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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Luc Racine, “Symbolisme et analogie.” Un article publié dans Aspects du sacré, formes de l'imaginaire. Cahiers du FRISQ, no 2, Cahier de recherche no 5, automne 1988, pp. 51-82. Travaux présentés dans le cadre des séminaires du FRISQ et du RIER (1986-1987). [FRISQ = Forum de recherches sur l'imaginaire et la socialité québécoise], UQÀM. [Autorisation accordée par les ayant-droits de l'auteur le 9 septembre 2011 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[51]

Luc Racine

Sociologue, Département de sociologie, Université de Montréal

Symbolisme et analogie.” [1]

Un article publié dans Aspects du sacré, formes de l'imaginaire. Cahiers du FRISQ, no 2, Cahier de recherche no 5, automne 1988, pp. 51-82. Travaux présentés dans le cadre des séminaires du FRISQ et du RIER (1986-1987). [FRISQ = Forum de recherches sur l'imaginaire et la socialité québécoise], UQÀM.



L'analogie est la fonction la plus haute de l'imagination, car elle conjugue l'analyse et la synthèse, la traduction et la création. Elle est connaissance en même temps que transmutation de la réalité. D'une part, c'est un lien qui rassemble des époques et des civilisations différentes ; de l'autre, un pont lancé entre des langages divers.
O. Paz


En Occident, ce que l'on nomme souvent « les lois de fonctionnement de l'esprit humain » constitue l'un des thèmes importants de la philosophie et des sciences humaines qui ont voulu lui succéder. En anthropologie, par exemple, on sait que cette préoccupation est présente tout au long des travaux de Frazer, de Durkheim et de Mauss, de Lévy-Bruhl et de Lévi-Strauss. Qu'il s'agisse des lois de la psychologie associationniste servant à comprendre et à dénoncer les erreurs de la pensée magique, de la genèse sociale des catégories, du prélogisme et de la participation, ou encore du fonctionnement essentiellement oppositionnel et binaire de l'esprit, des interprétations souvent contraires obéissent à une même tendance générale, qui consiste à croire que seule l'analyse détaillée des formes et des contenus collectifs de la pensée, en des sociétés différentes, peut conduire à quelques éléments de réponse à une question que pose avec insistance un hôte qui n'est pas toujours explicitement convoqué au débat (Lévi-Strauss, 1958 : 91). Maintenant que de nouveaux courants de [52] recherche dans le domaine de l'intelligence artificielle nous rappellent que l'analogie est un aspect aussi élémentaire que fondamental de la pensée humaine (Gentner, 1983 ; Hofstadter, 1985 : 547-603), il ne semble pas inutile de souligner qu'une telle structure élémentaire ne constitue pas seulement une procédure heuristique plus ou moins naturelle et valable, mais qu'elle est d'abord une façon de se représenter le monde où jouent à la fois des composantes affectives, sensorielles, motrices et intellectuelles, en une synthèse des différences et des ressemblances qui concerne aussi bien les éléments que les relations comparés.

En sciences humaines, la méthode structuraliste fut caractérisée par une double approche réductionniste, affirmant du même coup le primat des relations sur les termes et celui de la différence sur la ressemblance. En particulier, la notion d'analogie ou d'homologie structurale connut ainsi un grand succès dans l'analyse du symbolisme magico-religieux, où l'on prit pour modèle une structure obéissant à la règle suivante : si A est à B ce que C est à D, cela exclut d'habitude qu'il existe quoi que ce soit de commun entre A et C ou entre B et D, la seule ressemblance portant sur la relation existant entre A et B et entre C et D (Needham, 1980 : 41-62). Or, dans le domaine symbolique, ceci est faux la plupart du temps car I'homologation des termes et celle des relations s'y impliquent mutuellement. Contrairement à ce qui se passe lorsque la pensée analogique se borne à jouer un rôle heuristique, en sciences ou en philosophie, la ressemblance entre les termes est aussi importante que celle existant entre les relations qui lient ces termes. C'est faute d'avoir saisi cela qu'une transposition trop littérale du modèle de la phonologie structurale dans le domaine du symbolisme magico-religieux a conduit un anthropologue aussi averti que Claude Lévi-Strauss à élaborer une conception de la structure trop restreinte pour pouvoir rendre compte de façon satisfaisante de ce qui fait la spécificité de la pensée « sauvage » face à la pensée scientifique.

Rendant d'abord honneur au poète, nous rappellerons brièvement ici comment Octavio Paz considère les rapports existant entre l'analogie et la métaphore. Puis nous montrerons en quoi les travaux de grands spécialistes du symbolisme, tels René Alleau, Gilbert Durand et Roger Bastide, peuvent conduire à une conception de l'analogie pour laquelle n'existe aucune priorité des relations sur les termes ou de la différence sur la ressemblance, conception qui ouvre la voie à un réel [53] dépassement, et non pas à un rejet pur et simple ou à un oubli négligent, du structuralisme lévi-straussien.

Il nous a semblé préférable, en un exposé préliminaire des liens unissant analogie et symbolisme, d'illustrer notre propos par des exemples destinés à bien faire comprendre que ce que nous disons des liens entre symbolisme, analogie et métaphore ne saurait nullement se limiter à une symbolique donnée.

Analogie et symbolique générale

En un remarquable essai dont le thème principal concerne l'évolution de la poésie occidentale du modernisme au post-modernisme, Octavio Paz remarque que la croyance en l'existence de correspondances universelles entre les êtres est antérieure au christianisme, qu'elle lui a survécu comme elle survivra aussi probablement au culte de la technique, de la raison et de la science (Paz, 1976 : 80-81). Plus encore, selon le grand poète mexicain, la croyance en la correspondance universelle est sans doute présente dans toutes les sociétés ; pour rendre le monde habitable, l'analogie remplace partout la contingence par la régularité, la différence par la ressemblance (Paz, 1976 : 96). L'analogie se présente alors comme science des correspondances : elle est du domaine du « comme », « pont verbal qui, sans les supprimer, réconcilie les différences et les oppositions » (Paz, 1976 : 96). La ressemblance s'établit ainsi sur un fond de différences, deux choses étant toujours semblables d'un certain point de vue et différentes d'un autre : le pont ou la médiation d'une chose à une autre se fait par un jeu de ressemblances servant à rendre les différences acceptables (Paz, 1976 : 104). Si métaphore et analogie ne peuvent opérer que sur un fond de différences, toutefois, c'est :

précisément parce que ceci n'est pas cela. Le pont est le mot comme ou le mot est : ceci est comme cela, ceci est cela. Le pont ne supprime pas la distinction : c'est une médiation ; il n'annule pas non plus les différences : il établit une relation entre termes distincts. L’analogie est la métaphore où l'altérité se rêve unité et où la différence se projette illusoirement comme identité. (Paz, 1976 : 103)

[54]

Quand, par exemple, Éluard écrit que « la terre est bleue comme une orange », il nous indique a contrario la nature même de la métaphore : ce vers pose paradoxalement que deux termes se ressemblent du point de vue qui les fait différer l'un de l'autre. La correction se fait alors spontanément : la terre est ronde comme une orange, c'est selon la forme et non selon la couleur que les deux termes se ressemblent.

La ressemblance est tout autre chose que l'identité. L'analogie et la métaphore supposent l'existence de ressemblances et de différences. S'il n'y avait qu'altérité ou identité, l'analogie s'évanouirait complètement : « l'analogie dit que chaque chose est la métaphore d'une autre chose mais, dans la sphère de l'identité, il n'y a pas de métaphores : les différences s'annulent dans l'unité et l'altérité disparaît » (Paz, 1976 : 104). Il n'y a pas de métaphores en mathématiques : il serait en effet ridicule de dire que, puisque deux est à quatre comme six est à douze, deux est comme six et quatre comme douze. Le règne de la quantité abolit celui de la métaphore. Si en ceci, je peux voir cela, c'est précisément parce que ceci n'est pas cela. Voilà ce que sait le Singe grammairien (Paz, 1972b : 147).

