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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gilles Dostaler et Luc Racine, “Contre Marcuse. Essai sur la pensée idéologique dans les sociétés industrielles avancées.” Un article publié dans Socialisme 69, revue du socialisme international et québécois, no 19, octobre-décembre 1969, pp. 39-62. [Autorisation accordée par les ayant-droits de l'auteur le 9 septembre 2011 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[39]

Gilles Dostaler et Luc Racine

Respectivement économiste, département d’économie, UQAM, d’une part,
et sociologue, Département de sociologie, Université de Montréal, d’autre part.

Contre Marcuse.
Essai sur la pensée idéologique
dans les sociétés industrielles avancées


Un article publié dans Socialisme 69, revue du socialisme international et québécois, no 19, octobre-décembre 1969, pp. 39-62.


Introduction
I.  De Marcuse à Hegel
Le premier Marcuse : commentaires philosophiques
Hegel et le mouvement de l'Esprit à travers l'histoire
L'abdication de la philosophie
Théorie critique et pensée négative
L'apport de Marx
La dialectique du Bien et du Mal
Marxisme et philosophie
II.  La société unidimensionnelle : intégration et répression
La technique omnipotente
La contribution à Freud
III.  Vers le socialisme
Avant la révolution
Après la révolution


"Antinoos, fils d'Eupithes, lui répartit... "crains que, pour tes beaux discours nos jeunes gens ne te traînent à travers la salle par un pied ou un bras, et ne te mettent tout le corps en pièce".
Homère, L'Odyssée, chant XVII.


Introduction

Herbert Marcuse est un penseur dont il est souvent question aujourd'hui dans les milieux révolutionnaires. Certains le dénoncent comme étant un agent de la C.I.A., d'autres le considèrent comme le nouveau théoricien de la révolution dans les sociétés capitalistes. La presse a beaucoup parlé de lui et l'a présenté comme étant le maître à penser des étudiants contestataires, l'inspirateur des événements de mai 1968 en France. Ses livres se vendent très bien, il n'est plus cet obscur philosophe germano-américain dont parlait jadis un critique français.

Nous ne tenterons pas de démontrer que Marcuse est un agent de la C.I.A., ou qu'il ne l'est pas, nous ne tenterons pas non plus de prouver qu'il fut, ou ne fut pas, l'inspirateur des étudiants contestataires en France et ailleurs. Nous essaierons plutôt d'établir que ce penseur auquel on se réfère énormément est, à plus d'un point de vue, un mystificateur plus ou moins habile. Mystificateur parce qu'il donne l'impression de résoudre un grand nombre de problèmes très importants, alors qu'en réalité, il embrouille toutes les questions, et que ses analyses se révèlent, à la réflexion, inefficaces et parfois aberrantes.

Nous disons "À la réflexion". En effet, ses livres, depuis Eros et Civilisation surtout, sont fascinants, et le style en est brillant. Une lecture superficielle peut précisément donner l'illusion que Marcuse a donné la réponse à une série de problèmes vitaux pour qui se préoccupe de l'évolution actuelle des sociétés industrielles avancées, capitalistes, ou dites socialistes, et des perspectives de révolution dans le monde. Et Herbert Marcuse semble à l'aise dans toutes les : disciplines, de la philosophie à l'économie en passant par la psychologie et la sociologie.

En fait, Marcuse est un philosophe, et il le demeure jusqu'en ses dernières oeuvres. Sa démarche est essentiellement idéaliste. Pour lui, tout se règle dans l'abstrait, dans le principe, dans l'idée, et c'est ainsi qu'il semble avoir réponse à tout, et empêche en fait de formuler clairement les vrais problèmes de l'action révolutionnaire dans le monde. Ce type de pensée, violemment dénoncé par Marx, auquel Marcuse se réfère beaucoup, est aussi totalement inefficace que fascinant à prime abord.

[40]

Pour démontrer ce qui précède, nous allons procéder en trois étapes. Dans une première partie, nous analyserons les antécédents philosophiques de Marcuse, en nous référant surtout à ses oeuvres plus anciennes. Nous n'avons pas l'intention de nous livrer à une analyse exhaustive des courants philosophiques dont parle Marcuse. Nous parlerons brièvement de sa conception de la philosophie et de son rôle, de la science, de la pensée critique, de la dialectique. Nous voulons montrer à quel point ses conceptions, contrairement à ce qu'il affirme, le rapprochent de Hegel et d'un mode de pensée idéaliste beaucoup plus que de Marx et de la pensée révolutionnaire, Marcuse justifie métaphysiquement la nécessité de faire la Révolution.

Il explique, dans ses oeuvres plus récentes surtout, pourquoi cette Révolution ne s'est pas faite, en particulier dans les pays capitalistes avancés. Nous verrons alors que son analyse de la société capitaliste actuelle relève beaucoup plus de l'idéalisme que du matérialisme historique. Nous verrons que de Freud, à qui il se réfère dans cette analyse, il retient les réflexions les plus idéalistes et les plus contestées. Marcuse traite Freud de la même façon qu'il traite Marx.

Dans la troisième partie de ce texte, nous considérerons brièvement la vision marcusienne de la révolution et de sa suite, l'instauration d'une société meilleure. Nous verrons alors que sa démarche idéaliste, face aux questions posées par la stratégie révolutionnaire et l'édification du socialisme et du communisme, l'amène à des positions très floues et erratiques.

Ce texte pourra paraître à plusieurs partial, de même que son style excessif. Nous en sommes très conscients. Nous soulignerons d'abord qu'il n'est pas question ici d'une analyse critique et exhaustive de la pensée de Marcuse. Les lecteurs verront en particulier que nous n'utilisons pas de citation pour justifier plusieurs affirmations. Elles découlent toutefois d'une lecture attentive, et répétée de toute l'oeuvre de Marcuse, du moins de ses textes traduits en français ou en anglais.' Nous reconnaissons plusieurs contributions positives de Marcuse, en particulier dans ses études philosophiques, de même que dans ses analyses de certaines tendances du capitalisme actuel. Mais il n'en sera peu ou pas question ici.

Notre projet est au contraire de démystifier une certaine forme de pensée, créée par Marcuse et reprise par plusieurs intellectuels, souvent moins habiles que Marcuse. Nous pouvons parler, aujourd'hui, de marcusisme, et c'est le marcusisme que nous attaquons. Et cette prise de position est un geste d'abord politique. Car le marcusisme a beaucoup d'influence dans les milieux de gauche, et particulièrement chez plusieurs militants. Il consiste en une forme d'analyse, un certain nombre de concepts, et à la limite, de lieux communs, qui n'ont aucune prise sur la réalité qu'ils prétendent cerner.

[41]

Car cette réalité, c'est la science seulement qui permet de la cerner, et encore bien imparfaitement. Nous ne croyons pas, comme Marcuse, que la science est foncièrement conservatrice, mais bien plutôt qu'elle est dans son activité théorique comme dans ses conséquences politiques, une des armes les plus efficaces pour renverser le capitalisme. L'analyse du système capitaliste et impérialiste ne relève pas de la philosophie, mais de la science.

Les lecteurs remarqueront qu'il se dégage de ce texte une prise de position nette, face à l'activité philosophique. Marcuse se dit matérialiste. Matérialisme et idéalisme sont pour nous les deux côtés d'une même médaille, et nous croyons que la philosophie n'a aucune prise sur la réalité. Mais il faut, aujourd'hui aussi bien qu'au temps de Marx, la dépasser. Car elle se glisse continuellement sur les terrains que la science n'a pas déblayés. Il en est ainsi des questions que Marcuse s'acharne à embrouiller. Qu'il soit clair d'autre part que nous n'apporterons pas ici de réponses à ces questions. C'est un travail tout différent, et beaucoup plus difficile que celui-ci.


I. De Marcuse à Hegel


Le premier Marcuse : commentaires philosophiques

Herbert Marcuse n'est devenu connu, hors des cercles philosophiques, que tout récemment. Au moment même où le mouvement de revendication étudiante s'amplifiait et se radicalisait à travers le monde. Il est devenu célèbre par des oeuvres écrites depuis une dizaine d'années et dont le caractère philosophique n'est pas toujours décelable à une lecture superficielle, en particulier à cause des objets traités : Eros et Civilisation, L'homme unidimensionnel, Vers la Libération, entre autres, les "best-sellers" marcusiens.

