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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Luc Racine, “HISTOIRE ET IDÉOLOGIE.” Un article publié dans la revue Parti pris, revue politique et culturelle, vol. 4, nos 5-6, janvier-février 1967, pp. 33-51.. [Autorisation accordée par les ayant-droits de l'auteur le 9 septembre 2011 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[33]

Gilles BOURQUE et Luc RACINE

Sociologues, Département de sociologie, UQAM et Université de Montréal

Histoire et idéologie”.

Un article publié dans la revue Parti pris, revue politique et culturelle, vol. 4, nos 5-6, janvier-février 1967, pp. 33-51.

1. Introduction : plan de l’article
2. L'évolution socio-économique du Québec de la conquête a la confédération
2.1. Première période : de l'établissement du Régime anglais à la crise 
2.2. Seconde période: de la crise à l'Union
3. Classes sociales et clivages ethniques
4. L'échec du mouvement insurrectionnel
4.1. La Conquête: une épuration des milieux d'affaires
4.2. L'Insurrection de 1837 : nationalisme et réaction
5.  Conclusion: classes sociales, colonialisme et nationalisme



à Maurice Séquin
"... et il en résulta que les émigrés de la nouvelle métropole, ayant l'avantage d'une instruction industrielle supérieure, mus d'ailleurs par l'esprit d'industrie qui caractérise, leur race, réussirent avec le temps à s'emparer de toutes les ressources du pays."

Étienne Parent, Conférence à l'Institut canadien: "L'Industrie considérée comme moyen de conserver la nationalité canadienne française", 1846.


1. Introduction : plan de l’article

1.0. Nous nous proposons, dans cet article, d'apporter quelques commentaires critiques au sujet de l'ouvrage récemment parti de M. Fernand Ouellet, Histoire économique et sociale du Québec, 1760-1850 (Fides, Montréal et Paris, 1966). Ce livre, qui représente le résultat d'un travail considérable, nous offre une nouvelle interprétation de l'histoire du Québec pour la période allant de la Conquête à l'Union.

1.1. Cette nouvelle interprétation se fonde sur la mise en évidence des principaux facteurs socio-économiques rendant compte de l'évolution politique et idéologique de la société québécoise jusqu'en 1850. L'auteur met en relation l'évolution techno-économique et la transformation de la structure de classes afin d'expliquer la stratégie politique et les positions idéologiques des différents groupes en présence à divers moments de la période considérée.

1.2 Les deux phénomènes politiques majeurs que l'auteur explique en fonction d'une telle méthode sont la Conquête et l'Insurrection. La meilleure façon de contrôler la validité d'une méthode étant d'essayer de dé. terminer à quel point elle permet d'expliquer adéquatement certains phénomènes globaux, tels les phénomènes politiques, nous consacrerons la plus grande partie de notre analyse [34] critique à l'examen de l'interprétation que donne M. Ouellet en vue de rendre compte de ce qui s'est réellement passé lors de la Conquête, et puis lors de l'Insurrection.

1.3 Toutefois, nous traiterons d'abord, dans une première partie, du contexte socio-économique à l'intérieur duquel s'insèrent les phénomènes en question; à cette fin, nous nous limiterons à un résumé du tableau général que dresse M. Ouellet de l'évolution socio-économique du Québec jusqu'en 1850. Il ne nous sera mal, heureusement pas possible de faire une critique systématique du type d'analyse économique utilisée par l'auteur : cela nous entraînerait dans une discussion dont l'aspect par trop technique rebuterait inutilement.

1.4 Enfin, en conclusion, nous proposerons un modèle d'interprétation de l'histoire socio-économique du Québec qui, tout en tenant compte des analyses de M. Ouellet et des faits mis en lumière par lui, nous semble plus apte à rendre compte de la signification véritable de phénomènes aussi importants que la Conquête et l'Insurrection.


2. L'évolution socio-économique du Québec
de la conquête à la confédération

2.0.0. Il est possible, selon M. Ouellet, de distinguer certains secteurs principaux de l'économie du Québec pour la période allant de 1760 à 1850 : agriculture, commerce, pêcheries, construction navale, mines, transports et communications. Les deux premiers secteurs sont les plus importants, ce sont ceux à l'intérieur desquels vont se manifester les changements majeurs de l'économie. Quant au secteur des transports et communications, il se développera surtout à la fin de la période, sous le coup des changements apparus dans les deux secteurs précédents. Enfin, le rôle des pêcheries, des mines (Forges du Saint-Maurice) et de la construction navale, est beaucoup moins déterminant. [1]

2.0.1. D'autre part, il est aussi possible de distinguer deux périodes dans l'évolution socio-économique centrée sur le commerce et l'agriculture : (a) expansion du commerce des fourrures et de la production agricole axée sur le blé; (b) crise dans l'agriculture et déclin du commerce des pelleteries, développement du commerce du bois et des transports et communications. La première période [35] va environ de 1760 à 1815, la seconde de 1815 à 1850. [2]

2.0.2. En plus, deux classes sociales différentes sont liées étroitement au développement des principaux secteurs de l'économie québécoise : la bourgeoisie mercantile est l'agent de développement du commerce des pelleteries et du bois, puis des transports et communications, tandis que la bourgeoisie des professions libérales représente la nouvelle élite liée au sort de la classe agricole. Les positions idéologiques et la stratégie politique de ces deux classes s'expliquent en fonction de leur situation socio-économique respective. Quant aux seigneurs, ils constituent une classe en déclin qui sera de plus en plus évincée par le clergé et les professions libérales. De leur côté, enfin, les administrateurs coloniaux tentent de concilier les intérêts divergents de ces divers groupes, tout en privilégiant d'ailleurs la bourgeoisie mercantile. [3]

2.1. Première période :
de l'établissement du Régime anglais à la crise
 [4]

2.1.0. Le début de cette période coïncide avec l'établissement du Régime anglais. Les administrateurs coloniaux britanniques remplacent les français. Leur première tâche fut d'élaborer une politique ayant pour but de résorber l'inflation caractérisant cette époque, de raffermir le commerce des fourrures et la production agricole. Peu à peu, de la Révolution américaine à la guerre de 1812, cette tâche fut menée à bien. Le commerce des pelleteries connut une large expansion et la production agricole traversa des phases très prospères.