Pour René Alleau, l'analogie représente « la clef de la symbolique générale » (Alleau, 1982 : 14). Définissant l'analogie comme un traitement de similitudes et de dissemblances susceptibles de couvrir tous les degrés entre la différence absolue et l'identité totale, Alleau (1982 : 85) lui confère ainsi un statut primordial pour l'étude du symbolisme : « déterminer et distinguer clairement les diverses opérations du processus analogique du symbolisme peut ainsi nous permettre de dégager une classification cohérente des signes divers de la similitude, c'est-à-dire de l'ensemble des symboles » (Alleau, 1982 : 97). Cette démarche offre le grand avantage de désubstantifier le symbole : on ne le considère plus comme un substrat, un en-soi ou un produit, on adopte une perspective plus dynamique prenant en considération la « réalité dialectique » des opérations du symbolisme (Alleau, 1982 : 19). De l'étude des symboles comme objets, on passe ainsi à celle du processus symbolique lui-même : « c'est la logique de l'analogie, le processus analogique lui-même, que je considère comme la base principale de la symbolique générale, et non pas le symbole, de même que c'est la logique de l'identité, le processus tautologique lui-même et non pas le nombre, qui est à la base de la mathématique et de l'axiomatique » (Alleau, 1982 : 18).

[55]

Cette dernière distinction est capitale. Tandis qu'en mathématiques, on peut opérer de façon non contradictoire sur la « cohérence du même », au plan symbolique on opère avec les « correspondances du semblable », ce qui interdit toute réduction à l'identité pure (Alleau, 1982 : 20). La connaissance reposerait ainsi sur deux logiques, et non sur une seule. D'une part, la logique de l'identité dont le processus est la tautologie opérant sur le nombre, la quantité, d'autre part, la logique analogique opérant sur les ressemblances et les dissemblances. Reconnaître la parfaite complémentarité de ces deux domaines, tout en renonçant à les hiérarchiser, permettra de fonder une véritable symbolique générale, science interdisciplinaire sans doute vouée à devenir « la métascience du siècle prochain » (Alleau, 1982 : 20). Mais il ne faut pas croire que, par une telle approche de la symbolique générale, Alleau tende à réduire la démarche symbolique à la seule logique. Bien sûr, l'analogie suppose une certaine logique, mais celle-ci diffère considérablement de la logique rationaliste qui règne en mathématiques, et que, il n'y a guère, le structuralisme lévi-straussien a voulu constituer en modèle pour toute pensée. Jeu des similitudes et des différences, l'analogie est une logique de la vie, elle en possède toute la fluidité et la souplesse, elle sait intégrer l'aspect affectif et moteur aussi bien que le strict aspect intellectuel. Très généralement, en effet, l'analogie représente un processus d'assimilation, où les choses et les êtres semblables deviennent, d'un certain point de vue, substituables les uns aux autres. Cela nous renvoie à un niveau fort archaïque, celui d'une origine « expérientielle et existentielle » du symbolisme, où « tous les êtres vivants, et non seulement l'homme, appliquent dans leur comportement la logique de l'assimilation, c'est-à-dire celle de l'analogie, ce qui en fait non pas une langue particulière mais le langage universel de la nature » (Alleau, 1982 : 73).

Les nombreux phénomènes du mimétisme animal ou végétal illustrent parfaitement ce point de vue. N'en retenons qu'un exemple : un busard d’Amérique du Nord, le Buteo albonatus, lorsqu'il plane dans le ciel à la recherche de sa proie (petits rongeurs), se confond aux yeux de celle-ci avec les vautours dont il accompagne le vol, ayant comme eux une silhouette sombre et de longues ailes ; les vautours (espèce-modèle) ne s'attaquent jamais aux petits rongeurs (espèce-dupe) et ne leur inspirent aucune crainte, ce qui permet à l'espèce-mime (le busard) de leurrer sa proie par le simple jeu de certaines ressemblances formelles (Alleau, 1982 : 77). C'est à partir de cas de ce genre que Rend Alleau peut parler à juste titre d'une « expérience existentielle de l'efficacité de [56] l'analogie », celle-ci constituant du même coup une « logique primordiale et universelle de l'expressivité dans le Règne animal » (Alleau, 1982 : 77). Ainsi, l'analogie et les symboles sont aussi bien le langage de l'infra-humain que celui du supra-humain, la langue du corps tout comme celle de l'esprit (Alleau, 1982 : 76). Les phénomènes du mimétisme revêtent une importance incomparable

pour l'étude des origines expérimentales du processus analogique et des relations de l'expressivité avec les conditions de la survie dans un milieu où la source d'énergie convoitable ou désirable « nutritivement » qu'est tout organisme vivant ne peut que jouer de la similitude si elle veut échapper aux menaces permanentes de l'identification (...). L'expressivité des similitudes constitue donc, par excellence, et dès les manifestations archaïques du mimétisme animal, une expérience corporelle et concrète de l'efficacité vitale de l'analogie et qui se relie à la base même de toute vie animale : la nutrition, l'assimilation du vivant par le vivant. (Alleau, 1982 : 80)

Par la mise en évidence d’une simple ressemblance entre l'espèce-modèle et l'animal prédateur, l'analogie peut permettre de duper une proie en laissant croire que son prédateur est un autre animal, inoffensif ; de la même façon, et par la mise en évidence d'une ressemblance du même genre, l'analogie peut aussi permettre de duper un prédateur en lui laissant croire que l'animal qu'il voit n'est pas la proie recherchée. Ainsi, le même mécanisme assure la survie, en empêchant d'être mangé, ou bien y met un terme : à chaque fois, l'espèce qui compromet sa survie est celle qui confond ressemblance et identité, l'espèce qui ne voit pas la différence. Réciproquement, l'espèce qui réussit à mimer assez bien son modèle pour rendre la différence imperceptible est celle qui assure sa survie (que ce soit en réussissant l'acte de prédation sur autrui ou en évitant d'en être l'objet). Rien ne saurait mettre plus clairement en évidence l'impossibilité de réduire la logique de l'analogie à une activité d'ordre seulement intellectuel.

[57]

Principe de similitude
et structuralisme figuratif

Analogie et homologie, convergence, métaphore, tous ces termes renvoient d'une façon ou de l'autre à une même science des correspondances conçue comme jeu des différences et des ressemblances. Mais il est maintenant nécessaire de préciser notre vocabulaire. À cette fin, nous nous inspirerons largement du structuralisme figuratif de Gilbert Durand, qui, contrairement à celui de Lévi-Strauss ou de Greimas, évite de fuir le sens en affirmant qu'il se trouve tout entier au seul niveau des relations (Durand, 1979a : 42). Pour l'étude du symbolisme, qui ne se réduit ni à un code univoque ni à une mathématique intellectualisante, il est essentiel de considérer l'homologie des images plutôt que la seule analogie de position, toute centrée sur l'homologation des relations entre les termes plutôt que sur l'homologation des termes eux-mêmes : « tout structuralisme pour être heuristique se doit « être figuratif et traiter l'homologie des images plutôt que l'analogie positionnelle » (Durand, 1980 : 149). Dans l'analyse des symboles, la structure se présente comme « un système de tensions antagonistes », mettant en jeu un processus de réduction des différences tout autant qu'un processus complémentaire de réduction des ressemblances (Durand, 1979a : 72), et ce, même si la réduction des différences passe souvent au premier plan :

le symbole est le vecteur sémantique de base dans lequel le symbolisant figure le symbolisé. Et le figure adéquatement, c'est-à-dire non par analogie, mais par homologie, ou mieux (pour ne pas confondre homologue et homogène) disons par homologie différentielle. (Durand, 1979a : 91)

Comme on le voit, et ce contrairement à Paz ou à Alleau, Durand insiste beaucoup sur la distinction entre homologie et analogie. Même si nous ne la reprendrons pas telle quelle, il est essentiel de bien comprendre la portée de cette distinction, au-delà des variations terminologiques.