Mais Herbert Marcuse écrit depuis plus de quarante ans. On a commencé à traduire et republier des oeuvres écrites dans les années trente. Ces ouvrages (Philosophie et Révolution, Raison et Révolution, Négations) révèlent un Marcuse à prime abord différent du second, plus aride et plus terne en même temps ; un philosophe, qui connaît bien la philosophie, son histoire, ses courants et ses chapelles, un analyste et un commentateur plutôt qu'un penseur original. C'est du moins ce qu'affirment plusieurs philosophes qui connaissent leurs auteurs, et qui nous diront que Marcuse demeure, jusqu'à ses oeuvres les plus récentes, un hégélien.

Il est important, de revoir brièvement ce que Marcuse dit et pense des philosophes et des courants philosophiques, et particulièrement de Hegel, auquel il a consacré sa thèse de doctorat, de nombreux articles et un ouvrage considérable. Cela nous permettra de jeter une lumière nouvelle sur ses oeuvres plus récentes, et d'en expliquer plus clairement les insuffisances et les erreurs.

[42]

Hegel et le mouvement de l'Esprit à travers l'histoire

Nous n'avons pas l'intention d'épuiser les lecteurs de ce texte en déroulant les méandres subtils de la pensée hégélienne. Il nous suffira d'en rappeler brièvement les quelques traits que Marcuse nous décrit dans ses analyses, et particulièrement dans Raison et Révolution, qui se présente plus ou moins comme une monographie sur Hegel, dont l'originalité demeure sujette à vérification.

La pensée de Hegel est née dans un contexte social particulier, dont elle porte la marque. La réalité allemande se présente sous des traits qui dépriment Hegel et les jeunes intellectuels allemands : morcellement politique, sous-développement économique, persistance du féodalisme et de ses séquelles d'obscurantisme. À côté de l'Allemagne, la France, après la Révolution et ses mots d'ordre, se présente à leurs yeux comme l'espoir, comme l'image d'une réalité devenue rationnelle. Napoléon conquérant. l'Europe est, pendant un certain temps, pour Hegel, l'espoir de transformer la réalité à l'image de ses aspirations.

Dans ce contexte, Hegel développe un système complexe et une méthode, la dialectique. La dialectique, pour Marcuse, est la seule forme de pensée apte à saisir la réalité et le mouvement de l'histoire. Elle naît de la prise de conscience de la contradiction existant entre la réalité existante et ses potentialités. La pensée philosophique nous permet de voir que les réalités perçues par le sens commun et la science ne sont pas vraies" ; elles contiennent en elles-mêmes la négation de leur réalité, et elles accéderont à elle-même par la négation de cette négation. Tout être est par ce qu'il n'est pas encore et par ce qu'il n'est plus. L'histoire se déploie en une succession d'intégrations d'oppositions.

Le système de Hegel culmine dans la Phénoménologie de l'Esprit, itinéraire des aliénations de l'Esprit. Retenons-en quelques thèmes chers à Marcuse. L'Esprit, c'est la Raison en tant qu'Histoire. La Raison est ici perçue comme la Vérité absolue, la fin de l'Histoire. La liberté, nous dit Marcuse, est la plus importante catégorie de la Raison. Le sujet, lorsqu'il regarde au-delà de l'apparence de la réalité, se retrouve lui-même. Les formes de conscience du sujet se cristallisent dans des états historiques donnés, de la Cité grecque à la Révolution française. La Raison se réalisera, l'Esprit se fera réalité en prenant conscience de soi. Il nous importe peu de savoir si Marcuse a bien ou mal compris. Hegel. Il nous suffit de percevoir à quelle forme de pensée nous avons affaire. Et de nous demander si Marcuse est vraiment, comme il le croit, tombé sur terre, au moment où il dépasse Hegel et aborde Marx.

L'abdication de la philosophie

Le vieil Hegel, la Raison ne se réalisant pas, fera violence à la réalité. Il verra l'Esprit fait chair en Guillaume Il. et la monarchie comme étape suprême du développement de l'histoire. La loi, protégée par la police, est garante de la Raison, et la propriété privée est la condition de réalisation [43] de la liberté. Bref, l'oeuvre de Hegel devient l'idéologie de la société bourgeoise. L'idéalisme allemand, est un produit de l'ère du libéralisme. De même, Marcuse nous avait montré que la pensée de Descartes était la justification idéologique du capitalisme naissant. Et plus loin encore, Aristote avait abdiqué en face de la réalité et projeté dans l'esprit la réalisation de la raison et de la liberté.

Marcuse nous montre ensuite que les courants philosophiques issus de Hegel n'échappent pas à cette critique. Husserl et la phénoménologie deviennent l'idéologie issue de la transformation du capitalisme libéral en capitalisme monopolistique. Parallèlement au courant idéaliste, le courant positiviste, de même que l'empirisme britannique contre lequel s'est construit l'idéalisme allemand, se révèle tout aussi réactionnaire, d'une autre façon. Les positivistes refusent de voir au-delà de la réalité immédiate, apparente, la négation qu'elle contient, ses potentialités de dépassement. Il n'y a pas de Raison et de Liberté à réaliser, pas même dans la pensée pure. Il n'y a que la réalité existante, c'est-à-dire, en définitive, l'ordre social établi. Marcuse nous offre quelques critiques intéressantes des penseurs qui ont préparé le terrain pour l'avènement du fascisme, et de l'idéalisme moderne autoritaire, qui nie la réalité de l'universalité, de telle sorte que l'individu puisse être soumis à l'intérêt de certains groupes.

Théorie critique et pensée négative

Bref, qu'en est-il de la philosophie ? Nous devrons nous débrouiller ici dans un espace confus, puisque Marcuse écrit aussi bien que la philosophie doit être dépassée, et ailleurs que les courants philosophiques post-hégéliens ne sont plus la vraie philosophie, qui demeure la forme suprême de connaissance, de perception de la réalité. Nous verrons plus loin que ces confusions ont un sens.

Hegel, en fait, pour Marcuse, s'est trahi lui-même. Car il a créé une forme de pensée révolutionnaire. Il l'a tout simplement mal employée. Hegel est le créateur de la théorie critique, ou pensée négative, qui est en quelque sorte la vraie philosophie, la "philosophie concrète". Ce qui permettra à Marcuse de dire en même temps que Marx a rejeté la philosophie et que sa démarche est d'abord philosophique. Qu'est-ce que la pensée négative ? La pensée négative voit au-delà de l'apparence des choses, leur vérité cachée, niée ; pour réaliser cette vérité, les choses devront nier la négation de leur vérité. Mais ceci n'est déjà plus un travail philosophique. C'est un travail politique. La pensée négative est, aux yeux de Marcuse, essentiellement dangereuse pour l'ordre établi, puisqu'elle nie la "vérité" des choses telles qu'elles existent à un moment donné. Hegel n'est pas allé jusqu'au bout des implications révolutionnaires de cette théorie. Il est clair que la méthode de la théorie critique, c'est la dialectique, telle que la perçoit Marcuse ; le regard dialectique est celui qui perçoit la vérité des choses dans la négation de leur état apparent.

[44]

L'apport de Marx

Hegel, avons-nous dit, a créé une méthode de pensée dont il n'a pas poussé au bout les implications révolutionnaires. Marcuse nous dit qu'Hegel a saisi le mécanisme du déroulement historique, la structure essentiellement antagonique de la réalité, mais dans l'abstrait, dans l'idéal. Il s'agit donc de "renverser" Hegel ; de conserver sa méthode et ses catégories en les emplissant d'un contenu réel. C'est Marx qui, dans les mots de Marcuse, réalise la "subversion matérialiste" de Hegel. Car la problématique de Marx a son origine au coeur de la problématique de Hegel. Le Capital développe le contenu économique de schémas, de concepts contenus dans les Manuscrits de 1844. Et ces concepts sont de nature philosophique. Les Manuscrits sont, pour Marcuse, une réflexion à partir de Hegel dans laquelle, en définitive la critique positive de Hegel l'emporte sur sa critique négative. Voyons cela de plus près.