2.1.1. Par rapport au Régime français, le changement majeur fut sans doute l'encouragement du commerce des fourrures par l'administration coloniale et l'intégration du surplus agricole dans l'économie impériale. Les tarifs préférentiels accordés par l'Angleterre aux produits de la colonie stimulèrent beaucoup l'économie de cette dernière, tout en l'intégrant dans le commerce international de l'époque.

2.1.2. Cependant, vers la fin de cette période, des difficultés apparurent dans le commerce et l'agriculture. Pour être profitable, le commerce des pelleteries demandait alors à se dé. placer de plus en plus vers l'ouest, ce qui augmentait les coûts de transport et réduisait d'autant les profits. Quant à l'agriculture, les techniques qui y étaient encore employées entraînaient une rentabilité de plus en plus douteuse. Le jeu de ces facteurs allait graduellement provoquer la crise générale du commerce et de l'agriculture avec laquelle débute la seconde période.

2.1.3. Du point de vue de la structure socio-économique, le phénomène [36] le plus important de la première période est la formation de deux nouvelles classes : bourgeoisie mercantile, composée de marchands et de traiteurs pour la plupart anglo-saxons et liés à l'administration coloniale; bourgeoisie des professions libérales, composée d'avocats, de notaires et de médecins principalement, s'opposant progressivement au clergé et aux seigneurs dans sa tentative pour s'emparer du pouvoir politique par le contrôle de l'Assemblée. Le remplace, ment d'une administration coloniale française par une administration coloniale anglaise, en intégrant le Québec dans le réseau d'échanges commerciaux de la Grande-Bretagne, donnait le champ libre à l'essor d'une bourgeoisie mercantile dans la colonie; la prospérité de l'agriculture, amenant à la constitution d'un surplus dont une partie permettait à des membres de la classe paysanne d'avoir accès à l'éducation humaniste dispensé par le clergé, ouvrait la voie à la formation d'une bourgeoisie professionnelle.

2.1.4 Ainsi, tant que l'état de la production agricole permettra à une partie de la classe agricole de se consacrer aux études pour ensuite vendre ses services aux paysans, les intérêts de la bourgeoisie professionnelle et ceux de la bourgeoisie mercantile ne s'opposeront pas ouvertement. Bien que minoritaire à l'Assemblée législative, le parti des marchands ne sentira pas ses intérêts lésés et son action paralysée par la bourgeoisie libérale. La lutte idéologique entre les deux classes ne sera pas très marquée.


2.2. Seconde période: de la crise à l'Union [5]

2.2.0. Les changements économiques caractérisant la seconde période vont progressivement transformer en opposition politique et idéologique ouverte, aboutissant à l'Insurrection, le précaire équilibre de la période précédente. Sous le coup de l'évolution techno-économique, les intérêts des deux principales classes sociales du Québec vont rapidement s'avérer inconciliables, ce qui mènera à l'éviction d'une classe par l'autre; et ce, au profit d'alliances significatives entre la bourgeoisie mercantile et l'administration d'une part, entre la bourgeoisie libérale, le clergé et les seigneurs d'autre part.

2.2.1. De 1816 à 1836 environ, dans le secteur de la production agricole, une crise d'une grande ampleur, due principalement à l'absence de techniques de culture adéquates, compromet sérieusement la position de la bourgeoisie libérale. L'immigration britannique et l'attitude des seigneurs dans le domaine de la propriété foncière viennent augmenter l'ampleur de la crise, tout en en étant partiellement des effets. L'impossibilité, pour les habitants, de produire ne serait-ce [37] que pour satisfaire leurs propres besoins, rend la situation de la bourgeoisie professionnelle très précaire. Ne parvenant plus à vendre ses services à des agriculteurs appauvris, cette classe n'a alors comme débouché que la prise en mains des postes politiques.

2.2.2. Parallèlement à cette prise agricole sévit également une crise dans le commerce des pelleteries. Le centre de ce commerce se déplace de plus en plus vers l'ouest, ce qui, comme nous l'avons mentionné précédemment, augmente les frais de transport tout en diminuant proportionnellement le profit. Tout cela affecte la classe des marchands qui voit compromises ses relations commerciales essentielles avec la métropole. Et, ce qui est plus grave, on ne voit pas alors ce qui pourrait remplacer les fourrures dans les échanges commerciaux avec l'Angleterre, l'agriculture étant elle-même dans une situation presque catastrophique. La position de la bourgeoisie mercantile s'avère ainsi aussi précaire que celle de la bourgeoisie professionnelle.

2.2.3. C'est alors qu'un facteur économique exogène au Québec va venir modifier le rapport de forces socio-économiques en faveur de la bourgeoisie mercantile. En effet, de 1823 à 1836, en Grande-Bretagne, la demande de bois augmente considérablement et vient favoriser l'exploitation forestière au Québec, permettant ainsi de remplacer le commerce de la fourrure par celui du bois dans les échanges entre la colonie et la métropole. Ce phénomène tire la bourgeoisie mercantile de l'impasse où elle se voyait engagée par le déclin de la traite, et rend sa position beaucoup plus sûre que celle de la bourgeoisie libérale. Car cette dernière, qui ne pouvait compter sur aucune aide extérieure, reste liée au sort d'une agriculture dont la sous-production (due à un retard dans le domaine des techniques) explique, comme nous l'avons dit, la nécessité pour la bourgeoisie libérale, de trouver des débouchés sur le plan politique et non plus dans le secteur des services professionnels.