Selon Durand, l'analogie est du domaine de la ressemblance fonctionnelle, tandis que l'homologie s'attache à l'équivalence des formes : « le concept heuristique d'homologie indiquant une "équivalence morphologique" tandis que celui d’analogie indique une équivalence des [58] fonctions » (Durand, 1979b : 179 ; cf. aussi Durand, 1969 : 41). D'un côté, la ressemblance porte sur les termes (homologie), de l'autre, elle porte sur les rapports entre ces termes (analogie) : « l'analogie procède par reconnaissance de similitudes entre des rapports différents quant à leurs termes, alors que la convergence retrouve des constellations d'images semblables terme à terme dans des domaines différents de pensée. La convergence est une homologie plutôt qu'une analogie » (Durand, 1969 : 40). La convergence souligne ainsi une « matérialité « éléments semblables » (Durand, 1969 : 41), permettant de dégager et de comprendre l'archée, l'essence commune, la ou les qualités que partagent les éléments homologués (Durand, 1979b : 165, 168). Qu'un même rapport relie A à B et C à D n'implique nullement qu'il existe, intrinsèquement, quelque chose de commun à A et à C, ou à B et à D : comme nous l'avons de fait remarquer, le fait qu'un soit à deux ce que, par exemple, quatre est à huit n'entraîne aucune similitude intéressante entre un et quatre (ou entre deux et huit). Par contre, dire que l'enfance est à la vieillesse ce que le matin est au soir permet d'homologuer l'enfance et le matin : dans les deux domaines différents que représentent la vie humaine et le cycle circadien, ces termes ont en commun d'être des commencements, de renvoyer au principe (tout comme la vieillesse et le soir renvoient au terme), et cela implique l'homologation des relations liant les termes de chaque paire, l'enfance précédant la vieillesse comme le matin précède le soir.

On saisit alors aisément Pourquoi l'analyse des symboles ne peut s'attacher à la seule homologation des relations. Les métaphores représentent en effet la « sémanticité qui est à la base de tout symbolisme » (Durand, 1969 : 41) ; et ce qui permet les métaphores, c'est justement que deux termes, en des domaines différents, partagent une même archée : l'enfance est le matin de la vie, la vieillesse est le crépuscule de l'âge, etc. Abstraction faite de la distinction entre les domaines comparés, par réduction des différences, il devient possible de dire que l'enfance est un matin, ou d'assimiler la vieillesse au couchant. En ceci voir cela, selon l'expression de Paz, c'est-à-dire dégager l'archée faisant converger ceci et cela. Synthèse des différences et des ressemblances : l'enfant est un matin puisque tous deux évoquent un commencement ; l'enfance n'est pas un matin puisque ce commencement n'est pas le même dans les deux cas. Dire que l'enfance est un matin, c'est réduire les différences, faire converger, homogénéiser ; dire que l'enfance n'est pas un matin, c'est réduire les ressemblances, faire diverger, hétérogénéiser.

[59]

Principes de coupure,
de liaison et de correspondance

... le symbolisme est une opération logique vivante
R. Bastide


Pour le propos de notre étude, nous définirons l'analogie de manière suivante. Dire que A est à B ce que C est à D suppose a) que A et C relèvent d'une même archée (propriété, qualité, force, etc.), ainsi que B et D ; b) que A et B relèvent d'un même domaine, qui est comparé à celui de C et D ; c) que la relation liant A et B et celle liant C et D sont homologuées. L'homologation des rapports et celle des termes s'impliquent mutuellement : abstraction faite de la différence entre les domaines comparés, il devient possible de substituer A et C (ou B et D) l'un à l'autre, du seul point de vue de leur ressemblance, de leur archée. Une telle forme, structure à la fois dynamique et figurative, génère donc, par homogénéisation différentielle : 1) les métaphores A est (comme) C et B est (comme) D ; 2) des expressions du type A (r) D ou C (r) B, où (r) désigne la relation homologuée. Ce dernier point peut se comprendre à partir de l'illustration suivante. Un récit de Nouvelle-Zélande (maori) raconte comment une femme, la déesse Pani, accouche de patates douces. Sous sa forme la plus générale, l'analogie sous-jacente est que les plantes alimentaires sortent de terre comme l'enfant de la femme. Abstraction faite de la différence existant entre la fertilité végétale et la fécondité humaine, terre et femme deviennent substituables l'une à l'autre, de même que patates douces et enfants, d'où la possibilité d'une expression voulant que Pani (une femme, assimilée à la terre) accouche de patates douces, ou encore qu'une femme (Pani) accouche de patates douces (plante alimentaire assimilée à un enfant).

Il est essentiel de ne pas réduire la métaphore et l'analogie ainsi définies à une simple différenciation des espèces sous le genre, en fonction de propriétés abstraites. Car, dans le symbolisme, l'archée et la distinction des domaines renvoient plus souvent à des forces ou à des énergies, à des aspects moteurs ou affectifs, qu'à des concepts abstraits. Pour bien faire saisir cette particularité très importante de la démarche [60] symbolique, nous allons maintenant examiner la remarquable étude que Roger Bastide consacra jadis au candomblé afro-brésilien de Bahia, au Brésil. Nous y constaterons, en plus d'une classification des forces de nature religieuse, le jeu « analogies multiples et un grand nombre de métaphores vécues. Ce que Bastide décrit comme principes de coupure, de liaison (ou de participation) et de correspondance est tout à fait conforme à notre propre définition de l'analogie, et en fournit une illustration remarquablement riche et pertinente.

Le candomblé est une religion caractérisée par le fait qu'une bonne partie de ses fidèles connaît une transe collective, lors de cérémonies plus ou moins périodiques, transe où l'adepte est littéralement possédé par une divinité (Orixa) particulière. L'identification de l'humain au divin peut être plus ou moins intime et dépend d'un ensemble de rites et de manipulations symboliques dont nous allons examiner les plus importants pour notre propos.

La personne appelée à faire partie d'un candomblé doit d'abord consulter un devin (babalâo), qui déterminera le nom de la divinité qui est, comme on dit, « maître de sa tête ». L'étape suivante représente la première cérémonie « intégration : le lavage du collier. Le plus souvent une femme, la personne candidate achète alors, ou fait monter, un collier dont les perles doivent être de la couleur caractéristique de l'orixa que le devin a désigné comme son « maître-tête » ; puis elle apporte ce collier au directeur ou à la directrice (babalorixa ou ialorixa) du groupe particulier auquel elle souhaite s'affilier (terreiro). Le rôle du directeur ou de la directrice du terreiro sera de « laver » le collier : celui-ci est trempé dans une bassine d'eau où l'on a préalablement trituré certaines « feuilles » caractéristiques de l'orixa concerné, et les perles sont lavées avec un savon spécial (dit « de la côte (africaine ». Le collier est ensuite remis à la candidate, que l'on informe alors de ses principales obligations : ne pas manger les aliments interdits à son orixa, ne pas avoir de relations sexuelles le jour de la semaine qui lui est consacré, participer aux diverses dépenses du candomblé (si la personne enfreint l'une ou l'autre de ses obligations, son orixa la punira par toutes sortes de malheurs et de maladies). La cérémonie se termine par une petite fête intime, avec chants et repas (Bastide, 1958 : 24-25).

