ce fut l'Acte de Québec qui, après quelques heurts entre le clergé et le conquérant, établit un tel pacte.

Sous le régime de séparation du Haut-Canada et du Bas-Canada, une bourgeoisie libérale, composée de professionnels et de petits commerçants, commença à se former au Québec. Graduellement, cette classe [16] naissante prit assez d'importance pour menacer l'hégémonie du clergé sur la population paysanne. Lors de la rébellion des Patriotes, le clergé appuya donc les intérêts anglo-saxons, et la possibilité d'une prise de pouvoir politique (avec l'indépendance et le rapprochement d'avec les Etats-Unis que cela aurait impliqué à l'époque) par la bourgeoisie naissante avorta. L'Acte d'Union, puis la Confédération, consommèrent la défaite de cette bourgeoisie libérale.

Bien qu'elle ne disparut pas complètement, cette classe devint de plus en plus composée uniquement de professionnels, abandonnant ainsi toute velléité de participer à l'essor de l'économie dans les domaines, alors privilégiés, du commerce, des transports et de l'industrie. Ces professionnels s'occupèrent de la vie politique fédérale et provinciale, tour en demeurant soumis à la tutelle du clergé qui s'était graduellement assuré d'un contrôle complet sur l'éducation et sur tous les secteurs de la vie québécoise n'étant pas passés sous le contrôle direct d'Ottawa.

Ainsi, dès la fin du siècle dernier, la structure de classes de la société québécoise s'était cristallisée (puis sclérosée) autour de la domination qu'une élite dirigeante - où prédominaient les clercs sur les gens des professions libérales - exerçait sur une population encore en majeure partie rurale et paysanne. Le contrôle de la vie sociale relevait du clergé, par la voie de l'éducation ; le contrôle de ce qu'il restait de vie politique relevait accessoirement de la petite bourgeoisie professionnelle. La complicité et la faiblesse de cette élite assuraient par ailleurs aux intérêts anglo-saxons une domination totale de la vie économique québécoise.

On peut comprendre ainsi l'attitude souvent ambigüe prise par le clergé québécois dans le domaine des relations entre le Québec et le Canada durant les cinquante premières années du siècle. À chaque fois qu'il s'agissait d'imposer aux québécois fidélité au Canada ou à l’Angleterre, l'Église a fait pression dans le sens de la politique fédérale : [17] guerre des Boers, conscription lors de la première et de la deuxième guerre mondiale, etc. Par contre, lorsqu'il s'agissait de défendre les intérêts du clergé contre la centralisation fédérale, l'Église s'est opposée aux initiatives d'Ottawa : écoles séparées, allocations familiales, instruction obligatoire, assurance-santé, assurance-chômage, subventions aux universités, etc. À plusieurs reprises, la bourgeoisie professionnelle a prôné une politique différente de celle du clergé (lors de la conscription pendant la dernière guerre, notamment), mais le rapport de forces a toujours joue finalement en faveur de l'Église.

D'autre part, le nationalisme récriminateur, défensif et stérile de l'élite clérico-bourgeoise s'explique par le jeu de facteurs analogues. En effet, la structure de classes dont nous avons Parlé précédemment (agriculteurs petits commerçants »artisans professionnels » clercs : le pouvoir de décision politique variant à l'inverse de l'importance numérique) correspondait assez bien à l'état d'une société rurale dominée par une société urbaine et mercantile. Le passage, à l'intérieur de la société dominante, d'une économie marchande (permettant l'accumulation du capital) à une économie avec prédominance de l'industrie et du capital financier, a induit des changements importants dans la structure de classes de la société dominée : urbanisation et prolétarisation massive de la population agricole en exode vers les villes, à la suite de l'essor industriel des années 1900-1910 et 1920-1930, formation d'une classe ouvrière et apparition du syndicalisme.

Le pouvoir de la bourgeoisie clérico-professionnelle, reposant sur une structure de classes où prédominaient numériquement les agriculteurs, ne pouvait qu'être menacé sérieusement par le développement de la classe ouvrière. D'où la tentative, réussie pendant un certain laps de temps, de museler le mouvement ouvrier en l'encadrant par un syndicalisme catholique dont le clergé avait naturellement pris l'initiative.

[18]

À la menace intérieure s'en ajouta une autre : la politique centralisatrice du gouvernement, qui correspondait aux tendances à la concentration des pouvoirs des décisions économiques dans une économie réglementée par les ententes entre trusts et cartels.

Devant ces deux phénomènes, montée du mouvement ouvrier et politique centralisatrice de l'État dominant, le nationalisme du clergé adopta une perspective de plus en plus défensive et chauvine. Sur le plan politique, la doctrine de l'« autonomie provinciale » marque l'enlignement de l'appendice laïc du clergé sur ce nationalisme réactionnaire.