2.2.4. À la lumière de ces faits, la stratégie politique et les positions idéologiques des deux classes pendant la période considérée s'expliquent plus aisément. Sachant sa situation économique infiniment plus défavorisée que celle des marchands, la bourgeoisie professionnelle va tenter de faire sur l'administration coloniale et sur le pouvoir de la métropole des pressions pour compromettre la position économique de la bourgeoisie mercantile : en optant pour une idéologie plus ou moins superficiellement républicaine et libre-échangiste, la bourgeoisie des professions libérales se trouvait en effet à compromettre les fondements mêmes du commerce entre les mar. chands et la Grande-Bretagne, car ce commerce ne favorisait la bourgeoisie mercantile qu'en autant que l'Angleterre [38] accordait un tarif préférentiel aux produits provenant de la colonie. Si les pressions que la bourgeoisie professionnelle a faites sur le pouvoir métropolitain en faveur du libre-échange avaient réussi, la classe des marchands se serait vue soumise au contrôle politique de la bourgeoisie libérale. L'Angleterre finira toutefois par agir comme si elle avait compris ce jeu politique, en maintenant pour un certain temps les tarifs préférentiels, évitant ainsi que la colonie ne passe sous le contrôle politique de la bourgeoisie libérale. C'est alors que cette classe voudra briser ses liens d'avec la métropole et recourera pour ce faire à l'insurrection armée. Cette dernière était vouée d'avance à l'échec, puisque la bourgeoisie mercantile bénéficiait de l'appui de l'administration coloniale et de la métropole, tandis que le clergé et les seigneurs, se sen, tant menacés par l'essor de la bourgeoisie libérale, réussissaient à convaincre la majeure partie des habitants d'être fidèles à l'Angleterre.

2.2.5. L'échec de l'Insurrection achèvera l'éviction de la bourgeoisie libérale par la classe des marchands qui, avec l'appui de la métropole, développera un réseau de transports et communications allant permettre de relier le centre commercial qu'était Montréal avec une région où les Loyalistes avaient développé depuis quel, que temps une agriculture moderne plus adaptée aux besoins de l'économie capitaliste.


3. Classes sociales
et clivages ethniques

3.0. Cette dernière remarque nous permet maintenant, après avoir résumé schématiquement et à notre façon ce qui est l'essentiel de l'ouvrage de M. Ouellet, de souligner les lacunes de l'auteur sur le plan de l'interprétation des événements politiques majeurs de la période considérée. Nous verrons que, après un exposé scientifique des faits, l'auteur préfère y joindre une interprétation purement idéologique plutôt qu'une explication scientifique rigoureuse.

3.1. Comme nous l'avons vu plus haut, selon M. Ouellet, ce qui caractérise la période allant de 1760 à 1850, prise globalement, c'est : (a) sur le plan techno-économique, le passage d'échanges commerciaux centrés sur les pelleteries à des échanges centrés sur le bois; d'une agriculture traditionnelle à une agriculture moderne, ce secteur devenant relié au précédent par le développement d'un réseau de transports et communications qui permettra l'essor de l'industrie; (b) sur le plan socio-politique, la montée progressive de deux nouvelles classes sociales, bourgeoisie mercantile et bourgeoisie des professions [39] libérales, la première évinçant graduellement la seconde pour prendre le contrôle politique et économique de la colonie. Ces transformations sont intimement liées l'une à l'autre, ce qui se passe à un niveau se reproduisant plus ou moins exactement à tous les autres niveaux.

3.2. Jusqu'ici, tout va bien : il s'agit de rattacher la variation d'un phénomène à celle d'un autre, de montrer que ces variations sont concomitantes, que lune (stratégie politique et position idéologique) dé. pend de l'autre (niveau socio-économique). Rien là que de strictement scientifique. Toutefois, lorsque l'auteur tente d'expliquer à l'aide de ce modèle d'analyse les raisons de l'éviction de la bourgeoisie professionnelle par la bourgeoisie mercantile [6], on peut très vite s'apercevoir que quelque chose ne va plus. D'après M. Ouellet, si la bourgeoisie libérale a perdu lors de l'Insurrection, c'est à cause de son esprit attardée, d’« Ancien Régime », de son attitude réactionnaire par rapport au progrès techno-économique (représenté par la bourgeoisie mercantile anglo-saxonne) [7].

3.3. On retrouve d'ailleurs le même type de raisonnement lorsque l'auteur tente de montrer que la Conquête ne représente aucun changement important au point de vue socio­économique, que la prise en mains du commerce des fourrures par les marchands anglais ne relève que de leur plus grande initiative et de leur sens de l'entreprise collective opposé à l'individualisme des marchands québécois [8]. Nous voulons bien que l'esprit traditionaliste et individualiste des québécois de l'époque ait été un facteur lié à leur éviction du commerce, à la stagnation de l'agriculture et à l'échec des Patriotes dont le nationalisme réactionnaire s'explique par une incompréhension du sens du progrès technique. Mais il nous semble justement que le biais idéologique de l'auteur s'introduit précisément en ce qu'il s'arrête là, sans pousser l'explication plus loin. Car, de ce point de vue, la mentalité traditionnelle de la bourgeoisie libérale n'est qu'un épiphénomène qui demande lui-même à être expliqué.

3.4. Si M. Ouellet avait été conséquent, moins arrêté par des présupposés idéologiques qui ne devraient rien avoir à faire à ce stade d'un travail d'historien, il aurait continué à expliquer les phénomènes politiques et idéologiques (telles la Conquête, la défaite des Patriotes, la mentalité de classe) par des facteurs socio-économiques. Si, lors de la Conquête, la structure socio-économique du Québec n'a pas changé, si les secteurs de l'économie et leur importance respective sont pour un temps restés les mêmes, si aucune classe sociale nouvelle n'est apparue ex nihilo, un fait d'une importance capitale s'est tout de même [40] produit : l'administration française a été remplacée intégralement par une administration anglaise, ce qui impliquait l'intégration de l'économie du Québec dans le réseau commercial d'une autre métropole, l'appui des nouveaux dirigeants de cette colonie à des marchands aptes à assurer les échanges avec la métropole et à en tirer profit, c'est-à-dire à des mar. chands anglais. Après la Conquête, la classe des marchands n'était pas pour l'instant ni plus ni moins importante qu'avant; mais, de française, elle était devenue anglaise et susceptible de se développer plus librement grâce à l'appui d'une administration coloniale dont le rôle était, entre autre, de favoriser les échanges commerciaux avec une métropole britannique. Ni plus que cela, ni moins.