Comme le souligne Bastide, l'ensemble de ce rituel vise à établir une liaison d'ordre mystique entre l'orixa « màitre-tête » et le fidèle, par l'intermédiaire du collier : a) liaison entre le dieu et le collier, qui doit [61] être de la couleur caractéristique de l'orixa, avoir reposé durant toute une nuit sur une pierre elle-même liée au dieu, pierre que des herbes et le sang d'un volatile, tous deux également caractéristiques de la divinité concernée, lavent en même temps que le collier, b) liaison entre la pierre, le collier et la tête du fidèle (la tête est le siège de l'orixa dans la personne) : on lave la tête, et souvent le corps entier, avec l'eau et les herbes qui ont précédemment servi au lavage de la pierre et du collier (Bastide, 1953 : 33-34 ; 1958 : 24). Dans ce cas, puisque le collier est lavé séparément du fidèle, le contact est indirect entre le dieu et la personne. Mais il existe d'autres rites où la liaison se fait à la fois plus intense et plus directe : lors du bori (« manger tête ») et de l'initiation des membres du candomblé destinés à devenir « chevaux des dieux », c'est-à-dire des personnes qui, sous l'effet d'une transe rituelle, périodique et collective, incarneront lors des danses leurs orixas respectifs.

Un collier finit toujours par perdre de sa force et il faut alors procéder à un nouveau lavage des perles, « donner à manger à la tête ». Le bori comporte ainsi le sacrifice d'un volatile dont le sang arrose la pierre du dieu, le collier, la tête, la poitrine, les mains et les pieds du fidèle, simultanément. Ce dernier doit de plus lécher, à trois reprises, quelques gouttes du sang qui coule du cou de la bête décapitée. Il demeure ensuite, toute une nuit, avec le corps sali par le sang coagulé, et sur la tête des aliments préparés pour le dieu (Bastide, 1953 : 35-36 ; 1958 : 25-27). Certains membres du candomblé ne connaissent que le bori et le lavage initial du collier, ils ne seront jamais possédés, « montés » en transe par leurs orixas (Bastide, 1958 : 26-27). D'autres, par contre, serviront régulièrement de monture aux dieux, ce qui exige une initiation complète. Celle-ci se déroule en plusieurs jours et on doit alors « faire » la pierre du dieu, qui sera par la suite liée à la personne initiée pour le reste de ses jours : elle devra en prendre soin, lui donner à manger, etc. ; tout au long de l'initiation, la pierre et la personne seront traitées de la même manière, la première prenant place dans le sanctuaire du candomblé (pegi) en même temps que la seconde termine son initiation : « les deux incorporations coexistent et traduisent la même participation, celle de l'objet et de son possesseur, à une identique réalité surnaturelle » (Bastide, 1958 : 31-32). C'est le babalorixa qui prépare la pierre en y mettant toute son habilité : ainsi, par exemple, la pierre de Yemanja (déesse de la mer) doit être posée dans un bain de miel et de farine de maïs, celle de Xango (dieu de la foudre) dans un bain d'huile de palme et d'herbes sacrées, etc. (Bastide, 1958 : 31). La pierre est ensuite mise en contact avec le fidèle : on sacrifie un animal à quatre [62] pattes (brebis, chèvre, etc.) dont le sang coule abondamment sur la tête de la personne en transe, lavant du même coup tête, pierre et collier (Bastide, 1953 : 36 ; 1958 : 31). Lavage du collier, bori et « bain de sang » initiatique établissent ainsi une liaison mystique plus ou moins étroite entre le fidèle et son dieu, allant d'une simple liaison de force à l'identification complète (Bastide, 1953 : 37). On passe par tous les degrés : collier et pierre lavés séparément de la personne avec le sang d'un volatile, lavés en même temps que la personne sans qu'il y ait transe et avec peu de sang, lavés en même temps que la personne avec transe et sang abondant d’un quadrupède.

Dans toutes ces manipulations rituelles, les herbes caractéristiques de l'orixa concerné joue un rôle fondamental ; même après leur initiation complète. les « chevaux des dieux » doivent, une fois la semaine, prendre un bain de purification (amasin), composé de ces feuilles (Bastide, 1958 : 110). Une divinité dont on ne trouve plus les feuilles ne peut plus « descendre », s'incarner dans la tête de fidèles en transe (Bastide, 1958 : 111). Les feuilles indispensables à la liaison entre dieu et fidèle sont du domaine d'un personnage spécial, le babalosaim, prêtre de la divinité (Ossaim) des herbes, des plantes, de la végétation sauvage et de la médecine traditionnelle (Bastide, 1958 : 112-113, 135). Mais Ossaim ne descend pas dans la tête de ses fidèles et ses prêtres ne connaissent pas la transe. Le babalosaim est un cueilleur des feuilles nécessaires aux rituels de mise en contact avec la pierre ou le collier, il cueille aussi les plantes médicinales utilisées pour guérir les maux envoyés en punition par les orixas, et il veille à leur préparation (Bastide, 1958 : 112, 114-115). La nuit précédant la cueillette, le babalosaim ne doit pas avoir de rapports sexuels ; avant de pénétrer dans la brousse ou dans la forêt, il mastique un piment et un obi, qu'il crache en direction des quatre points cardinaux ; du début à la fin de son expédition, il doit chanter un cantique où reviennent toujours le nom du végétal recherché et de l'orixa qui en est titulaire (Bastide, 1958 : 113). Avant la cueillette proprement dite, il doit demander la permission d'Ossaim, couper la plante ou la feuille avec un couteau spécial (obé), puis laisser quelques pièces de monnaie ou un peu de tabac en signe de gratitude. Un végétal donné, enfin, ne peut être cueilli n'importe quand : importent, dans chaque cas, l'heure, le moment de la journée ou de la nuit, le jour de la semaine, la phase de la lune, etc. (Bastide, 1958 : 114, 135).

[63]

Même si les activités du babalosaim et l'ensemble de la végétation sauvage sont du domaine d'Ossaim, chaque orixa est propriétaire de certaines « feuilles » à usage religieux ou rituel et de certaines plantes médicinales (aucun végétal ne joue toutefois un rôle rituel et un rôle thérapeutique) (Bastide, 1958 : 135, 137). Un récit fonde d'ailleurs cet état de fait. Ossaim, maîtresse de la végétation sauvage, fut jadis poursuivie par les orixas et forcée de se débarrasser d'un sac contenant feuilles et plantes, en le jetant sur le sol ; celles-ci se dispersèrent et chaque orixa devint ainsi propriétaire de celles dont il parvint alors à s'emparer : « c'est par un geste de prise de »possession » que ces feuilles ont pris un peu du « mana » de ces dieux, mais valable seulement pour lier ensuite telle feuille à tel dieu déterminé, non aux autres« (Bastide, 1958 : 37). Les orixixas ont ainsi en partie pour fonction d'établir dans la nature une sorte de classification des espèces végétales (Bastide, 1958 : 136). Mais le principe de la classification n'est pas le même dans le cas des feuilles à usage rituel et dans celui des plantes médicinales. Dans le premier cas, la feuille est liée au dieu par une ressemblance de couleur ou de forme : les « yeux de Ste-Lucie » sont liés à Yemanja parce qu'ils évoquent la couleur et le mouvement de la mer, le coton est lié à Oxala (dieu du ciel) par la couleur blanche ; l'« espada de Ogun » (épée de Ogun) est liée à ce dieu parce que, en tant que divinité des forgerons et des guerriers, il est souvent représenté tenant un couteau (Bastide, 1958 : 136-137). Dans le cas des plantes médicinales, le lien est dune autre nature. Chaque orixa est en relation avec une partie du corps humain correspondant à une région du cosmos, il est responsable à la fois des maladies affectant cette partie du corps et des plantes utilisées pour en soigner les affections : Oxala, dieu créateur, est en relation avec la voûte céleste et avec la tête, titulaire des plantes utilisées pour "ter les céphalées ; Yemanja, déesse de la mer, tient la région du ventre et du bas-ventre, titulaire des plantes antiseptiques ou désinflammantes utilisées pour le traitement des coliques et des maladies vénériennes (Bastide, 1958 : 138).