Puis, à partir de la fin de la dernière guerre, de nouveaux changements techno-économiques transforment la structure de classes dans un sens défavorisant sans cesse plus l'empire du clergé et de la bourgeoisie professionnelle sur l'ensemble de la société québécoise. En effet, l'après-guerre a été caractérisée, au point de vue socio-économique, par la prise en main de la production et de la consommation des biens et des services par des monopoles, poussant ainsi à la limite les tendances à la concentration des décisions déjà impliquées par une économie réglementée par les trusts et les cartels. L'apparition de la société de consommation et l'extrême emprise des moyens de communications de masse (radio, cinéma, télévision, etc.) sont liées à une telle évolution interne du capitalisme.

Au Québec, le contrôle de l'économie par des monopoles étrangers (principalement américains) a amené la diffusion de la culture de masse, entraînant d'un même coup le dépérissement rapide de l'ancienne culture cléricale.

En plus, vu les nécessités de gestion et d'organisation liées au capitalisme des monopoles, une fraction de plus en plus considérable de la population du pays est employée dans les services gouvernementaux ou dans l'administration des succursales des grandes entreprises anglo-saxonnes, des syndicats, etc. Cette nouvelle strate socio-économique, composée principalement d'employés de bureau, de fonctionnaires, de [19] technocrates, d'enseignants, de cadres administratifs divers, constitue la base objective du néo-nationalisme, s'opposant ainsi aux intérêts de la bourgeoisie clérico-professlonnelle sur le déclin.

Face à cela, le clergé, qui est la fraction prédominante de cette classe déclinante, peut adopter diverses positions : la réaction aveugle (de type Aujourd'hui Québec) et le réformisme plus ou moins poussé (de type Maintenant) sont les deux principales attitudes possibles. Tout porte à croire que l'indécision actuelle d'une bonne partie du clergé sera vite tranchée par le choix définitif en faveur de l'une ou de l'autre de ces solutions. L'option pour la réaction, si elle venait à triompher, entraînerait le clergé vers un fascisme rétrograde. Le choix réformiste, de son côté, pourrait amener à une alliance du clergé soit avec un pouvoir de type néo-capitaliste (genre aile gauche du P.L.Q., soit avec un pouvoir de type social-démocrate (genre R.I.N.).

Bref, dans cette perspective, le clergé pourrait tenter de s'allier à l'une des deux principales couches de la classe moyenne qui est actuellement en ascension : technocrates, hauts fonctionnaires et cadres administratifs d'une part, employés et salaries non-manuels d'autre part.


la transition vers le socialisme :
étapes de la décléricalisation
et de la décolonisation

L'analyse précédente, qui vise à montrer que l'évolution du clergé (en tant que fraction dominante de l'ancienne classe dirigeante) est fonction de la transformation de la structure de classes de la société québécoise, permet d'éclairer la question des rapports entre l'abolition de la situation coloniale et l'avènement de la laïcité.

Sur ce point, il est particulièrement important de tenir compte de ce qui suit. Tout d'abord, si l'indépendance politique du Québec se réalise sous la direction d'un groupe représentant les intérêts du néo-capitalisme, l'indépendance économique ne pourra jamais être plus que [20] très restreinte, l'économie québécoise restant alors dépendante des intérêts propres aux monopoles américains. Toutefois, cela n'empêcherait pas le gouvernement et les intérêts économiques du pays d'acquérir une capacité de décision plus considérable que celle qui existe actuellement. Dans une telle situation, de par la politique dirigiste inhérente au néo-capitalisme, l'État serait amené à prendre en charge la plupart des domaines d'activité dont le contrôle est jusqu'à maintenant réserve au clergé (éducation, services hospitaliers, organisation des loisirs, etc.). Ce dernier deviendrait alors un simple groupe de pression, représentant les intérêts globaux d'une classe ayant perdu ses anciens pouvoirs de décision au profit d'un groupe de technocrates, de hauts fonctionnaires, de cadres administratifs, etc. Une éducation et une culture laïques prédomineraient dans la société de consommation et une civilisation des loisirs, où les loisirs et la consommation seraient dirigés par une minorité de plus en plus restreinte au détriment de l'immense majorité infantilisée et rendue irresponsable.