3.5. De cette façon, on peut mieux comprendre que, intégrée à une économie métropolitaine plus axée que celle de la France sur le commerce, la classe marchande ait graduellement pris plus d'importance que sous le Régime français; et que cette classe en soit venue à vouloir un pouvoir politique équivalent à son pouvoir économique, et à évincer pour cela sa seule rivale, la bourgeoisie des professions libérales, qui, elle, ne bénéficiait pas de l'appui de cet agent de transformations techno-économiques qu'était l'Angleterre. On peut mieux comprendre aussi que l'éviction de la bourgeoisie professionnelle d'une économie progressiste l'ait amené à perpétuer une mentalité archaïque et à s'allier, pour son plus grand dam, avec un clergé réactionnaire pour ensuite perdre tout pouvoir politique au profit de la bourgeoisie mercantile qui avait joui de l'appui de la métropole britannique dans son acquisition d'une mentalité progressiste compatible avec le développement d'une économie capitaliste. On peut mieux comprendre enfin que l'éviction d'une classe par l'autre ait finalement permis l'essor économique caractérisant la période d'après 1839, pour aboutir à l'établissement d'un régime politique allant consacrer jusqu'à aujourd'hui encore l'hégémonie de la haute bourgeoisie anglo-saxonne sur le Québec et le Canada.

3.6. Comme la suite va le démontrer amplement, ce n'est pas la mentalité archaïque de la bourgeoisie professionnelle qui explique son éviction du contrôle de l'économie, mais bien au contraire son éviction du contrôle de l'économie qui explique sa mentalité archaïque. M. Ouellet ressemble à Hegel en ceci qu'il fait marcher l'histoire sur la tête.

[41]


4. L'échec
du mouvement insurrectionnel

4.0.0. M. Ouellet nous offre le parfait exemple de l'historien colonisé. Il adopte un modèle d'analyse reproduisant intégralement la société colonisatrice dans son développement, et juge ensuite le peuple colonisé (dont il fait lui-même partie) à partir de ce schème préétabli. En empruntant la théorie rodgérienne de la personnalité, on pourrait dire que le colonisé a tendance à développer une "perception conditionnelle de soi" et de sa société, à travers une personne et une société critères, celles du colonisateur. M. Ouellet en est ainsi conduit à perdre souvent contact d'avec la réalité historique, et à proposer une conception masochiste et moralisante de l'histoire du Québec.

4.0.1. M. Ouellet, à la suite de Durham, reconnaît l'existence de deux nationalismes au Québec. L'un, anglo-saxon, est positif et s'inscrit dans la voie du progrès; l'autre, québécois, est purement réactionnaire et s'achève en un repli sur soi sclérosant. On le constate dès le départ, la société québécoise et sa bourgeoisie professionnelle sont étudiées par rapport à la nation anglaise et à sa bourgeoisie mercantile. Pour M. Ouellet, la bourgeoisie anglo-saxonne représentait, en 1837, le progrès : et les Québécois n'avaient qu'à la suivre sur la même voie. Il nous paraîtrait, au contraire, beaucoup plus sain de considérer ces deux nationalismes comme des phénomènes sociaux totaux ayant leur propre dynamique. Nous y reviendrons.

4.0.2. Faussée par ses propres prémisses, l'analyse faite par M. Ouellet de la société québécoise de l'époque présente d'importantes lacunes. Selon lui, la bourgeoisie professionnelle voulait créer une société d'ancien régime, féodale, hiérarchisée et théocratique, fondée sur l'agriculture. Cette affirmation nous semble éminemment contestable. Car la bourgeoisie ne peut souhaiter retourner à un ancien ordre historique, celui du Régime français, dans lequel elle n'a jamais dominé, ni même existé com. me groupe structuré (et encore moins comme classe). Elle est au contraire un pur produit de la Conquête, et veut établir une nouvelle forme de société, sans doute hybride, mais qui, indépendante, serait sans équivalence dans l'histoire des sociétés occidentales (on verra comment, en conclusion, l'« erreur » des Patriotes se situe à ce niveau et non à celui que M. Ouellet croit déceler). Cette société ne saurait non plus être féodale, la relation entre la bourgeoisie professionnelle et les habitants étant fondée sur un échange de services et non sur l'unilatéralité des [42] rapports sociaux caractérisant un vrai régime féodal. Cette société ne serait d'ailleurs pas davantage de type hiérarchisé puisque, à court terme, elle conduirait à l'existence de seulement deux classes, bourgeoisie professionnelle et paysannerie. Elle pourrait alors être théocratique ? Pas davantage. Et en affirmant cela, M. Ouellet entre en contradiction directe avec lui-même, comme cela lui arrive d'ailleurs assez souvent. En effet, il nous a précédemment montré comment la bourgeoisie professionnelle avait assuré sa prépondérance à l'intérieur de la société québécoise en remplaçant, par opposition, une classe aristocratique et collaboratrice formée des seigneurs et du haut-clergé. Par ailleurs, on sait que, entre 1800 et 1840, la croyance religieuse et le prestige clérical sont tombés à un très bas niveau, tandis que la bourgeoisie professionnelle développait une pensée passablement anti-cléricale. L'Insurrection étant, par surcroît, une réalisation de cette nouvelle classe, on voit mal la naissance d'une société théocratique dans un tel contexte. Ainsi, en dernière analyse, M. Ouellet fait de la projection historique : il étudie ce qu'aurait pu être une société indépendante québécoise à partir de ce que le Québec est devenu après 1840, moment où le sort du Québec est vraiment devenu celui d'un pays colonisé.