On comprend ainsi comment les orixas constituent un principe de classification des divers domaines du réel : à chacun sont affectés un jour de la semaine, un type de pierre, certaines feuilles et certaines plantes, certaines couleurs, certains animaux domestiques (volatiles ou mammifères utilisés lors des sacrifices), certains phénomènes cosmiques (astres, éléments, etc.), certains métaux, certaines activités sociales (pêche, chasse, etc.). Bastide a dressé un tableau de cette classification, dont nous reproduirons ici les informations concernant [64] Yemanja et Oxala (cf. figure 1). Comme nous l'avons déjà indiqué, Yemanja est la déesse de la mer : bien de ses fidèles se suicident par noyades et, dans la transe, le visage et les gestes de ses montures évoquent la douceur amoureuse ; quant à Oxala, après que le dieu suprême Olorun se soit retiré, il fut chargé de terminer sa création, faisant le ciel, la terre, la mer et le premier couple humain (Bastide, 1958 : 34-35, 81-82, 224). L'examen de la classification des domaines du réel effectué par ces deux divinités illustre l'application des trois principes symboliques analysés par Bastide.

D'abord, un principe de liaison. Tout ce qui dans une même colonne participe d'une même « force », d'un même « courant », propre à l'orixa considéré ; ce courant religieux ne peut être réduit à une commune propriété abstraite ou formelle, même si la couleur semble le trait le plus susceptible « être partagé par tous les éléments d'une même colonne (Bastide, 1953 : 32 ; 1958 : 240). De plus, le courant ne passe pas nécessairement entre éléments différents, un tel passage requérant une série complexe de manipulations rituelles visant à mettre en contact, comme nous l'avons vu, la pierre, la feuille, le collier (couleur des perles), le sang de l'animal et le corps (tête) du fidèle (Bastide, 1953 : 32-35 ; 1958 : 238) :

Nous avons vu, par exemple, que pour lier le collier de l'orixa à son propriétaire, il fallait auparavant que cet orixa soit installé dans une « pierre », qu'on ait cueilli les herbes à certaines heures, dans certains endroits, avec des gestes traditionnels, que le lavage du collier et de la tête ait été fait selon les règles, sinon la liaison ne s'établirait point. Bref, la participation suppose toute une manipulation sacrée. (Bastide, 1958 : 237).

[65]

Figure 1

Yemanjâ

Oxala

jours

samedi

vendredi

éléments

eau de met

voûte céleste

pierres

galet matin

neve branca

feuilles

« yeux de Ste-Lucie »

tapete, coton

plantes médicinales

antiseptiques et désinflammants pour coliques, maladies vénériennes, etc.

basilic et romarin pour céphalées, etc.

couleurs

rose, bleu clair

blanc, rouge

métaux

argent

aluminium

animaux

colombes, brebis

chèvres blanches, pigeons

activités

pêche

gestation

Note : les informations regroupées ici sont tirées de Bastide
(1953 : 34 ; 1958 : 35, 81-82, 87, 115, 136-138, 141-142, 205).


Le principe de coupure, par contre, isole l'un de l'autre les domaines du réel contrôlés par des divinités différentes : « s'il existe bien une pensée liante (et, à la limite, identifiante) qui fait pénétrer les concepts les uns dans les autres, il existe aussi, puisque nos participations ne jouent qu'à l'intérieur d'un domaine du cosmos et non d'un domaine à l'autre, une pensée coupante qui sépare, délimite, isole les concepts » (Bastide, 1958 : 239). Entre des éléments qui appartiennent à un même orixa, il existe comme une force d'attraction pouvant aller de la simple liaison à l'identification ; entre éléments appartenant à des orixas différents, il y a répulsion. Bastide rapporte le cas d'une fille pour laquelle le babalao s'était trompé, lui attribuant un orixa qui n'était pas le sien ; mise en contact avec le collier d'une [66] divinité qui n'était pas son vrai « maître-tête », la fille tombe malade et finit par succomber à la suite de toutes sortes de malheurs (Bastide, 1953 : 34).

Un troisième principe, enfin, permet l'intégration des deux précédents :

À chaque objet d'une colonne correspondra un objet équivalent dans les autres colonnes. Par exemple, à la couleur blanche « Oxala, la couleur rouge de Xangô, le vert et le jaune pour Oxossi et ainsi de suite. Au coton d'Oxala, l'« herbe de feu » de Xangô et chacune des autres divinités aura également ses plantes consacrées (Bastide, 1953 : 31-32).

On voit ainsi parfaitement illustrée la définition de l'analogie proposée ci-dessus : « la logique des membres du candomblé tend vers les raisonnements par analogie, qui établit des correspondances entre des strates diverses du réel, permettant de passer de l'une à l'autre, tout en maintenant leurs différences irréductibles » (Bastide, 1958 : 244). Considérons l'exemple suivant : le galet marin (A) est à la neva branca (B) comme les « yeux de Ste-Lucie » (C) au coton (D). A et B relèvent d'une première strate (les pierres), C et D d'une seconde (feuilles). Le danger de mise en contact de termes appartenant à des domaines différents correspond au principe de coupure, il s'agit d'une réduction des ressemblances entre ces domaines ; la réduction des différences, par contre, renvoie au principe de liaison et permet de dégager l'archée faisant converger A et C (force de Yemanja) ou B et D (force de Oxala). Ainsi, comme nous l'avions annoncé, l'archée n'obéit pas nécessairement aux règles de la logique formelle, elle n'a pas à représenter une propriété abstraite et peut fort bien être une des forces que certaines manipulations rituelles permettent de faire passer d'un élément à un autre, avec des degrés variés d'intensité.

Symbolisme et métaphore

Lorsque les fidèles en transe reproduisent toutes les caractéristiques de leurs dieux respectifs par leurs postures et leurs mimiques, on peut considérer que la distinction entre l'humain et le [67] divin est abolie, que l'identification du fidèle à son orixa est totale. La fille dont le maître-tête est Yemanja devient cette divinité, celle dont le maître-tête est Oxala le devient. La réduction de la différence entre l'humain et le divin atteint son point maximal et entraîne alors, par convergence vers une archée commune (une même force cosmique), le remplacement du fidèle par le dieu qui le monte. Il s'agit là d'une métaphore vécue : le fidèle d'Oxala devient Oxala, la fille de Yemanja devient la déesse de l'amour et de la mer. L'homologation de la relation entre une « monture » x et un orixa X à la relation entre une monture y et un orixa Y implique ainsi la substitution de X à x et de Y à y. Comme nous l'avons déjà indiqué, notre définition de l'analogie suppose une mutuelle implication entre l'homologation des relations et celle des termes mis en rapport. L'exemple suivant, qui relève d'un champ très proche de la symbolique de l'enfance que nous étudierons dans cet ouvrage, indique bien que l'analogie, par la réduction des différences qu'elle suppose aussi bien au niveau des termes que de leurs rapports, est un « fleuve de métaphores » (0. Paz).

Chez les habitants du village basque de Saint-Engrâce, étudié par l'ethnologue britannique Sandra Ott (1979), la fabrication du fromage et la gestation d'un enfant sont homologues. À Saint-Engrâce, les hommes fabriquent deux fromages de brebis différents : le fromage « de maison » et le fromage « de montagne ». Produit de la fin mai à la fin juin, ce dernier est considéré comme étant de beaucoup supérieur au premier, qu'il s'agisse de sa couleur, de sa texture ou de son goût. Ce fromage, qui seul nous intéressera ici, est fabriqué par les bergers dans des cabanes situées en montagne à l'ouest et au sud-ouest de la commune. Ces cabanes appartiennent à des associations (olhac) de bergers et de fromagers. Le terme olha désigne un groupe de bergers qui mettent leurs troupeaux en commun et en prennent charge à tour de rôle pendant la transhumance d'été. L'appartenance à une olha est déterminée par la résidence dans l'une des maisonnées du village et par la propriété d'une part, transmise la plupart du temps par héritage. Le fait de détenir une part donne le droit de faire paître son troupeau sur les pâturages de l'olha pendant la transhumance d'été, d'utiliser la cabane avec le lait des brebis appartenant aux troupeaux des membres de l'association (Ott, 1979 : 702).