La réalité-irréelle, la réalité-négation de la vérité, elle se présente sous la forme du capitalisme. C'est le système capitaliste qui bloque la réalisation de la Raison. Voilà la première découverte de Marx. Alors que Hegel aboutissait à sa conception charismatique du pouvoir politique, voyait dans le monarque prussien la garantie de la réalisation de la Raison, Marx, pour ainsi dire, voyait la réalité, voyait, dans le concret, ce qui vicie les rapports humains et empêche l'homme de se réaliser, la liberté de venir au monde. Et cette réalité est une réalité essentiellement économique. La tâche sera maintenant d'analyser le contenu économique de cette réalité, de dérouler les ressorts concrets de l'aliénation. Marx s'y livrera dans Le Capital. Mais Marcuse souligne avec force que le capitalisme est plus qu'une organisation de l'économie. Le capitalisme est une catastrophe de l'essence humaine, une négation et une réification de l'homme.

La réalité (Thèse) se présente sous forme de capitalisme. Sa négation (Antithèse), sa conscience malheureuse, ce qu'Hegel n'a pas aperçu, c'est l'existence en son sein du prolétariat. Ce n'est pas Guillaume II, mais le Prolétariat, qui réalisera la Raison, par la Révolution (Synthèse). Voilà donc Marx concrétisant les catégories hégéliennes, appliquant la théorie critique à la compréhension de la réalité sociale. Il s'agit donc de transformer les rapports sociaux existants. L'analyse "négative" débouche sur l'action politique. La philosophie concrète se prolonge en action révolutionnaire.

Ainsi donc, l'aspect "révolutionnaire" de la pensée de Hegel se prolonge chez Marx, et, au-delà de Marx, chez la fraction révolutionnaire du marxisme. Marcuse critique violemment l'attitude réformiste et révisionniste, précisément parce qu'elle est la réponse politique à l'incompréhension du fait que la Révolution, la réalisation de la Raison, ne peut être que la négation totale de l'état de chose existant. Bref, les réformistes ont oublié Hegel.

[45]

La dialectique du Bien et du Mal

Nous avons décrit, jusqu'à maintenant, l'analyse que fait Marcuse de la pensée de Marx et de Hegel, de leur rapport, de la' théorie critique, en employant autant que possible ses propres formules. Il est clair, d'après ce qui précède, que Marcuse ne retient de Marx que les aspects secondaires et dépassés, par Marx lui-même, de sa pensée.

La méthode d'analyse définie par Marcuse, théorie critique et pensée négative. sous-produit de la dialectique hégélienne, est à mille lieues de la dialectique marxiste. La dialectique dont parle Marcuse est une forme de pensée manichéenne, qui oppose Raison et Déraison, Bien et Mal, et voit l'histoire comme une succession d'états où le Bien et le Mal s'engendrent réciproquement, dans un mouvement discontinu et simpliste. Le Communisme, c'est-à-dire le Bien, la Raison, est la négation du Capitalisme, le Mal, la Déraison. En fait, Marcuse nous ressert le vieil argument suivant lequel Marx a appliqué la méthode hégélienne à la réalité sociale, a découvert le mécanisme concret qu'Hegel a élaboré dans l'abstrait. Il est clair pourtant que Marx a fait beaucoup plus que "renverser ou matérialiser" la dialectique hégélienne. En appliquant à l'objet social la méthode hégélienne, Marx l'a considérablement transformée.

Au schéma simpliste thèse-antithèse-synthèse. Marx a substitué un mode d'analyse qui découvre dans la réalité sociale. dans son mouvement, une série complexe de contradictions qui se recoupent, qui évoluent, dont certaines occupent une position plus importante que d'autres, suivant les moments du développement d'une forme sociale. Lénine et Mao Tsé Toung, entre autres, dans leur analyse de la réalité sociale, ont affiné cette méthode, qui est très différente du manichéisme marcusien. On voit difficilement comment on pourrait mouler dans ce schéma, par exemple, une situation, suivant de près une révolution, dans laquelle coexistent plusieurs modes de production et plusieurs idéologies ; de même qu'on peut difficilement concevoir une évolution quelconque d'une forme sociale. L'application de la dialectique marcusienne (en fait hégélienne) ne peut permettre de comprendre, dans une perspective dynamique, le passage graduel du capitalisme libéral au capitalisme de monopoles, ou du socialisme au communisme. Nous verrons plus loin à quelles aberrations peut conduire un tel mode d'analyse, qui ne peut permettre de comprendre la réalité.

Marxisme et philosophie

Mais c'est plus profondément qu'au niveau de la méthode que la pensée de Marcuse se révèle inefficace et mystificatrice. Il nous paraît tout à fait aberrant de voir dans le Capital le développement sur le plan de l'analyse économique, d'idées philosophiques contenues dans les Manuscrits de 1944. Il nous semble clair, au contraire, qu'à partir d'un certain moment, Marx a totalement dépassé cette problématique philosophie, qu'il a rejeté la philosophie comme mode de pensée dépassée et [46] inefficace. Or Marcuse ne cesse d'insister sur le caractère philosophique de la pensée de Marx, même si philosophie a pris chez lui le nom de "théorie critique", par opposition aux "fausses philosophies" qui ont succédé à Hegel.

Le jeune Marx, c'est un fait, se réclamait d'une philosophie matérialiste et humaniste héritée de Feuerbach et de Hegel. Il a vite découvert que cette forme de pensée, qui accorde la priorité aux idées sur la réalité, est totalement inefficace lorsqu'il s'agit d'analyser cette réalité dans le but de la transformer. Plus profondément, il a montré que la philosophie est, comme partie de l'idéologie, l'image du monde que projette à une époque donnée, la classe dominante. Cela Marcuse lui-même semble l'avoir perçu lorsqu'il analyse les courants philosophiques qui ont précédé ou suivi Hegel. Mais il n'a pas compris que, justification ou rejet de l'ordre établi, la philosophie ne nous permet pas de le comprendre et de le combattre.

C'est la science qui peut permettre d'analyser la réalité. aussi bien sociale que physique ou biologique. Et cela avant même que la "pensée négative" nous ait révélé que la réalité était déraison et que la vérité serait instaurée par sa négation. Que la réalité soit irrationnelle, que la liberté soit étouffée dans ce monde, et que l'homme ne puisse réaliser pleinement ses potentialités. Cela, nous pouvons le voir, le sentir et le subir quotidiennement. Qu'il faille travailler à la transformer, nous l'avons pressenti avant que Marcuse en ait l'intuition philosophique. Il n'est nul besoin de justifier la Révolution par la nécessité philosophique de réaliser la Raison.

Il importe donc, pour transformer cette réalité - c'est aujourd'hui la tâche vitale - d'en faire l'analyse scientifique. Nous reviendrons plus loin sur l'incroyable confusion qui fait dire à Marcuse que la science, parce que collée à la réalité, ne peut la comprendre vraiment, qu'elle ne peut se borner qu'à reconnaître des états de fait, et donc qu'elle est un instrument de l'ordre établi. Marx, dès le moment où il commence ses analyses économiques, développe une science. Et c'est une entreprise vaine et futile que de chercher un traité de philosophie dans le Capital.

La pensée de Marcuse, alors qu'elle croit dépasser Marx, est en fait une régression à la pensée philosophique du jeune Marx, et au-delà, à Feuerbach et aux thèses des hégéliens de gauche. Comme telle, elle se condamne à être une pensée totalement inefficace. C'est ce qu'il nous reste à voir, dans les analyses qui suivent.


II. La société unidimensionnelle :
intégration et répression


Une grande part de l'oeuvre de Marcuse s'attache à expliquer pourquoi la révolution n'a pas encore été faite dans les pays capitalistes avancés. [47] Précédemment, nous avons vu que, selon la problématique hégélienne de notre auteur, le système capitaliste s'identifie avec le mal, la déraison ; et que la destruction radicale de ce système engendrera le bien, la raison, le bonheur.

On a vu également, et là-dessus Marcuse se rapproche superficiellement de Marx, que ce n'est plus le monarque de Prusse mais le prolétariat qui est l'agent historique de cette réalisation de la raison ou du bonheur.

Puisque le prolétariat n'a pas encore fait la révolution ni rempli sa mission historique de réaliser la raison par la négation radicale et absolue de la déraison, il faudra en donner une explication.

Marcuse s'en chargera tout au long de L'homme unidimensionnel et de Eros et civilisation. L'explication sera de nature philosophique. La réponse à la question "pourquoi le prolétariat n'a-t-il pas encore fait la révolution ?" sera une pseudo-réponse, dépourvue d'intérêt d'un point de vue scientifique. Toutefois, à cause du manque de traitement scientifique satisfaisant du problème en question, à cause de l'habileté de l'auteur à décrire certains aspects particulièrement frappants de l'irrationalité su système capitaliste actuel, à cause enfin de l'attrait de toute démarche idéologique intelligente, la réponse marcusienne a connu un certain succès.