4.0.3. En dernier lieu, un Québec indépendant sous la direction de la bourgeoisie professionnelle aurait été, toujours selon M. Ouellet, fondé économiquement sur l'agriculture. Voilà une évidence première difficile, ment contestable. Cette société indépendante continuerait d'adopter une attitude réactionnaire face au capitalisme. Nous sommes toujours d'accord. Mais là où la conception de M. Ouellet devient vraiment intéressante, c'est au niveau de l'analyse des causes de cet anti-capitalisme. Une des raisons principales de l'échec insurrectionnel de 1837 réside dans le refus, de la part de la société québécoise, de suivre la voie du progrès tracée par la bourgeoisie mercantile anglo-saxonne. Mais alors, ce refus du capitalisme, cet agriculturalisme avant la lettre, d'où surgit-il ? C'est ce que, ailleurs dans son volume, M. Ouellet s'attarde à nous faire découvrir.


4.1. La Conquête:
une épuration des milieux d'affaires

4.1.0. L'infériorité économique des Québécois de 1837, M. Ouellet l'affirme, n'était pas le résultat de la Conquête. C'est plutôt dans leur mentalité et dans leurs institutions que l'on peut en trouver la cause : "La faiblesse économique des Canadiens français tenait avant tout à leur mentalité, à leur niveau technique, à leurs traditions, et à leurs institutions" [9]. M. Ouellet reprend ici, sans peut-être même le savoir, les thèses de Max Weber (rôle déterminant de la mentalité protestante dans l'explication [43] de l'essor du capitalisme). On le constate, rien de simpliste dans tout cela : si les Québécois ont été disqualifiés économiquement, c'est tout simplement parce qu'ils n'avaient pas l'« esprit du capitalisme », c'est qu'ils ne maniaient pas à fond l'« éthique protestante ». Voilà qui est clair, limpide et profond. Se demander si les mentalités et les institutions ne seraient pas, par un pur hasard, le produit d'une situation socio-économique donnée, voilà qui n'a jamais effleurer l'esprit de Max Weber, et encore moins celui de M. Ouellet. Pour ne rien perdre toutefois de cette géniale découverte, retraçons-en fidèlement la genèse.

4.1.1. La Conquête n'est pas, pour M. Ouellet, un fait important dans l'histoire du Québec : "...le changement d'empire ne provoque aucune brisure fondamentale" [10]. Il n'y a pas, dira l'auteur, de changements dans la structure économique interne. L'économie de la colonie repose encore sur l'exploitation du castor et sur la pratique de l'agriculture. Sur ce plan, aucun dépaysement radical pour les anciens colons. Outre le fait que ce premier argument ne prouve pas grand chose - en arrivant à Cuba, les Américains, à la fin du siècle dernier, ne se sont pas mis à cultiver des tomates : ils ont continué l'exploitation du sucre. M. Ouellet ne se demande jamais si ce non-bouleversement des structures internes ne prouve pas, au contraire de ce qu'il affirme, que l'économie était relativement bien "pratiquée", c'est-à-dire bien pensée et agie, sous le Régime français.

4.1.2. Cette stabilité dans les structures économiques internes se double, selon M. Ouellet, (qui suit en cela les théories de M. Jean Hamelin [11], elles-mêmes remises en question par M. Pierre Harvey [12]), d'une non-violation des structures sociales. Nous ne retrouverons pas de bourgeoisie québécoise pratiquant l'économie sous le régime anglais, parce qu'elle était inexistante sous le régime français. Ces analyses de MM. Hamelin et Ouellet sentent la thèse à plein nez. Sans entrer dans une querelle de mots (qu'est-ce qu'une bourgeoisie ?), disons simplement que, s'il y avait une économie sous le Régime français, et Ouellet l'admet, il y avait certainement quelqu'un pour la pratiquer. Une poignée d'isolés, peut-on répondre. Assez faible, vous l'admettrez.

4.1.3. Il existe cependant un autre problème, et M. Ouellet le sent bien. S'il n'y a pas eu de changements dans les structures économiques internes, les structures économiques externes ont été, elles, directement touchées par le changement de métropole (qui, on le sait, est la source de capitaux et le fournisseur de débouchés de l'économie coloniale). Ce n'est pas un problème pour notre historien. [44] Selon lui, les Québécois étaient aussi bien placés que les nouveaux arrivants par rapport aux marchés de Londres...

4.1-4. La faiblesse économique des Québécois ne vient donc pas de la Conquête, mais bien plutôt d'une faiblesse économique chronique remontant aux débuts de la colonisation de la Nouvelle-France. Cette faiblesse est due : à des dépenses somptuaires (!), à un refus de concentration (expliquez-nous, M. Ouellet, la création de la communauté des habitants, sous le Régime français), à ce qu'ils n'ont pas l'esprit du capitalisme (toujours le même cercle vicieux) qui, on le sait, a toujours été lié à l'être même des Anglo-saxons. Ainsi, les Québécois se sont disqualifiés eux-mêmes : "Il n'existe pas non plus une coalition du gouvernement et des entrepreneurs en vue de maintenir les Canadiens français dans l'infériorité économique et la servitude politique. Ceux-ci sont responsables de la première et ne souffrent pas de la seconde" [13]. M. Ouellet refuse de se rendre compte que l'oppression exercée par le colonisateur sur le colonisé ne naît pas de noirs et machiavéliques desseins, mais qu'elle devient inévitable dans sa pratique quotidienne en ce que cette dernière est superposée à celle du colonisé et la remplace.