Chaque membre de l'olha fabrique ses fromages à tour de rôle : il est alors appelé etchekandere (terme appliqué, au village, à la femme qui dirige une maisonnée). Le berger prend ainsi dans la cabane le rôle qui [68] est celui de la femme au village : fier d'un rôle qu'il prend d'ailleurs plaisir à jouer, il prépare et sert les repas, fait la vaisselle, balaie à tous les matins, prépare les lits, allume et entretient le feu dans le foyer, approvisionne la cabane en bois et en eau. D'après la qualité du fromage qu'il prépare, on juge de sa valeur en tant que berger et en tant que pourvoyeur, et aussi de ses capacités sexuelles : celui qui fabrique un bon fromage (croûte ferme, intérieur solide, sans trou ni fente) est réputé habile à contrôler la fertilité de sa femme (à avoir des enfants au bon moment). Un fromage de montagne est le « petit bébé » (nini txipia) du berger. À cause de la présence de la présure, on croit en effet qu'un fromage est vivant et, d'après Ott, le parallélisme entre fromage et enfant est fort détaillé.

  • Comme le nouveau-né, le fromage exige beaucoup de soins et d'attention durant les premiers jours. Quand un homme fabrique un fromage, il doit l'examiner, le retourner et le frotter avec du sel : le fromage doit ainsi développer une croûte et « de l'os ». Jusqu'à ce que cela soit fait, on le considère comme étant aussi fragile qu'un nourrisson. Après le salage initial, le fromage est à trois reprises frotté avec du sel, pendant les premières quarante-huit heures ; le sel est indispensable à la formation d'une croûte ferme et à la bonne préservation de l'intérieur. De la même façon, lors du baptême, on donne du sel au bébé « pour conserver son corps » (Ott, 1979 : 703).

  • Traditionnellement, on fait tourner devant le feu enfant et fromage, on les réchauffe pour « affermir les os » (Ott, 1979 : 704). Pendant les premiers temps, de plus, enfant et fromage ne doivent pas sortir de la maison ou de la cabane, par crainte que leurs os fragiles ne se brisent par accident.

  • Le berger montre son fromage avec fierté et n'admet jamais qu'il puisse être moins beau, de qualité inférieure à celle des autres. Les femmes font de même avec leurs enfants (Ott, 1979 : 704).

Ainsi, le berger prend soin du fromage comme une femme de son enfant. L'homologation au niveau des relations implique l'homologation des termes mis en rapport. L'homme qui fabrique un fromage se comporte comme une maîtresse de maison, dont il porte le [69] nom et accomplit les tâches domestiques, la cabane de montagne devenant de ce point de vue assimilable à la maisonnée du village ; l'homme est aussi fier de ses fromages que la femme de ses enfants, ses qualités de bon producteur de fromage impliquent des qualités de bon pourvoyeur et géniteur. D'autre part, enfant et fromage exigent tous deux des soins attentifs, ont des os et un corps fragile que le sel protège et que le feu affermit. Mais le développement de l'analogie et des métaphores qu'elle permet ne s'arrête pas là : c'est en effet un même processus qui, en ce qui concerne la conception et la gestation, s'applique au fromage comme à l'enfant.

Les habitants de Saint-Engrâce distinguent deux types de « sangs féconds » : le sang rouge de la femme (odoi gorri), à ne pas confondre avec le sang menstruel, et le sang blanc de l'homme (odol xuri), contenu dans le sperme. Lors de la puberté, le sang se réchauffe, provoquant ainsi la mise en circulation de l'odol gorri ou de l'odol xuri. Chez l'homme, on dit que le sang blanc acquiert un pouvoir générateur (indarra) et que celui-ci est au plus fort de vingt à trente ans, expliquant un tempérament plus vif, impatient et nerveux. Lors de la ménopause ou de l'andropause, le sang se refroidit et le sang rouge ou blanc cesse de circuler, ce qui explique les effets de chaud et froid, les étourdissements et les évanouissements. Homme et femme deviennent plus calmes et patients : la femme cesse de jouer son rôle de maîtresse de maison et l'homme de participer aux activités de l'olha, de fabriquer du fromage de montagne (Ott 1979 : 704-705, 708).

On croit que le sang rouge se forme dans la matrice lors des menstruations et qu'il rend la femme fertile, bien qu'on ne semble pas faire de lien entre les menstruations et l'évacuation des ovules. Le terme gatzatü (cailler) renvoie au fait de concevoir dans le sein de la femme. Ainsi, par exemple, une femme nouvellement enceinte est saluée par une expression qui, littéralement traduite, signifie « tu t'es faite cailler » ; ou encore, d'une maisonnée où sont nés des enfants mais où aucun n'est demeuré à l'âge adulte, on dit qu'aucun enfant n'a été « caillé » dans cette maison (Ott, 1979 : 705). Gatzatü désigne aussi bien l'action de la présure sur le lait que celle du sperme sur le « sang rouge » de la femme : c'est l'indarra (pouvoir générateur) qui permet, dans un cas comme dans l'autre, de faire celer un liquide chaud et de donner la vie. Ainsi, lors d'une discussion sur le coîtus interruptus, un informateur affirme à l'ethnographe : « Quel berger mettrait sa présure dans le lait sans vouloir faire un fromage ? » (Ott, 1979 : 705).

[70]

Lors de la conception, le « sang rouge » doit être chaud et sans trace de sang menstruel. Une fois « caillée », la substance (materia) du fœtus est amassée (bildii) dans la matrice, le processus étant le même que celui qui permet au berger d'amasser la « substance » du lait caillé et d'en préparer un fromage au fond de sa bouilloire (Ott, 1979 : 706). Le même terme, kaillatia, s'applique au lait caillé contenant la « substance » du fromage, au placenta et au foetus. Ainsi, l'action de la présure sur le lait produit le fromage tout comme l'action du sperme sur le « sang rouge » produit l'enfant : sperme et présure sont des agents actifs, tandis que le lait et le « sang rouge » sont passifs (Ott, 1979 : 706).

Une fois le « sang rouge » caillé, le « sang blanc » se sépare du sperme et forme avec le sang rouge une masse solide qui constitue le focus ; c'est de la même manière que la présure, après avoir fait cailler le lait, constitue une part de la substance du fromage, celle qui donne l'« os », son intérieur dur et dense (certains témoignages portent à croire que c'est de la même façon que le sperme produit les os du fœtus). Ainsi, les enfants sont « caillés » dans les maisonnées du village par les femmes comme les fromages le sont par les hommes dans les cabanes de montagne (Ott, 1979 : 710). Une fois encore, comme on le voit, l'homologation des relations (cailler) et celle des termes s'impliquent l'une l'autre. Le même mot s'applique à la fabrication du fromage et à la conception de l'enfant : « tu t'es faite cailler », « aucun enfant n'a été caillé dans cette maison », etc. Au niveau des termes eux-mêmes, lait et « sang rouge » doivent être chauds et purs pour posséder une capacité passive de fécondation, sperme et présure ont tous deux le même pouvoir actif de génération (indarra) ; le mélange du lait avec la présure est nommé de la même façon (materia, kaillatia) que le fœtus.