La technique omnipotente

La question est : pourquoi la raison ne s'est-elle pas encore réalisée, pourquoi le prolétariat, l'agent historique de cette mission métaphysique, n'a-t-il pas pris le pouvoir dans les pays capitalistes avancés ? Contrairement aux prévisions de Marx, d'Engels et Lénine, de Rosa Luxembourg et de Kautsky. Pourquoi la révolution socialiste est-elle encore à venir ?

La réponse philosophique est simple : la raison a été utilisée aux fins de la déraison, il s'agit de l'une de ces ruses dont parlait caustiquement le vieil Hegel.

Dans le langage de L'homme unidimensionnel, la traduction est : dans le système capitaliste actuel, le développement prodigieux de la technique et des forces productives est utilisé au maintien des rapports de production capitalistes. La technique ne libère pas l'homme, elle l'asservit.

Cet asservissement par la technique détournée de ses fins libératrices se fait par une application de la plus moderne technologie à l'intégration de la classe ouvrière et à la répression de tout ce qui va à l'encontre du système capitaliste.

L'intégration se fait principalement par la hausse du niveau de vie et le libéralisme politique, ce que Marcuse appelle la démocratie totalitaire. La répression se fait au moyen des mass-média, dont le langage exclut [48] au départ toute possibilité de jugement critique et d'opposition. Par la manipulation psychologique des besoins et la libéralisation de la sexualité. Par le néo-positivisme dans la pensée qui fait de la science la servante fidèle de l'ordre établi. Par l'extinction des potentialités négatrices, et donc révolutionnaires selon Marcuse, de l'art en ses diverses formes.

Donc : le système capitaliste se maintient en intégrant la classe ouvrière par manipulation des consciences, libéralisation politique, libéralisation sexuelle, hausse du niveau de vie et aseptisation de la culture (science, art). Cette intégration est répressive dans sa nature même, elle empêche que se développe les virtualités inhérentes au développement des forces productives dans les sociétés industrielles.

L'efficacité de ces moyens et méthodes d'intégration répressive est due à l'utilisation massive de la plus moderne technologie. Ce qui devait libérer asservit. Le cercle est bouclé : la raison (forces productives) sert la déraison (les rapports de production capitalistes) par l'intermédiaire de la répression. Le bien est mis au service du mal. De malheureuse la conscience prolétarienne est devenue répressivement intégrée.

Ce même type d'explication, où la technique contribue à mettre en place des mécanismes idéologiques intégrateurs et répressifs dont le jeu maintient un ordre social donné, est utilisé par Marcuse pour rendre compte du marxisme soviétique.

Dans le cas de l'U.R.S.S., on obtient donc, selon le même modèle : l'arriération de la Russie sur le plan des forces productives contribue à la mise en place d'une bureaucratie centraliste et autoritaire assumant la tâche de l'industrialisation. Après transformations appropriées, le marxisme et le léninisme deviennent l'idéologie de cette bureaucratie. Le développement des forces productives 'engendre alors la même civilisation répressive et les mêmes mécanismes d'intégration, pris globalement, qu'aux Etats-Unis.

Attrayante au premier abord, cette thèse soulève cependant quelques objections majeures.


1. L'argument de la hausse du niveau de vie des masses comme facteur d'intégration de la classe ouvrière au système capitaliste ne tient pas devant la moindre réflexion sérieuse. De fait, on a ici affaire à la vieille explication voulant que les révolutions naissent de la misère et de la famine. Selon cette explication, aussi répandue que superficielle et fausse en fin de compte, le fait de bien manger, de bien se vêtir et se loger dissiperait l'ardeur révolutionnaire.

Alors, si ce n'était pas aussi bien à l'abattement qu'à la révolte que conduisait la misère. il y a longtemps que l'Inde, pour ne pas parler du' Brésil et de maints autres pays, serait socialiste. Et si ce n'était pas le degré d'inégalité dans la répartition de la richesse et du savoir [49] plutôt que le degré absolu de misère ou d'ignorance qui déterminait le potentiel révolutionnaire, il y a longtemps que les Esquimaux ou les Fuégiens auraient fait la révolution contre on ne sait trop qui ou quoi.

De plus, dans cette optique, les récents événements de France et de Tchécoslovaquie deviennent incompréhensibles ou délires de bourgeois ennuyés que manipulent la C.I.A., ce qui est d'ailleurs l'explication aussi bien de De Gaulle et Pompidou que des Brejnev, Husak et Cie.

Il s'agit donc bien, de toute évidence, d'une pseudo-explication sur laquelle nous ne nous appesantirons pas plus avant.


2. Le caractère conservateur de la science et la perte de la fonction négative de l'art. En premier lieu Marcuse confond la science avec l'idéologie positiviste ; c'est cette idéologie et non pas la science qui est conservatrice et au service de l'ordre établi. En vérité, cette idéologie a précisément comme fonction de mettre la science au service des rapports de production capitalistes. La science fait partie des forces productives et son développement entrera en conflit aigu avec les rapports de production capitalistes le jour où ces rapports ralentiront sérieusement ou même bloqueront le développement des forces productives. Que le positivisme, en tant qu'idéologie de la science, contribue au maintien des rapports de production capitalistes. Cela n'a rien de surprenant ou de nouveau, c'est précisément le rôle d'une idéologie quelle qu'elle soit. Ce que Marcuse ne voit pas, et qui a son importance, c'est le fait que l'idéologie scientiste prenne aujourd'hui le pas sur l'idéologie économique, ce qui dénote un besoin très vif du système capitaliste de conserver son empire sur ce secteur de plus en plus déterminant des forces productives.

En second lieu, attribuer à l'essence de l'art une fonction négative par rapport à la réalité, voilà qui semble pour le moins excessif. N'en déplaise à Marcuse et à sa théorie de l'art vrai comme Grand Refus il n'est pas dans la nature de l'art d'être par définition en opposition avec le système social qu'il exprime et transpose symboliquement. Ce serait un peu trop facile et ce serait surtout tirer trop aisément la couverture de son côté. La Comédie humaine de Balzac n'est pas une dénonciation du capitalisme français, les tragédies grecques ne sont pas une dénonciation de la Grèce esclavagiste. C'est plus complexe.

Cette identification de la science à l'ordre établi : (déraison : mal) et de l'art et de l'imaginaire et de la mémoire au Grand Refus : (raison : bonheur : bien) relève plus de la pensée gnostique que de la pensée marxiste. Ni l'art, ni la science ne s'analysent en termes de bon et mauvais, de pour ou contre l'ordre établi. Marcuse se souvient trop de Platon et d'Aristote.

[50]

3. Quant à la tolérance politique comme moyen d'étouffement de l'opposition et comme représentation idéologique d'une démocratie dans les faits inexistante, on peut qu'être d'accord avec Marcuse sur leur existence, mais non sur leur particularité dans le capitalisme actuel. Rien, en effet, ne prouve dans l'argumentation de Marcuse sur ce point que la démocratie capitaliste n'ait pas toujours été totalitaire et illusoire, ni qu'elle soit actuellement plus illusoire ou intégratrice qu'auparavant. La dite tolérance répressive n'est pas une particularité du capitalisme monopoliste d'État.

4. Les analyses marcusiennes concernent les mass-média et leur langage aseptique de propagande derrière une fausse neutralité, sont plus convaincantes toutefois, le plus souvent, elles tournent court et restent superficielles. On ne peut pas nier le pouvoir nouveau et extrêmement intégrateur et répressif des mass-média ; on pourrait toutefois souhaiter que Marcuse ne s'en soit pas tenu dans leur analyse au plus pur impressionisme.

5. La critique la plus importante demeure toutefois celle que l'on peut faire du rôle que Marcuse attribue à la technique dans la mise en place de toute cette idéologie et de ces superstructures politiques intégratrices et répressives.