Deuxième possibilité : l'indépendance politique est réalisée par un parti social-démocrate s'appuyant surtout sur les salariés non-manuels (employés dans divers secteurs), les cadres syndicaux et une fraction plus ou moins importante de la classe ouvrière. Sans aller jusqu'à la planification intégrale et l'autogestion, l'État interviendrait alors dans la vie sociale, économique et culturelle de façon plus marquée. Le clergé serait toléré, sans toutefois pouvoir conserver le rôle d'un groupe de pression représentant une classe déclinante que l'État viserait à éliminer systématiquement, par des nationalisations progressives et une planification relativement contraignante. Parallèlement à l'extension de l'autonomie sur le plan politique et économique, la décolonisation, sur le plan culturel, aboutirait à une laïcisation plus intégrale et à la création de valeurs moins viciées par la société de consommation et la civilisation des loisirs.

Enfin, dernière possibilité : la prise de pouvoir (coïncidant avec [21] l'indépendance politique ou postérieure à elle, ce qui impliquerait alors le renversement d'un parti néo-libéral ou social-démocrate ayant déjà proclamé l'indépendance et entrepris la décolonisation dans une optique réformiste) par un parti socialiste représentant la classe des travailleurs manuels et non-manuels. Un tel parti viserait à faire du Québec une société autogérée à tous les niveaux, par l'élaboration et l'application d'une planification de plus en plus coordonnée par l'État au lieu d'être imposée par lui. Il est évident qu'une telle société ne comporterait plus de clergé en tant que groupe distinct et hiérarchisé, pas plus qu'elle ne comprendrait d'État : le dépérissement du principe autoritaire et hiérarchique, remplacé par l'autogestion, se ferait simultanément sur le plan religieux et sur le plan politique.

Dans une société autogérée, l'éducation ne relèverait plus que de la coopération entre les étudiants et les professeurs ; et le clergé qui, dans une société néo-capitaliste (ou même social-démocrate) pourrait encore garder un rôle partiel d'administration subordonné au contrôle de l'État, n'y aurait plus aucune fonction. L'humanisme socialiste, avec ses valeurs axées sur la création et la liberté, remplacerait graduellement la religion ; et l'élaboration d'oeuvres culturelles aussi fondamentales que l'art, la science et la morale, ne serait plus le privilège d'aucun groupe particulier.

On voit que, en allant du néo-capitalisme à tendances socialisantes au socialisme planificateur de type étatique et ultimement au socialisme autogestionnaire, l'importance du clergé et de la religion dans la société et dans la culture se réduit considérablement. Cela s'explique d'ailleurs assez facilement. Historiquement, l'importance de la hiérarchie catholique, et du phénomène religieux en général, décroît de façon inversement proportionnelle à l'urbanisation et à l'industrialisation. Si le capitalisme n'a jamais réussi à éliminer complètement la hiérarchie catholique, c'est qu'il n'est jamais parvenu à résoudre adéquatement les problèmes socio-culturels résultant d'une industrialisation qu'il avait pourtant lui-même en grande partie déclenchée. À l'intérieur des sociétés industrielles à [22] économie capitaliste, l'existence d'un groupe hiérarchisé de clercs et du phénomène religieux, est déjà une survivance d'un type de société dépassé et un signe de dysfonction. Lorsque le capitalisme disparaîtra sous le coup des besoins d'organisation et de gestion liés à l'évolution techno-économique des sociétés industrielles, la hiérarchie religieuse et la religion elle-même disparaîtront avec lui.


stratégie de la gauche
face à l'Église et au clergé


Toutefois, nous n'en sommes pas encore là, et il serait trop facile de taxer d'anticléricalisme les remarques qui précèdent. Prédire l'avènement d'une société autogérée où le clergé (et l'État) n'aura pas de place, ce n'est pas nécessairement souhaiter l'évincement ou l'extermination des clercs et des croyants. La période de transition vers le socialisme, qui a déjà débuté dans certains pays, consistera en l'élimination progressive des fondements mêmes des phénomènes clérical et religieux. Il ne s'agira d'ailleurs pas tant de détruire que d'édifier une société et une culture nouvelle. Dans la mesure où certaines valeurs religieuses seront compatibles avec cette tâche, elles s'intégreront d'elles-mêmes à cette dernière. D'autre part, les membres du clergé, en autant qu'ils seront prêts à renoncer à leurs anciens privilèges et à leur mentalité autoritaire, pourront aussi collaborer à cette tâche d'édification du socialisme. Ce qui nous amène maintenant à proposer quelques jalons d'une stratégie de la gauche québécoise face au clergé.

Disons, en premier lieu, qu'il est essentiel de ne pas considérer le clergé comme s'il formait encore un bloc homogène. Une partie de l'Église québécoise, il est vrai, se rallie toujours aux intérêts de la petite bourgeoisie professionnelle sur le déclin. La position de cette fraction du clergé est bien exprimée par des revues comme L'Action Nationale, Relations et Aujourd'hui Québec : opposition à l'intervention de l'État dans le domaine de l'éducation, anti-communisme délirant, attachement à la Confédération sous sa forme actuelle ou selon la formule des États [23] associés, etc. ... Tout ce qui peut être fait, sur les plans idéologique, politique et économique, pour saper le reste de pouvoir que détient cette classe est indispensable.