Lévi-Strauss
et la passion de la différence

Telle que nous la comprenons à la suite de Paz, Alleau, Durand et Bastide, l'analogie, forme à la fois figurative et dynamique, pose une ressemblance sur un fond de différence, les métaphores et autres identifications, liaisons ou participations symboliques apparaissant comme les produits du processus analogique, une fois réduites les différences entre domaines comparés. Nous sommes maintenant à même de comprendre pourquoi l'approche de Lévi-Strauss, toute centrée sur le primat des différences et des relations, ampute le symbolisme de l'un de [71] ses aspects essentiels et finit par sombrer dans un formalisme qui, en prenant le contre-pied des phénomènes dont il veut rendre compte, ne parvient qu'à une compréhension tronquée. Une juste appréhension du symbolisme suppose de considérer comme exemplaire le biais lévi-straussien : le symbole n'est pas un signe, la différence ne l'emporte pas sur la ressemblance, les relations ne l'emportent pas sur les termes qu'elles relient. La science des symboles n'est pas une phonologie, le symbolisme n'est pas un système de différences où seuls importeraient les rapports entre signifiants et signifiés. Bien au contraire, le processus analogique est un système de différences et de ressemblances produisant dynamiquement, par réduction des différences, une homologation des termes et des relations dont le résultat est de faire converger certaines images vers une archée commune, par un ensemble d'expressions métaphoriques ou d'identifications fondées sur des critères affectifs ou sensibles plutôt « intellectuels. Toute autre conception ampute la réalité symbolique étudiée dune part essentielle et ne saurait mener qu'à une compréhension purement formelle de son objet.

Pour Lévi-Strauss, comme on le sait, la ressemblance est logiquement subordonnée au contraste (Lévi-Strauss, 1962b : 141), ce qui lui permet « affirmer que « la ressemblance n'existe pas en soi : elle n'est qu'un cas particulier de la différence, celui où la différence tend vers zéro » (Lévi-Strauss, 1971 : 32). Il est remarquable qu'une telle affirmation puisse être renversée sans perdre de vraisemblance : la différence n'existe pas à l'état isolé, elle ne représente qu'un cas particulier de la ressemblance, quand celle-ci tend vers zéro... Mieux vaut plus de pondération, et soutenir avec Gilbert Durand que « la ressemblance ne peut être pensée sans la différence » (Durand, 1979a : 70) ; et se souvenir que même un psychologue aussi rationaliste que Piaget a pu écrire que « toute la logique des classes et des relations constitue, en effet, une théorie de la ressemblance et de la différence, qu'il s'agisse des classifications, c'est-à-dire de systèmes de ressemblances hiérarchisées, ou de mise en relations, c'est-à-dire d'équivalences symétriques ou de différences asymétriques » (Piaget, 1971 : 175). Le jeu des priorités n'a pas à se dérouler ici.

Même situation en ce qui concerne les termes et leur mise en rapport. Quand Lévi-Strauss affirme que « les éléments ne sont pas constants, niais seulement les relations » (Lévi-Strauss, 1962b : 72), il faut résolument répondre avec Durand que « la meilleure façon de fuir le sens, c'est « affirmer qu'il se trouve absolument dans la relation, dans la [72] forme et dans l'échange » (Durand, 1979a : 42). Comme nous allons maintenant le voir, l'analyse lévi-straussienne des classifications totémiques australiennes constitue un parfait exemple des limitations et des distorsions qu'entraîne une perspective affirmant le primat de la différence sur la ressemblance et la priorité des relations sur les termes reliés. Nous admettrons d'emblée avec Lévi-Strauss (1962a) qu'ethnologues, folkloristes et historiens des religions rangèrent jadis sous la rubrique « totémisme » des phénomènes assez hétéroclites, et qu'il vaut mieux, plutôt que d'institutions totémiques, parler de systèmes de classification utilisant les mêmes critères pour répartir les êtres humains et les espèces naturelles (Lévi-Strauss, 1962b : 107). Ceci dit, Lévi-Strauss réduit l'aspect classificatoire en question à un double système de différences : « dire que le clan A "descend" de l'ours et que le clan B "descend" de l'aigle n'est qu'une manière concrète et abrégée de poser le rapport entre A et B comme analogue à un rapport entre des espèces » (Lévi-Strauss, 1962a : 44). Les « genèses totémiques » ne sont ainsi que simple façon de parler, tout le système classificatoire sous-jacent est uniquement décrit en termes de relations différentielles : l'espèce a diffère de l'espèce b comme le groupe social x diffère du groupe social y (Lévi-Strauss, 1962b : 153). Ce ne sont pas les termes, mais les relations (différences interclaniques et interspécifiques), qui se ressemblent : « le totémisme repose sur une homologie postulée entre deux séries parallèles - celle des espèces naturelles et celle des groupes sociaux - dont, ne l'oublions pas, les termes respectifs ne se ressemblent pas deux à deux : seule la relation globale entre les séries est homomorphique : corrélation formelle entre deux systèmes de différences, dont chacun constitue un pôle d'opposition » (Lévi-Strauss, 1962b : 297). Lévi-Strauss a bien sûr raison de dire que les différences interclaniques et interspécifiques sont homomorphiques, mais cela, Durkheim et Mauss l'avaient constaté bien avant lui : « si le totémisme est par un certain côté, le groupement des hommes en clans suivant les objets naturels (espèces totémiques associées), il est aussi, inversement, un groupement des objets naturels suivant les groupements sociaux » (Durkheim et Mauss, 1969 : 174). Il suffit d'ajouter à cela les notions phonologiques « opposition et de corrélation, tout en se débarrassant du causalisme positiviste de l'Essai des deux maîtres de la sociologie française, pour aboutir à la conception lévi-straussienne. Quant à l'affirmation voulant que l'homologation des relations entre les termes n'implique pas de ressemblance entre ceux-ci, on peut montrer qu'elle est fausse à l'aide d'un exemple précis. Auparavant, on nous permettra [73] toutefois de citer un long passage où Lévi-Strauss résume très nettement la conception qu'il se fait des classifications totémiques :

Si l'on nous permet l'expression, ce ne sont pas les ressemblances, mais les différences qui se ressemblent. Entendons par là qu'il n'y a pas « abord, des animaux qui se ressemblent entre eux (parce qu'ils participent tous au comportement animal) et des ancêtres qui se ressemblent entre eux (parce qu'ils participent au comportement ancestral), enfin, une ressemblance globale entre les deux groupes, mais, d'une pan, des animaux qui diffèrent les uns des autres (parce qu'ils relèvent d'espèces distinctes, dont chacune a une apparence physique et un genre de vie qui lui est propre), et d'autre part des hommes - dont les ancêtres forment un cas particulier - qui diffèrent entre eux (parce qu'ils sont répartis entre des segments de la société occupant chacun une position particulière dans la structure sociale). La ressemblance, que supposent les représentations dites totémiques, est entre ces deux systèmes de différences (Lévi-Strauss, 1962a : 112-113).

Voyons maintenant si les faits justifient toujours un tel renversement de perspective, une approche aussi unilatéralement centrée sur le primat des différences et des relations. Depuis maintenant plus de vingt ans, l'ethnologue suisse C.G. von Brandenstein effectue un remarquable travail descriptif et comparatif sur les classifications totémiques en Australie (Brandenstein 1970, 1972, 1977, 1982). Nous allons résumer ici une partie de ses observations et de son analyse concernant la tribu des Karierra, au nord-ouest de l'Australie (Brandenstein, 1970), et montrer ainsi sur un cas concret les limitations du modèle lévi-straussien.

Se fondant sur une analyse sémantique rigoureuse et sur de longs entretiens avec ses informateurs, von Brandenstein a pu établir que, chez les Karierra, les membres des sections (groupes exogames) et leurs [74] espèces totémiques associées sont classés selon deux distinctions qui se recoupent l'une l'autre :

  • la première de ces distinctions (à sang froid, à sang chaud) renvoie à des comportements Du à des attitudes liés au caractère, au tempérament : sont considérés comme de sang chaud les humains ou les animaux querelleurs, emportés ou sauvages, et comme de sang froid ceux qui sont souples, gentils et agréables à vivre ;

  • la seconde distinction est plutôt d’ordre morphologique (actif, passif). Sont ainsi considérés comme passifs les humains ou animaux lents, massifs, gras ou potelés, glandulaires ou flasques ; comme actifs ceux qui sont rapides et affairés, élancés, maigres, nerveux ou musclés (Brandenstein, 1970. 40-43,47-48 ; 1982 : 53-61, 103-105).