Il faut d'abord souligner une ambiguïté dans la pensée de notre auteur à ce sujet. Il ne fait pas de distinction nette entre la science, ta technique et les forces productives. Il règle le problème en disant que, dans le capitalisme actuel, l'idéologie s'identifie à la technique, ce qui lui permet d'attribuer par la suite un rôle répressif à cette dernière et par suite aux forces productives elles-mêmes. La répression, tout comme l'intégration, devient ainsi partie des, forces productives, et non pas des rapports de production comme on aurait pu le croire. On s'éloigne alors considérablement, quoi qu'en dise Marcuse, de la pensée de Marx et de la thèse fondamentale du matérialisme historique voulant que ce soit la contradiction entre les for ces productives et les rapports de production qui expliquent l'évolution des sociétés. Cette thèse veut en effet que l'organisation des forces productives d'une société à un moment donné permettent d'abord le développement de ces forces et ensuite le freinent, ce qui conduit à une réorganisation de toute la société et des rapports de production qui la caractérisent. Si l'idéologie devient technique, et non plus rapport de production, si on intègre un rapport de production (la répression politico-idéologique) dans les forces productives, on introduit une confusion totale dans le schème marxiste original.

Il nous semble que l'explication la plus simple du renforcement de l'idéologie répressive et technocratique n'est pas celle qui en fait une part des forces productives mais qui y voit un ajustement partiel et temporaire des rapports de production capitaliste (dont fait partie l'idéologie) à une modification au sein des forces productives, modification qui consiste en une importance prédominante de la science et du savoir technique sur la force de travail et les moyens de production. [51] Comme on le voit, nous ne rejetons pas l'explication de Marcuse parce qu'elle modifie les thèses de Marx mais parce qu'on peut rendre compte des phénomènes dont il traite sans modifier comme il le fait le schème marxiste.

Nous avons d'ailleurs une autre raison qui nous pousse à rejeter l'explication marcusienne. En effet, le rôle prédominant que cette explication donne à la technique la rapproche singulièrement des idéologies technocratiques, c'est-à-dire des idéologies correspondant aux couches nouvelles de la classe dirigeante, c'est-à-dire les managers et hauts fonctionnaires des grandes entreprises et du gouvernement. Pour ces idéologies, qu'expriment de la façon la plus cohérente des penseurs comme Galbraith, Aron, Touraine, Crozier, McLuhan, etc.., le développement technique est le facteur prédominant de l'évolution sociale et du développement de la société capitaliste, dénommée par eux société post-industrielle, de consommation, de loisirs, etc... Ces idéologues raisonnent comme si la technique ne rencontrait aucun obstacle dans son développement ; et ils identifient science et technique de façon à rendre incompréhensible le développement technique lui-même. Ce faisant, ils dépeignent la société capitaliste comme pouvant durer éternellement, puisque selon eux elle ne pose aucun obstacle au développement technique. Ils rejoignent donc Marcuse sur un point seulement, mais ce point est capital : le rejet de la contradiction entre forces productives et rapports de production comme schème global d'explication de l'évolution sociale.

Tout changement à l'intérieur d'une société, tout passage révolutionnaire d'un type de société à un autre, toute l'évolution sociale enfin, est incompréhensible si l'on ne voit pas le lien entre des forces productives (force de travail, objets et moyens de travail, savoir technique et scientifique) et une organisation donnée de ces forces (rapports de production : superstructure politique et idéologique) qui dans un premier temps en stimule le développement pour ensuite le freiner et laisser la place à une organisation nouvelle, à de nouveaux rapports de production plus adaptés aux nouvelles forces productives résultant des anciens rapports de production. Une théorie scientifique du social ne peut exister qu'à condition de partir de ces prémisses ; tout autre fondement aboutit à une confusion mystificatrice, à une incapacité de comprendre le changement et l'évolution dont le résultat est, comme chez le sociologue américain T. Parsons, une apologie creuse et réactionnaire de l'équilibre social et des valeurs qui servent à le maintenir.

On ne sera d'ailleurs pas surpris de constater que Marcuse se rapproche de T. Parsons sur un point précis. En attribuant aux techniques de manipulation des consciences par les mass-média un rôle déterminant dans l'intégration de la classe ouvrière et le maintien du capitalisme, il donne en pratique à l'idéologie un rôle déterminant dans la structure' sociale globale : l'idéologie joue chez lui le même rôle que les valeurs chez Parons, c'est-à-dire celui de ciment de l'équilibre social. L'idéalisme foncier de cette façon de voir les choses n'a pas besoin d'être démontré.
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Ainsi, Marcuse. dans son explication de la société industrielle, oscille entre un monisme technique tenant du matérialisme et de l'empirisme le plus plat, et un idéalisme foncier, cet idéalisme qui donne le primat aux idées et contre lequel précisément toutes les sciences se sont construites.


La contribution à Freud

Nous allons maintenant examiner les principales thèses de Eros et civilisation. Dans cet ouvrage, Marcuse entreprend de dégager les possibilités d'une société non-répressive où triompherait Eros, où les besoins et la sensibilité des hommes ne seraient pas façonnés par la technologie répressive. On se souvient que Marcuse attribuait à la manipulation des besoins par les mass-média et à la libéralisation répressive de la sexualité une partie de la force de maintien du capitalisme actuel. Selon lui, la force de ce système est de façonner jusqu'à la psyché, des gens. Cette thèse n'est nullement démontrée, elle est chez Marcuse à l'état de pure affirmation et, à priori, rien ne nous fait croire que le système capitaliste actuel diffère du capitalisme libéral ou dé tout autre système social par le fait que lui seul aurait réussi à façonner les besoins et la sensibilité des individus. Il semble bien au contraire que tout système social est caractérisé par la production et la reproduction d'une sensibilité et de besoins qui lui conviennent structurellement.

Cependant, bien que cette critique suffise déjà à restreindre considérablement la portée de toute la contribution marcusienne à Freud, nous examinerons cette dernière plus en détail, et cela pour indiquer à quel point Marcuse a retenu de Freud les idées les plus contestables pour négliger par ailleurs ce qui valait d'être poursuivi et développé chez le fondateur de la psychanalyse.

Pour Marcuse, la conception de Freud voulant que la civilisation se soit édifiée au prix d'une continuelle répression des instincts est à réviser sur un point précis. Selon notre auteur, il y a des civilisations qui sont répressives au-delà du nécessaire. C'est le cas de la civilisation occidentale capitaliste, régie par un principe de réalité qui est le, principe de rendement. Ce principe de rendement, accentuant fortement la nécessité de travailler le plus possible pour accumuler des marchandises, entraîne une sur-répression, c'est-à-dire une canalisation et un refoulement de la sexualité supérieurs à ce que l'on trouve dans d'autre civilisation.

De plus, cette civilisation sur-répressive est paradoxalement celle où le progrès technique, en rendant possible une réduction radicale du temps de travail, pourrait permettre que le temps de travail libéré soit de plus en plus consacré au jeu, à l'art et à la sexualité libérée de ses attaches à la fonction de reproduction, c'est-à-dire à ce que Marcuse appelle Eros, l'instinct de vie. Contrairement à cela, la réduction du temps de travail entraîne une utilisation d'Eros à des fins répressives, c'est-à-dire aux fins de l'instinct de mort freudien. Cela se fait de la façon suivante : la' libéralisation de la sexualité, son exacerbation par des [53] moyens commerciaux, entraîne une désublimation dite répressive parce qu'elle est imposée, désublimation qui retire l'investissement libidineux du travail et de l'art, et qui ainsi accentue l'aspect pénible du travail et diminue la créativité artistique (le même raisonnement vaudrait pour la science).

Lorsqu'il déduit de cela (a possibilité d'une société non-répressive, Marcuse fait simplement le raisonnement suivant : la nécessité de consacrer au travail indispensable à la survie un temps considérable suppose une restriction du temps disponible pour la sexualité et ses manifestations sublimées (art, science, jeu). D'où la répression des instincts nécessaire à la civilisation. Si, par suite de l'automation et du progrès technique, le temps à consacrer au travail diminue, le temps disponible pour la sexualité et ses manifestations sublimées augmente virtuellement, à moins que ce temps dégagé serve à la répression par désublimation répressive, ce qui arrive dans la société capitaliste actuelle. Il est à signaler que Marcuse rejette également de Freud l'immuabilité du principe de réalité, en montrant qu'il varie selon les civilisations. Dans la civilisation capitaliste, par exemple, qui est fondée sur l'accumulation du sur-travail réalisé en plus-value, le temps de travail est particulièrement long et la répression des instincts est en conséquence particulièrement forte (sur-répression). Et, lorsque cette civilisation a développé les forces productives au point de rendre possible une radicale diminution du temps de travail, elle se sert de la libéralisation de la sexualité à des fins répressives. La désublimation qu'entraîne l'exploitation commerciale de la sexualité frustre et tarit toute créativité.