4.1.5. Le comble n'est cependant pas atteint. Non seulement la Conquête n'a-t-elle pas été un fait négatif dans l'histoire du Québec, mais elle s'est au contraire révélée comme étant un sain phénomène d'épuration. "Mais, après avoir examiné l'expérience de Bigot et le con, texte malsain qui avait accompagné les opérations de la Grande Société, ne doit-on pas plutôt parler (à propos de la Conquête) d'une épuration des milieux d'affaires ?" [14]. Que fait donc M. Ouellet du Family Compact qui se constitue immédiatement après la Conquête ? On peut citer un autre exemple de ce moralisme masochiste. En analysant la période post-révolutionnaire, M. Ouellet affirme : "Après la période d'anarchie des années 1815 à 1837 et après le désastre révolutionnaire, il est normal qu'un besoin d'ordre se soit fait sentir... un sentiment d'impuissance joint à celui d'avoir fait fausse route dicte la nécessité d'un compromis" [15]) Après la Conquête, c'est maintenant l'échec de l'Insurrection et l'Union qui ne présentent que des aspects bénéfiques dont le principal serait, pour M. Ouellet, d'avoir enfin fait entrer les Québécois dans l'ordre anglo-saxon.

4.1.6. L'erreur fondamentale d'une telle analyse de la Conquête, et par suite de l'Insurrection, est de considérer celle-ci comme un phénomène historique statique, alors qu'elle est dynamique et qu'elle ne s'achève véritablement qu'en 1840, puis en 1867. M. Ouellet le constate presque de lui-même : "Tout se passe comme [45] si l'événement (la Conquête) avait envahi à retardement (nous sommes en 1837) la conscience collective et déclenché toute une série de réflexes défensifs" [16]. Il ne s'agit pas du tout d'une réaction à retardement, mais d'une étape dans le déroulement d'un processus historique global de colonisation.


4.2. L'Insurrection de 1837 :
nationalisme et réaction

4.2.0. Dans de telles perspectives, l'Insurrection ne peut alors qu'être interprétée comme un phénomène de projection sur l'anglais: "En réalité, le péril extérieur était inconsciemment exagéré de façon à couvrir un danger intérieur autrement efficace que l'autre... La projection sur l'Anglais de la responsabilité des malheurs collectifs servait avant tout à masquer la nécessité d'une refonte complète des structures sociales et mentales traditionnelles" [17]. La théorie ne pourrait être plus clairement explicitée : les Québécois ne doivent leur infériorité économique qu'à eux, mêmes et l'Insurrection de 1837 n'est que la manifestation d'un racisme issu d'une collectivité d'impuissants. Il est curieux de voir comment le nationalisme québécois ne peut être que négatif et réactionnaire, pour M. Ouellet, alors qu'il devient soudainement positif dans le cas des Anglo-saxons par le truchement d'une réclamation de protectionnisme économique.

4.2.1. La suite est logique : "En fait, l'indépendance ne visait à résoudre aucun des problèmes fondamentaux auxquels faisait face le Canada français" [18]. Comme si le problème fondamental n'était pas la soumission globale d'une société à une autre. Pour M. Ouellet, les problèmes fondamentaux sont ceux qui, une fois résolus, auraient permis à la société québécoise de rattraper les sociétés anglo-saxonnes d'Amérique du nord. L'auteur reproche ainsi aux anciens colons de ne pas avoir fait la révolution des techniques en agriculture. Le moins que l'on puisse dire, c'est que M. Ouellet ne fait pas ici preuve, comme historien, d'une très grande perspicacité. S'il avait étudié cette carence de l'agriculture québécoise d'alors comme partie d'un phénomène social total, il se serait rapidement rendu compte de l'impossibilité, pour un peuple, de pratiquer une révolution dans les techniques tout en ne participant pas à l'évolution économique. Il suffit de connaître un peu ce qui s'est passé lors de la révolution industrielle en Europe pour savoir que le progrès dans l'agriculture est lié au développement du commerce et de l'industrie. Enfin, M. Ouellet reproche de la même façon aux Patriotes de ne s'être pas préoccupés de la chute économique qu'aurait provoqué l'indépendance politique. On voit mal comment les Patriotes auraient pu se soucier d'une réalité à laquelle ils ne [46] participaient pas et dont ils ne profitaient que de façon parasitaire.

4.2.2. Toutes ces affirmations, dont nous avons tenté, en les critiquant, de retrouver la structuration logique, conduisent à la conclusion suivante : "L'aventure nationaliste de 1837-38 était trop intimement liée aux ambitions de quelques individus, aux intérêts immédiats des professions libérales et aux malaises particuliers de la période (crise économique), pour réussir [19]. Nous nous contenterons de soumettre trois questions à M. Ouellet : Danton et Mirabeau étaient-ils des êtres désintéressés ? la révolution n'est-elle pas toujours liée aux intérêts d'une classe ? est-ce que toute révolution ne se fait pas à la faveur d'une crise économique ?

4.2.3. On comprend d'ailleurs encore mieux la position de M. Ouellet en scrutant son interprétation du rapport Durham. Tout en acceptant l'analyse que fait ce rapport en termes de nationalités opposées, M. Ouellet refuse ses conclusions logiques ayant trait à l'irréductibilité des nationalismes superposés. Au fond, c'est alors refuser d'admettre que tout nationalisme a des prétentions hégémoniques sur l'État, et que deux nations ne peuvent qu'être en opposition irréductible quand elles sont dans une même structure politique dans laquelle elles lutteront nécessairement l'une contre l'autre pour s'annexer le pouvoir politique.

4.2.4. À l'incompréhension du phénomène de colonialisme s'ajoute ainsi l'incompréhension de l'irréductibilité des nationalismes à l'intérieur d'une même structure politique. On voit mieux, maintenant, l'échec de M. Ouellet à analyser de façon satisfaisante l'Insurrection de 1837 et, sur le plan plus englobant, toute l'histoire du Québec.