D'autre part, une autre fraction du clergé (la plus nombreuse, si on y inclut une majorité d'indécis attendant une clarification de la situation globale au pays pour se rattacher à l'option qui l'emportera) tend à s'enligner dans la voie des réformes de type néo-capitaliste : collaboration à la formation des instituts et tentative de mainmise sur ces derniers, acceptation mitigée du principe d'un secteur non-confessionnel dans l'enseignement, etc. ... La position à prendre face à cette tendance est analogue à celle qu'il convient d'adopter face à toutes les tentatives de créer une société de type néo-capitaliste, au Québec : montrer le caractère insatisfaisant des réformes entreprises dans divers secteurs, leur difficulté d'application dans le contexte actuel, l'absence d'un plan cohérent qui s'y révèle, proposer un plan d'ensemble plus cohérent et des moyens efficaces de l'appliquer.

Enfin, une minorité du clergé, qui s'exprime dans la revue Maintenant, penche vers la social-démocratie. Comme dans les cas précédents, il s'agit d'adopter face à cette tendance la même position que face aux strates socio-économiques (et aux partis qui les représentent) auxquelles elle se rattache. Dans ce cas-ci, il s'agira d'appuyer de façon critique les propositions faites par cette fraction du clergé, dans le sens d'une séparation de l'Église et de l'État et d'une laïcisation véritable de l'enseignement, tout en montrant que, dans la situation actuelle, ces solutions sont inapplicables intégralement. En plus, il s'agira de montrer également que, même appliquées, ces mesures ne seraient qu'une étape de la transition vers le socialisme.

Une telle stratégie, qui tient compte de la diversification des positions à l'intérieur du clergé depuis quelques années, a certainement plus de chance d'aboutir à une tactique efficace qu'un anticléricalisme global et aveugle reposant sur l'incompréhension de la réalité qu'il veut [24] transformer. Dans la perspective où nous nous plaçons, il ne saurait y avoir d'opposition violente de la gauche qu'à l'aile intégriste et réactionnaire du clergé (dont il ne faudrait toutefois pas sous-estimer l'importance et l'emprise sur certaines couches de la population). Quant aux autres tendances qui se manifestent à l'intérieur du clergé, une discussion critique entre la gauche socialiste et les représentants des solutions néo-libérale ou social-démocrate ne pourra qu'amener à la constatation que tout ce qu'il y a de vraiment positif dans ces solutions ne peut être réalisé que dans un contexte socialiste et d'autogestion.

Notons, pour conclure, que la stratégie que nous proposons n'est pas tout à fait équivalente à celle suggérée par Raoul Roy (Cf. L'Indépendantiste, no 2, juin 1966, p. 16 : "l'Église et le socialisme décolonisateur"). Lorsque ce dernier affirme que "l'Église Franc-canadienne ne constitue pas un bloc monolithique", qu'il existe des éléments anticolonialistes au sein de l'Église, et que "si les indépendantistes ne tenaient pas compte de cette situation au cours de leurs luttes, ils nuiraient considérablement à leur cause", nous sommes pleinement d'accord. C'est justement pourquoi il nous semble utile de tenir compte des différentes tendances à l'intérieur du clergé et de retracer les causes socio-économiques de cette diversification, plutôt que de sombrer dans un anti-cléricalisme extrêmement nuisible sur le plan stratégique.

Toutefois, lorsque Raoul Roy assigne comme tâche aux socialistes décolonisateurs de "s'objecter sans compromis à la protestantisation de l'Église, et surtout à son anglo-saxonisation et américanisation, sous prétexte d'oecuménisme", cela nous semble excessif et relever d'une surévaluation de l'influence que peut encore exercer le clergé traditionnel sur les différentes classes de la société québécoise. En plus, la tendance actuelle du clergé n'est pas de s'appuyer sur les intérêts anglo-saxons, mais de jouer le rôle d'un groupe de pression auprès du gouvernement du Québec, ce qui indique un changement de position majeur, dont nous avons précédemment analysé les causes. La faiblesse de la stratégie [25] Roy est justement due à une lacune dans la compréhension de la position récente d'une fraction importante de l'Église québécoise. Ce fait revêt une importance considérable, car l'efficacité d'une stratégie politique globale dépend toujours de la rigueur et de la justesse des analyses théoriques et socio-économiques qui ont mené à son élaboration.

Luc Racine



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 11 novembre 2012 8:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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