On retrouve alors le même raisonnement : Eros est mis au service de Thanatos, l'instinct de vie au service de l'instinct de mort, tout comme la technique était précédemment mise au service de' la répression, le bien au service du mal, la raison au service de la déraison. La réconcialisation entrevue par notre auteur entre le principe de plaisir et le principe de réalité dans la société non-répressive est l'équivalent de la réconciliation de la, raison et la réalité dans l'Esprit absolu de Hegel.

La pensée méta psychologique de Freud, toute imprégnée des dichotomies entre Eros et Thanatos, principe de plaisir et de réalité, etc., était particulièrement apte à attirer l'attention d'un hégélien tel que Marcuse. Cela produit un monde invraisemblable et fantomatique ou l'on voit défiler Eros, Thanatos, Orphée, Narcisse et Eurydice, Agapè et Anakè. Il ne s'agit même plus de philosophie, mais de mythologie.

Marcuse reprend de Freud sa théorie des instincts et sa théorie de la libido. Or, chez Freud lui-même, tout cela est empreint d'un mécanisme qui obscurcit les phénomènes beaucoup plus qu'il ne les explique. La notion même d'instinct, à mi-chemin entre la biologie et la psychologie, est devenue désuète. Quand il s'agit de décrire les comportements individuels ou collectifs, il est beaucoup plus fructueux de les expliquer en termes de régulations données pour chaque système que de tenter, [54] comme Freud le dit, d'en rendre compte en termes de déplacements d'une problématique énergie sexuelle ou libido. La notion d'énergie, de quelque nature que celle-ci soit, n'a aucun intérêt si elle ne permet pas de décrire un ensemble de transformations mesurables et déductibles une fois connu le système qu'elles définissent. Il est clair que la notion freudienne de libido ne permet pas cela et c'est la raison pour laquelle elle doit être abandonnée.

C'est d'ailleurs cette inadéquation de certains concepts qui a conduit Freud à concevoir la civilisation comme fondée sur la répression de l'énergie biologique, de la libido ou des instincts. Cette conception tient trop à la problématique d'un manichéisme opposant la bonté de la nature à la méchanceté de la civilisation pour être prise au sérieux. C'est Ou Jean-Jacques Rousseau. Et du moins bon. C'est évidemment cette opposition du mal au bien, à travers la civilisation et les instincts qui a fasciné Marcuse et l'a amené à vouloir les réconcilier en une synthèse hégélienne. Il en va de même pour ces fantaisies que sont Totem et tabou et Moïse et le Monothéisme, où Freud tente d'expliquer phylogénétiquement l'origine de la répression et du complexe d'Oedipe par le meurtre du mâle le plus fort d'une horde primitive hypothétique et l'intériorisation subséquente par les autres mâles assassins de l'interdiction de l'inceste, fantaisies que Marcuse retient intégralement, "pour leur valeur symbolique". On nage ici en effet en plein symbolisme.

Si l'on veut bien passer à des choses plus sérieuses, nous ferons remarquer que l'erreur de Freud a été de soustraire, en quelque sorte, la sexualité à la civilisation pour ensuite les opposer de manière irréconciliable (Freud, grâce à Dieu, n'était pas porté aux synthèses hégéliennes). Il est pourtant clair que la sexualité remplit un rôle essentiel dans la civilisation : celui d'assurer la reproduction biologique des membres de la société. Il faut donc qu'elle soit régulée, tout comme le travail qui sert à la production et à l'échange des biens matériels et du savoir. Et elle sera régulée, tout comme le travail, selon le système social particulier dont il s'agit à tel ou tel moment de l'histoire, et selon le stade de développement de ce système.

Dans la plupart des civilisations connues, où le mode de vie matérielle, le faible développement des forces productives, rendaient précaire la survie biologique des nouveaux-nés et les faisaient mourir en grand nombre, il fallait que les manifestations génitales de la sexualité l'emportent sur toutes les autres afin que les individus biologiques puissent se reproduire à rythme satisfaisant et que la force de travail se renouvelle en quantité suffisante pour que la société continue d'exister. D'où la nécessité des interdictions des manifestations orales, anales, auto-érotiques et homosexuelles de la sexualité. D'où suivant le type de société, la monogamie ou la polygamie. D'où l'interdiction de l'inceste et la définition sociale des personnes considérées comme parentes entre elles.

Toutes ces règles, formant partie intégrante d'un processus plus vaste de régulation de là reproduction biologique de la société, doivent être inculquées [55] à l'enfant lors du procès de socialisation. Ce que Freud a décrit comme surmoi est en grande partie le résultat de l'intériorisation de ces règles par l'individu et la conformité de son comportement à ces dernières. Et ce sont probablement les inadéquations dans le processus de transmission de ces règles, ou le fait qu'une société peut par l'éducation familiale et autre transmettre des règles devenues inadéquates, qui rendent compte des divers troubles de comportement que Freud a si bien décrits et analysés chez les névrosés, dans les rêves, les délires, les manies et les actes manqués.

L'éducation est un mécanisme de transmission des régulations sociales, des rapports de production, aussi bien que des forces productives du travail et du savoir. En tant que mécanisme de reproduction de l’idéologie, elle est évidemment répressive, et c'est sur ce point seulement que Marcuse a raison.

De ce point de vue, la répression des manifestations non-génitales de la sexualité dans une société où le mode de production de la vie matérielle ne rend plus précaire la reproduction biologique, et ne rend donc plus nécessaire la concentration de la sexualité sur la génitalité, est évidemment une répression inutile. Mais il n'est nullement nécessaire de recourir à la mythologie pour rendre compte de cela. On ne peut parler de répression parce que dans une société certaines choses sont permises et d'autres pas. Cela n'a de sens qu'en autant que des comportements utiles ou indifférents à la société sont réprimés. Toute organisation sociale suppose des mécanismes régulateurs, et un mécanisme régulateur implique la possibilité de certains comportements et l'impossibilité de certains autres. Tout comme on peut dire que les rapports de production ne sont pas mauvais en soi mais seulement au moment où ils freinent le développement des forces productives, on peut également affirmer que la répression n'est mauvaise qu'au moment où elle empêche une organisation sociale donnée de se transformer en une autre plus adéquate aux besoins humains qu'elle a fait naître.

De tout cela Marcuse n'a cure. De plus, il ne se soucie pas d'analyser les rapports entre la répression de la sexualité et la répression idéologique (par les mass-média et l'éducation) ou politique (tolérance et utilisation de la force, du système juridique). Si dans les deux cas il s'agit du fonctionnement de régulations visant à maintenir le système social, les mécanismes diffèrent selon qu'il s'agit de la reproduction biologique ou de la reproduction du système de production et d'échange, ou encore des. fonctions de coordination et d'intégration politico-idéologique du système global. La prédominance d'un type de répression sur Lin autre indique peut-être où, à un moment donné, se situent les problèmes de fonctionnement Ou système, ce qui se modifie certainement selon le stade d'évolution du système en question.

Marcuse aurait sûrement fait plus avancer notre compréhension des sociétés capitalistes actuelles en analysant rigoureusement les mécanismes de répression de la sexualité par l'intermédiaire de l'éducation lors [56] de la formation du surmoi, et les mécanismes de répression politico-idéologique, ainsi que les rapports structuraux et génétiques entre eux, plutôt que d'accepter la métaphysique freudienne et ensuite l'inverser en affirmant contre Freud la victoire finale d'Eros sur Thanatos et la réconciliation du plaisir et de la réalité.

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On doit cependant retenir l'hypothèse marcusienne voulant que le progrès dans le développement des forces productives entraîne une réduction du temps de travail et un allongement virtuel du temps disponible pour la sexualité et ses manifestations sublimées. En remarquant cependant que la libération de la sexualité, de l'art et du jeu, dans une société socialiste, ne se fera pas d'un coup et que le temps de travail ne disparaîtra pas subitement, contrairement à ce que Marcuse laisse parfois entendre. Nous reviendrons d'ailleurs sur cette question en parlant du problème de la transition entre les sociétés capitalistes actuelles et la société idéale que nous dépeint Marcuse.

Derrière les élucubrations marcusiennes se dessine un problème pratique et théorique majeur, que ces élucubrations ont précisément tendance à voiler. Il s'agit du problème des tendances évolutives du mode de production capitaliste, dont l'étude a été ébauchée par Marx, poursuivie par Lénine et Rosa Luxemburg, Sternberg, Hilferding et Kautsky, Baran et Sweezy, mais qui demande à être sérieusement approfondie à la lumière des événements qui ont succédé à la dernière guerre mondiale.