5. Conclusion:
classes sociales, colonialisme
et nationalisme

5.0.0. Pour terminer, il nous reste à proposer brièvement une explication générale de l'évolution socio-économique du Québec de 1760 à 1850 qui soit plus satisfaisante que l'interprétation purement idéologique de M. Ouellet. Ce qui suit ne prétend toutefois pas constituer une explication exhaustive mais plutôt une hypothèse de travail qu'il serait intéressant de confronter avec les faits.

5.0.1. Accordons tout d'abord à M. Ouellet ce qui lui est dû : son travail met très bien' en relief le lien existant entre le développement du commerce et la bourgeoisie mercantile anglo-saxonne d'une part, entre le développement (ou la stagnation de [47] l'agriculture et la bourgeoisie des professions libérales d'autre part. Mais il est possible maintenant d'aller plus loin. En effet, la mise en évidence de cette relation permet de comprendre l'échec de l'Insurrection et le sens de la Conquête. Cette dernière a supprimé le seul embryon de classe progressiste au Québec (les marchands Français) ainsi que le groupe qui l'appuyait politiquement (l'administration coloniale française) : une bourgeoisie mercantile anglo-saxonne et une administration coloniale britannique sont venues combler ce vide. Et, à partir de 1760, ces deux groupes vont graduellement se développer et amener à la constitution d'une société (ou nation) anglo-saxonne qui, en 1837, s'opposera, en tant que société, à la société (ou nation) québécoise ; cette dernière étant, elle, constituée des seules classes laissées relativement intouchées par la Conquête : paysans, clergé, seigneurs et professions libérales.

5.0.2. En tenant compte de ce qui précède, il est possible d'expliquer l'échec de l'Insurrection d'une façon autrement satisfaisante que ne le fait M. Ouellet, tout en intégrant dans notre interprétation ce qu'il y a de partiellement valable dans celle de cet auteur. L'Insurrection n'a pas, en effet, marqué seulement l'opposition de deux classes en lutte pour l'obtention du pouvoir politique, car derrière le conflit entre la bourgeoisie mercantile et la bourgeoisie des professions libérales il y avait l'opposition de deux types radicalement différents de société. Chacune de ces sociétés était représentée par sa classe dirigeante : la première, anglo-saxonne, composée des marchands, d'administrateurs et d'agriculteurs modernes; la seconde, québécoise, composée d'agriculteurs traditionnels, du clergé et des seigneurs. À l'opposition bourgeoisie professionnelle / bourgeoisie mercantile s'ajoute par ailleurs d'autres oppositions plus englobantes et qui seules restituent à la première tout son sens : société traditionnelle (rurale) /société capitaliste (urbaine), économie agricole / économie marchande, nation française/nation anglaise. Lors de l'Insurrection, les Patriotes échouèrent parce qu'ils étaient les porte-paroles d'une classe représentant les intérêts d'une société de type rural et agricole inévitablement vouée à être dépassée et subordonnée par une société urbaine et marchande.

5.0.3. Ainsi, en plus d'une lutte entre deux classes sociales, l'Insurrection a bien été aussi une lutte entre deux ensembles de classes (nations ou sociétés) - un premier ensemble ayant un fondement socio-économique progressif (commerce et industrie), un second ensemble ayant, lui, un fondement socio-économique attardé (agriculture traditionnelle), du moins par rapport au développement des sociétés occidentales de l'époque. Le résultat [48] de leur opposition a été la subordination d'un ensemble de classes par l'autre, la domination socio-politique et culturelle d'une société par une autre, ce qui nous justifie d'interpréter l'Insurrection comme une opposition de nationalismes, et l'Union (puis la Confédération) comme un mécanisme politique de colonisation.

5.0.4 - La difficulté d'interpréter justement l'histoire passée et présente du Québec vient précisément de ce qu'on y assiste à des oppositions entre ensembles de classes, ensembles qui se distinguent l'un de l'autre non seulement par des caractéristiques socio‑économiques, mais aussi par des caractéristiques ethniques, le recoupement des oppositions ethniques et socio‑économiques s'expliquant précisément par ce qui s'est passé lors de la Conquête de 1760, c'est-à-dire par le remplacement d'une bourgeoisie mercantile et d'une administration politique françaises au profit de groupes analogues, mais anglo-saxons. Toute l'ambiguïté de notre histoire provient de ce recoupement.

5.0.5 - On voit bien que ce n'est pas en minimisant le sens de la Conquête comme événement socio‑économique et politique global que l'on arrivera à comprendre l'histoire du Québec. Et c'est justement une telle incompréhension de l'importance de la Conquête qui amène M. Ouellet à expliquer l'échec de l'Insurrection par la mentalité traditionnelle des Patriotes, sans s'apercevoir que la mentalité de la classe des professions libérales s'explique très bien par son insertion à l'intérieur de l'ensemble de classes constituant alors la société québécoise à fondement socio‑économique attardé. Si la Conquête n'était pas venus bouleverser le développement endogène de la société québécoise, une bourgeoisie mercantile proprement québécoise s'y serait développée en même temps que la bourgeoisie des professions libérales, et ces deux classes se seraient sans doute alliées victorieusement, comme ce fut le cas en Europe, contre les classes traditionnelles représentées par le clergé et les seigneurs. Le remplacement d'une bourgeoisie mercantile française par une bourgeoisie mercantile anglo0saxonne, lors de la Conquête, a conduit à des alliances différentes (bourgeoisie mercantile, administration coloniale, agriculteurs anglo-saxons  : expliquant l'isolement et la survie, en Amérique du nord, pendant plus d'un siècle, d'une société hybride et réactionnaire dirigée par une bourgeoisie clérico-professionnelle devenue avec les ans complètement schizophrène.

5.1.0 - Toutefois, puisque l'on ne saurait refaire l'histoire, il ne nous reste qu'à examiner brièvement les conséquences de l'analyse qui précède sur la compréhension de notre situation présente, ce qui permettra de [49] mieux saisir le sens véritable de l'interprétation de M. Ouellet, en comparant les implications de son analyse aux implications de la nôtre.