Lorsque Marx attendait une révolution socialiste imminente dans les pays industriels les plus avancés d'Europe, il croyait que le moment était venu où les rapports de production capitalistes rendraient impossible le développement ultérieur des forces productives, et que la vieille société capitaliste avait épuisé toutes ses possibilités.

Le développement de l'impérialisme et l'apparition concomitante du capitalisme monopoliste, puis monopoliste d'état, ont montré que Marx se trompait lourdement sur ce point. Une étude fouillée de l'histoire du capitalisme en Europe et en Amérique, de l'impérialisme dans le Tiers-Monde, et de ce développement capitaliste particulier que constitue l'évolution des pays dits socialistes de l'Europe de l'Est et d'U.R.S.S., permettrait sans doute de déterminer plus exactement les facteurs qui pourront, à un moment donné, paralyser complètement ou freiner très gravement le développement des forces productives dans les sociétés capitalistes, rendant ainsi la révolution socialiste inévitable. D'autre part, une telle étude permettrait de mieux comprendre comment la prédominance de la répression idéologique dans les métropoles et de la répression politique armée dans les pays sous-développés sont deux phénomènes indissociables, et en quoi ils annoncent ou pas une nouvelle crise majeure du système impérialiste mondial.

De plus, il s'agirait également de voir comment, aux divers stades de l'évolution du mode de production capitaliste, l'exploitation des pays du [57] Tiers-Monde a permis le développement des forces productives de manière suffisante à empêcher dans les métropoles leur paralysie par -les rapports de production, et par le fait même la révolution socialiste.

Si le postulat fondamental du marxisme est juste, postulat voulant que le degré de développement des forces productives et leur lien contradictoire avec les rapports de production soient la clef pour l'explication de l'évolution sociale, il serait surprenant alors qu'une étude des lois de développement historique du mode de production capitaliste ne nous livre pas, une meilleure compréhension des conditions nécessaires à son dépassement et à l'avènement du socialisme.

Ce ne sont évidemment pas les discours marcusiens sur la répression et l'intégration de la classe ouvrière qui nous feront faire le moindre pas dans ce sens. Le renforcement de la répression et des moyens d'intégration dans le capitalisme actuel sont des manifestations extérieures du jeu de mécanismes dont il faut découvrir les ressorts par une analyse scientifique rigoureuse. Ce n'est que dans un tel contexte que l'étude des mécanismes de répression et d'intégration, ainsi que des rapports entre les divers type de répression, pourra prendre son véritable sens. Le renforcement de la répression et de l'intégration en général dénote probablement une réaction du système capitaliste à un malfonctionnement de certains de ces mécanismes de reproduction (éducation, sexualité).


III. Vers le socialisme

À la lumière de la critique que nous avons faite de l'analyse marcusienne concernant la société capitaliste actuelle, critique où nous avons démontré le caractère idéaliste et inopérant de cette analyse, nous pouvons maintenant aborder les thèses de l'auteur ayant trait aux moyens de faire la révolution et à la construction du socialisme. Nous retrouverons alors la même démarche idéaliste.

Avant la révolution

En ce qui concerne la révolution, Marcuse considère 'deux points principaux : 1) le rôle de la pensée négative (ou théorie critique) ; 2) l'action de certaines forces sociales (étudiants, noirs américains, classe ouvrière, peuples du Tiers-Monde, hippies).

Sur la fonction de la pensée négative, nous pouvons être bref, en ayant déjà traité plus haut. Puisque le système capitaliste tend à réduire toute pensée à une acceptation de la réalité présente, le rôle de la pensée négative sera essentiellement de nier cette réalité et de montrer ainsi qu'une autre réalité est possible. Épiphanie du mal et de la déraison, le système capitaliste ne pourra être dépassé, dans la conception dialectique manichéiste de Marcuse, que par sa négation absolue et radicale. C'est cette pensée négative, et non pas la science que notre auteur identifie avec l'acceptation de la réalité, qui permettra la rupture. Inutile d'insister sur l'idéalisme évident et sur lé caractère idéologique d'une [58] telle position. La pensée négative ou théorie critique est une critique idéaliste, philosophique et non-scientifique, c'est-à-dire idéologique, de la réalité. Vouloir fonder l'action révolutionnaire sur cette théorie critique, et non sur l'analyse scientifique de la réalité sociale dans un sens marxiste, est une entreprise vouée à l'échec dès le point de départ. Nous avons vu plus haut à quels résultats arrivait la démarche philosophique de Marcuse une fois appliquée à l'analyse du système capitaliste d'aujourd'hui ; nous allons maintenant voir les résultats quant aux moyens révolutionnaires à prendre et quant à la stratégie nécessaire pour faire la révolution.

Constatant que le prolétariat des sociétés capitalistes développées n'a pas fait la révolution, et expliquant ce fait par son intégration due à la hausse du niveau de vie et à la manipulation répressive des besoins, Marcuse va d'abord tenter de déceler d'autres forces sociales susceptibles de déclencher le processus révolutionnaire. Son attention ira tout d'abord à tous les groupes marginaux que la, société capitaliste n'a pas encore réussi à intégrer d'une façon suffisante : hippies, étudiants, assistés sociaux, chômeurs, noirs des ghettos, minorités ethniques, peuples du Tiers-Monde, les sans-espoir. Il appréciera chez ces groupes divers le recours à l'action directe et à un nouveau type de lutte, dirigée contre l'idéologie d'intégration et la répression. Mais, contrairement à ce que croient et professent certains militants révolutionnaires, il ne dira jamais ni ne laissera entendre que ces groupes, à part les peuples du Tiers-Monde, peuvent faire la révolution. Pour lui, ce sont tout au plus des porteurs éphémères de la pensée négative, des relais pour le prolétariat endormi.

Dans ses derniers ouvrages, et particulièrement dans Vers la libération, Marcuse réaffirmera énergiquement le rôle révolutionnaire du prolétariat, sans toutefois préciser de quelle manière ce dernier sera démystifié. Certains commentaires sur la nécessité de changer la sensibilité et les besoins comme préalable à la révolution ne s'appliquent pas directement au prolétariat, et ne font d'ailleurs que confirmer le caractère idéaliste de la démarche marcusienne.

D'autre part. l'analyse que notre auteur fait des nouvelles couches techniciennes du prolétariat n'est la que pour affirmer que ces couches sont encore plus intégrées dans le système capitaliste actuel que la classe ouvrière traditionnelle.

Les diverses épiphanies de la pensée négative, de la Raison, du Bonheur et du Bien, sont donc éparses : hippies, noirs, prolétariat et ses couches nouvelles, étudiants, peuples du Tiers-Monde, etc., etc... Marcuse n'analyse pas pourquoi, à un moment donné, et dans une situation quelconque, ces divers groupes peuvent mener une action révolutionnaire, isolés ou de concert. Il ne nous explique pas non plus quels facteurs structuraux et génétiques donnent à ces forces sociales si diverses leur potentialité révolutionnaire. Il ne peut donc proposer aucune stratégie valable.

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Il est facile de voir que cette lacune est une conséquence directe des lacunes de son analyse de la société capitaliste et du système impérialiste. Dans ce système, l'évolution des forces productives, la place de plus en plus dominante prise au sein de ces forces par la science et les techniques, sont sans doute à la source de changements profonds dans la composition de la classe ouvrière, rendant compte de la montée des étudiants et de§ techniciens, et aussi de changements dans la composition de la structure de classes de la « société globale » (disparition progressive des agriculteurs, montée des technocrates, remaniement dans la composition de la classe dirigeante, modernisation et extension du personnel de l'appareil d'État, etc.)

De tout cela, pas un mot chez Marcuse. Une analyse correcte de l'évolution structurelle du capitalisme est un préliminaire indispensable à une analyse de classes et au fondement d'une stratégie sur cette analyse. Ne suivant pas cette méthode, qui fut celle de Marx et de tous les grands révolutionnaires, Marcuse ne peut qu'une fois de plus sombrer dans l'idéalisme et prôner l'action directe de groupes épars contre l'idéologie répressive du système capitaliste.