5.1.1 - Si l'on adopte la perspective que nous avons élaborée plus haut, il est naturel de se demander quelles furent les transformations de la société québécoise, vue comme un ensemble de classes, à partir de 1840. On sait que, schématiquement, l'évolution fut la suivante : stagnation de l'agriculture et émigration massive vers les États-Unis, colonisation de terres plus ou moins stériles ; prise en main définitive de l'éducation par le clergé ultra-montain ; contrôle de ce que la Confédération laissait aux provinces de pouvoir politique par la bourgeoisie libérale assagie. Puis, à partir de 1900 environ, par vagues successives et sous le coup des transformations socio‑économiques induites par la société anglo-saxonne, urbanisation et prolétarisation des paysans, développement du syndicalisme, apparition d'une classe de salariés non-manuels, réactions diverses et plus ou moins régressives de l'élite clérico-bourgeoise. Tout cela pour en arriver aujourd'hui à une configuration de classes de la société québécoise radicalement différente de celle dont nous sommes partis : prédominance des travailleurs manuels (ouvriers) et non. manuels (de l'employé de bureau au fonctionnaire), régression de l'agriculture, du clergé et des professions libérales. Ce nouvel ensemble de classes est cependant toujours dominé politiquement et économiquement par la société anglo-saxonne nord. américaine sous la prédominance d'une classe monopolisant de façon de plus en plus concentrée le capital financier et industriel.

5.1.2 - Dans cette perspective, il est clair que l'indépendance politique du Québec n'aurait aucun sens si elle n'était fondée sur une indépendance économique qui, elle-même, ne saurait se réaliser, en contexte néo‑capitaliste nord-américain, autrement que par une planification socialiste intégrale (nous ne pouvons pas nous attarder ici sur les modalités et sur les difficultés d'application de cette solution qui nous apparaît toutefois comme étant la seule praticable pour le Québec). L'erreur des patriotes fut de croire que l'indépendance politique réglerait tous les problèmes. Bien peu d'entre eux se rendirent compte des effets économiques du colonialisme. Ils voulurent solutionner par la révolution la seule question politique, sans se donner les moyens de remédier en même temps à la faiblesse économique de la nation. Encore aujourd'hui, on retrouve cette fausse perspective chez plusieurs rinistes et indépendantistes de droite qui croient aux vertus rédemptrices de la seule décolonisation politique, suivie de quelques ajustements économiques d'ordre marginal. Il a déjà été dit que  [50] le sort de ceux qui ignorent l'histoire est de la répéter.

5.1.3. Cette perspective n'a cependant pas tardé, après l'Union, à provoquer une réaction radicalement opposée. Un grand nombre "d'intellectuels" de la bourgeoisie professionnelle, Étienne Parent à leur tête, se sont mis à proclamer la seule importance du contrôle de l'économie. C'est de nos jours, la perspective adoptée par les fédéralistes. Ces gens, s'intégrant parfaitement à la cohérence du système, prêchent à ceux qu'ils appellent les Canadiens français d'acquérir une mentalité propre à leur assurer le succès économique individuel (cf. P.E. Trudeau et consorts). Ils oublient cependant d'ajouter qu'une pratique économique individualiste ne pourra jamais résoudre le problème de la faiblesse économique des Québécois et qu'une telle attitude ne conduit qu'à jouer le jeu de la bourgeoisie colonisatrice qui n'a qu'une chose à craindre : l'organisation collective des dominés. Nos fédéralistes sont d'ailleurs de vivants exemples de l'échec inévitable de cette attitude. La plupart d'entre eux, conséquents avec eux-mêmes, débarrassent le Québec de leur présence et font désormais leur chant du cygne à partir du Parlement fédéral.

5.1.4. Ces deux solutions, exclusivement politique et exclusivement économique, ont déjà fait la preuve de leur inefficacité. Il nous faut donc opter pour une stratégie plus englobante, reposant sur une prise de conscience de l'ensemble du problème. Seule une action collective visant à faire une révolution totale, à la fois politique et économique, peut s'avérer efficace. Elle consistera en l'établissement d'un socialisme intégral qui permettra à la collectivité d'assurer son hégémonie sur l'état politique et, par lui, de contrôler l'économie pour le mieux être de chaque Québécois. Comprendre le sens véritable de l'échec des patriotes qui fut de vouloir se réapproprier collectivement par des moyens exclusivement politiques, peut maintenant nous aider à développer le degré de conscience nécessaire qui nous permettra de cesser de subir notre histoire pour enfin la faire.


Gilles Bourque et Luc Racine



[1] Ouellet F., Histoire économique et sociale du Québec, Fides, Montréal et Paris, pp. 1-31.

[2] Ouellet, F., loc. cit., pp. 33-45, 237-247.

[3] Ouellet, F., loc. cit., pp. 539-597.

[4] Ouellet, F., loc. cit., pp. 31-235.

[5] Ouellet, F., loc. cit., pp. 235-539.

[6] Ouellet, F., loc. cit., pp. 413-441.

[7] Ouellet, F., loc. cit., pp. 539-597.

[8] Ouellet, F., loc. cit., pp. 1-31.

[9] Ouellet, F., loc. cit., pp. 435.

[10] Ouellet, F., loc. cit., p. 555.

[11] Hamelin, Jean, Économie et société en Nouvelle-France, Les Presses Universitaires Laval, Québec, 1960.

[12] Harvey, F., "Stagnation économique en Nouvelle-France", L'Actualité économique, octobre-décembre 1961, pp. 537-48.

[13] Ouellet, F., loc. cit., p. 411.

[14] Ouellet, F., loc. cit., p. 76.

[15] Ouellet, F., loc. cit., p. 592.

[16] Ouellet, F., loc. cit., p. 434.

[17] Ouellet, F., loc. cit., p. 433.

[18] Ouellet, F., loc. cit., p. 434.

[19] Ouellet, F., loc. cit., p. 435.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 11 novembre 2012 8:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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