On retrouve donc bien ici l'idéalisme foncier de notre auteur : primauté donnée à la pensée négative, à la philosophie au détriment de la science, à l'idéologie. Marcuse ne peut alors que louvoyer, comme il le fait d'ailleurs dans La fin de l'utopie, en ce qui concerne la stratégie et les moyens d'action, car sa méthode philosophique ne lui permet de dégager aucune stratégie basée sur une juste compréhension de l'évolution des structures du capitalisme et, sur l'analyse de la structure de classe de cette société. Hypostasier, comme incarnation du mal absolu, les pouvoirs intégrateurs et répressifs du capitalisme est une solution tentante d'autant plus qu'il nous manque encore une analyse suffisante du ressort caché de ces phénomènes importants mais superficiels et extérieurs.

Le rôle que Marcuse attribue au changement de la sensibilité, à la modification de la biologie de l'homme (biologie qui en est une tout en ne l'étant pas, comme il nous l'explique lui-même) dans l'action révolutionnaire ne peut alors que nous laisser, sceptiques. Il s'agit ici de la rhème démarche que celle d'Eros et civilisation : opérer le changement de la société au travers du changement des individus. Ce qui nous renvoie à la problématique de la plus inepte des psychologies sociales : l'américaine. La répression de la sexualité et de l'imagination est un fait important qu'il faut reconnaître. Toutefois, ce n'est pas pour cela qu'il faut, comme le fait Marcuse, donner à la lutte contre cette répression une importance primordiale. La société capitaliste ne sera pas détruite simplement par une lutte contre l'idéologie répressive et la répression sexuelle. Cette action peut être importante et il faut savoir gré à Marcuse de l'avoir souligné, sans devoir pour autant le suivre lorsqu'il lui attribue, fidèle à sa démarche idéaliste, une rôle primordial dans l'action révolutionnaire.

[60]

Soulignons enfin que le traitement que donne Marcuse du problème de l'action légale ou illégale contre la tyrannie d'une majorité intégrée par le système relève du même esprit : la question ne se pose qu'en fonction d'une stratégie. Et chez Marcuse, il n'y en a aucune.

Après la révolution

Il nous reste maintenant, au terme de cette étude, à examiner l'image que nous donne Marcuse de la Cité future, des modalités de sa réalisation. Le prolétariat a accompli la révolution, en renversant l'ordre établi, la réalité-irréelle, et a instauré un univers de liberté et de raison : la Synthèse finale est opérée. Voyons donc d'abord comment se présente cette réalisation future, quel visage prend la raison réalisée.

Dans ce monde futur, mais déjà réalisable, les valeurs qui seront réalisées : bonheur, liberté, connaissance, etc., auront un caractère tout à fait différent de celui qu'elles ont dans la société actuelle. La conscience des hommes, leurs aspirations, auront été transformées, étant devenues vraies. Car, pour Marcuse comme pour Platon, il y a des désirs vrais et des désirs faux, des plaisirs vrais et des plaisirs faux. L'ordre social sera donc construit de façon à assurer la satisfaction des désirs vrais de l'homme, enfin désaliéné, c'est-à-dire contrôlant son existence, conscient de ses aspirations fondamentales, libéré de la répression intériorisée. Le temps de travail, réduit à son extrême limite, pourra même être transformé en temps de jeu, le travail s'identifiant avec le libre épanouissement des facultés humaines. La sexualité, libérée, reprendra sa place déterminante dans tous les moments d'une existence "érotisée". tandis que l'art, qui était dans la société répressive le Grand Refus, deviendra pour ainsi dire pain quotidien. La science d'ailleurs, de même que la technique, mise au service de l'homme, se confondra de plus en plus avec l'art.

La Raison réalisée selon Marcuse, c'est en bref une image revue et corrigée de la société communiste décrite par Marx dans une perspective hégélienne. Marx avait esquissé brièvement, en quelques traits, en particulier dans les Fondements de l'Économie politique, l'image d'une société dans laquelle l'homme aura été libéré de l'asservissement au travail, dans laquelle aura été consommée l'abolition de la distinction entre travail manuel et travail intellectuel, dans laquelle 'seraient donnée à chaque être la possibilité d'épanouissement libre et total de toutes ses facultés. Cette société se transforme chez Marcuse en lieu de réconciliations finales : principe du plaisir et principe de réalité, raison et plaisir, art et science, Eros et Thanatos. Bref, nous revenons à la mythologie et nous passons du communisme à une utopie réactionnaire.

Mais le problème vital, ce n'est pas tellement de décrire l'homme libre et l'aspect général de la "nouvelle demeure" qui sera construite sur, [61] les ruines de l'ancienne, pour parler le langage de Marcuse. C'est bien plutôt de savoir comment l'on construira cette nouvelle demeure, une fois l'ancienne détruite ; en d'autres termes, pour parler clairement, la question importante, c'est de savoir ce qui se passera après la révolution. Cette question n'est évidemment d'aucun intérêt pour Marcuse. Son mode de pensée lui permet de résoudre l'histoire dans l'idéal. La Révolution est rupture totale, qui fait succéder au Mai le Bien. Les hommes ayant percé le voile de l'idéologie de domination, ayant changé de conscience, réaliseront instantanément la cité idéale. Notre philosophie n'a pas à se pencher sur les modalités concrètes de cette réalisation. Il affirme d'ailleurs candidement que cette question est secondaire.

Mais voici que l'histoire récente semble contredire ces affirmations. Il y a eu quelques révolutions, depuis 1917 précisément. Mais la Raison n'est pas encore apparue, ni l'Esprit descendu sur le Kremlin. Pour justifier son affirmation, suivant laquelle l'Utopie peut être réalisée après la transformation idéologique, le philosophe devra s'abaisser. À des considérations d'ordre scientifique. Il nous servira alors une argumentation, répétée à plusieurs reprises, qui est de l'ordre de l'aberration la plus totale, savoir : les conditions techniques sont aujourd'hui présentes pour réaliser l'Utopie, pour passer de la société actuelle à la société libre.

Nous pouvons accorder à Marcuse que les conditions matérielles nécessaires pour le passage au communisme sont vaguement plus rapprochées qu'au temps de Marx. Mais Marcuse semble oublier, ici, certaines données essentielles. Plus de la moitié de la population de la terre n'est pas nourrie convenablement. La majorité des pays sont sous-développés. Les "conditions matérielles nécessaires au "passage" existent dans un petit nombre de pays, au premier rang desquels les États-Unis, dont la richesse a beaucoup à voir avec le sous-développement du Tiers Monde. Rationnaliser l'univers, pacifier l'existence, cela ne signifie-t-il d'abord modifier radicalement les relations existantes entre pays développés et sous-développés, accorder la priorité absolue au développement du Tiers Monde, créer donc moins que l'embryon des conditions de passage au communisme. Ce n'est pas demain que le travail pourra devenir un jeu en Bolivie, et le problème du développement de la Bolivie ne peut que retarder l'avènement de l'Utopie aux États-Unis.

La question primordiale est donc celle du passage, passage du capitalisme au socialisme après la révolution, et passage du socialisme au communisme. Cette question exige, évidemment une réponse scientifique. Il est à peine besoin de dire que ces recherches n'en sont qu'à leur début, et que des économistes tels Bettelheim sont des pionniers. L'oeuvre de Bettelheim n'est évidemment d'aucun intérêt pour Marcuse, puisqu'elle relève de la pensée scientifique et traite d'un problème que la philosophie a réglé en principe. Malheureusement, la libération de l'existence devra passer par la planification économique.

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De la même façon, et pour les mêmes raisons, Marcuse ne nous dit pas un mot des forces politiques et économiques de la société idéale, une fois accordé qu'elle soit potentiellement réalisable »aujourd'hui. Encore une fois, la transformation idéologique aura tout réglé. Mais il reste pourtant des problèmes complexes, qu'il convient de chercher à régler dès maintenant, puisqu'aussi bien la nouvelle société portera des séquelles de l'ancienne, aussi bien peut-on créer dès maintenant des formes de transition, des leviers du nouveau pouvoir.

La production ne cessera pas pour autant une fois instauré le communisme. Il faudra régler cette production, en fixer les normes. De quelle façon cela se fera-t-il ? Quelle forme prendra la collaboration des individus dans le cadre de la production, et quelle sera la nature du pouvoir politique dans la société idéale ? Une des questions essentielles dans la théorie du passage au communisme est en particulier la relation entre planification et autogestion. Nulle part il n'est : question de ces problèmes dans l'oeuvre de Marcuse. Eros, sans doute, fixera les normes de production. L'esprit se fraiera une voie. Et la grande chouette noire de Minerve s'envolera enfin dans le crépuscule.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 9 janvier 2013 15:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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