Qu'il s'agisse « humains ou d’animaux, on a les désignations suivantes :

pannaga: actif, sang froid
purungu: passif, sang froid
karimarra: actif, sang chaud
palt'arri : passif, sang chaud (cf. figure 2)

Une appellation donnée renvoie toujours au groupe humain (section) et à l'espèce totémique qui lui est associée. Pour affecter un animal ou un humain à une appellation donnée, les informateurs de von Brandenstein utilisent explicitement les distinctions précédentes. Ainsi, le pandawari (goanna, à sang froid et actif) : « le pandawari appartient à pannaga parce qu'il est sauvage » (Brandenstein, 1970 : 42). De la même façon, le goanna « paresseux » est purungu, le kangourou des plaines est karimarra et le kangourou des collines est palt'arri (Brandenstein, 1970 : 42 ; 1982 : 103-105).

Reprenons maintenant la formulation dont Lévi-Strauss se sert pour définir le « totémisme » comme pur système de différences : l'espèce a diffère de l'espèce b comme le groupe social x diffère du groupe social y (Lévi-Strauss, 1962b : 153). Les données de von Brandenstein [75] permettent de multiples illustrations concrètes de ceci mais un seul exemple suffira pour notre propos : le goanna sauvage diffère du goanna paresseux comme les humains qui sont pannaga de ceux qui sont purungu. On constate d'abord la vérité partielle de l'analyse lévi-straussienne : la différence entre les deux goannas est bien la même que celle existant entre les sections auxquelles ils se trouvent associés. Us humains pannaga sont actifs et les purungu passifs, et tous de sang froid ; le goanna sauvage est actif et le paresseux est passif, tous deux également de sang froid. Mais, et contrairement à ce que voudrait Lévi-Strauss, cela suppose qu'il existe une ressemblance entre chaque groupe humain et son espèce totémique associée : comme le goanna sauvage les humains pannaga sont actifs, comme le goanna paresseux les humains purungu sont passifs. Rien ne saurait illustrer plus clairement que cet exemple à quel point le structuralisme de Lévi-Strauss, tout comme celui de Greimas ou de Jakobson, est affecté d’une cécité, d'une profonde incapacité à penser la ressemblance entre les termes (Utaker, 1974 : 93) On retrouve là, dans une pensée qui aspire pourtant à une science adulte, un effet de centration propre à la pensée enfantine. Claparède a en effet jadis montré comment, pour la conscience enfantine, la perception des différences se produit bien avant celle des ressemblances :

En fait l'enfant adopte simplement une attitude identique en face des objets qui se prêtent à une assimilation, sans avoir besoin de prendre conscience de cette identité d'attitude. Il « agit » donc, pour ainsi dire, la ressemblance, sans encore la « penser ». Au contraire, la différence des objets crée une désadaptation et c'est cette désadaptation qui occasionne la prise de conscience. Claparède a tiré de ce fait une loi, qu'il a appelée la « loi de prise de conscience » (Piaget, 1978 : 170-171).

Un peu ironiquement, il semble que cette vieille « loi » s'applique aussi aux divers structuralismes « obédience linguistique.

[76]

Figure 2

nom des sections

propriétés

espèces totémiques
associées

pannaga

actif
sang froid

goanna sauvage

purangu

passif
sang froid

goanna paresseux

karimarra

actif
sang chaud

kangourou des plaines

palt'arri

passif
sang chaud

kangourou des collines



Pensée symbolique, processus analogique
et symbolisme religieux



... l'usage courant des termes « symbole » et « symbolisme » manque de précision, mais on doit s'accommoder de cet état de choses. Dans nombre de cas, le contexte suffit à éclairer le sens.
M. Eliade

Pas plus que le symbolisme en général, le symbolisme spécifiquement religieux, ou magico-religieux, ne doit être réduit à l'analogie telle que nous venons de la définir dans ces pages. Dans le cas général, comme nous l'avons souligné, il ne suffit pas que des termes [77] donnés soient mis en rapport par paires et que la relation entre les termes d'une première paire soit assimilable à celle existant entre les membres d'une seconde paire : il faut, de plus, que l'homologation relationnelle permette l'homologation des termes eux-mêmes, leur mutuelle substituabilité dans un contexte où l'on fait abstraction de la différence entre les domaines rapprochés. Il est très important de comprendre qu'une telle définition exclut de ce que nous entendons par symbolisme les fameuses corrélations entre oppositions phonologiques. Supposons en effet l'analogie suivante : le phonème /b/ s'oppose à /p/ de la même façon que /d/ s'oppose à /t/ : on est dans ce cas très proche de ce que nous entendons par analogie symbolique, à une différence essentielle près. On passe en effet de /b/ à /p/ de la même manière que de /d/ à /t/, c'est-à-dire en remplaçant une occlusive sonore par une sourde, ce qui implique, tel que l'exige notre définition, que /b/ et /d/ partagent un trait commun (voisé), et que /p/ et /t/ partagent un autre trait (non-voisé). Là toutefois s'arrête le rapprochement possible avec l'analogie symbolique. Dans une langue donnée, ici le français, le fait que deux phonèmes partagent un même trait distinctif ne permet absolument pas de les substituer l'un à l'autre sans produire un contresens ou un non-sens ; il est ainsi impossible de faire abstraction de leur différence, des traits distinctifs qui les séparent : c'est-à-dire, dans notre exemple, du fait que /b/ soit une labiale tandis que /d/ est une dentale. /Bon/ ne veut pas dire /don/.

Notre définition de l'analogie symbolique ne suppose donc pas seulement une implication mutuelle entre l'homologation des termes et celle des relations, niais aussi la mutuelle substituabilité des termes homologués après réduction de la différence entre les domaines comparés. Si toutefois cette précision suffit pour distinguer l'analogie symbolique d'analogies qui ne relèvent pas du domaine du symbole, elle ne définit pas à elle seule le champ du symbolisme magico-religieux. Il y a plus dans le symbolisme religieux que 'la seule analogie symbolique. Ainsi, par exemple, la magie ne se réduit pas aux fameuses lois de l'association par ressemblance et par contiguïté (Cazeneuve, 1958 : 154-166), pourtant fort proches de l'analogie symbolique. Un exemple fixera les idées. À la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle, on trouvait chez les vachers de l'Ariège et les habitants du village occitan de Montaillou des croyances fort semblables à celles étudiées par l'ethnographe Sandra Ott dans le village basque contemporain de Saint-Engrâce (Ott, 1979) : la présure y était en effet considérée comme « l'équivalent de ce qui fait cailler le lait des vaches [78] ou la semence de l'homme, et qui donc fabrique, selon les cas, le fromage ou le fœtus » (LeRoy Ladurie, 1982 : 248). Or il existait à Montaillou une « herbe » qui, dans la magie amoureuse, avait une fonction contraceptive, et qui, utilisée par un berger malicieux contre l'un de ses confrères, empêchait l'action solidificatrice de la présure sur le lait : cette herbe était une anti-présure, elle inhibait l'action de la présure comme celle du sperme (LeRoy Ladurie, 1982 : 247-249). L'herbe magique empêchant l'action formatrice de la présure sur le lait comme celle du sperme sur le « sang » de la femme, présure et sperme peuvent être assimilés l'un à l'autre, la production du fromage et celle du foetus se trouvant homologuées. Et c'est parce que la présure et le sperme sont symboliquement substituables l'un à l'autre qu'une même herbe peut agir sur l'un comme sur l'autre. Mais l'analogie symbolique, si elle fixe bien le cadre où peut s'exercer l'action magique, ne peut nullement prendre la place des manipulations concrètes qui assurent le transfert de la force en question. Ainsi, par exemple, dire que l'enfance est à la vieillesse comme le matin est au soir ne suppose pas nécessairement/le transfert d'une force magique entre enfance et matin ou entre soir et vieillesse. Il y a dans la magie à la fois analogie symbolique et transfert, par manipulations diverses selon les cas, d'une force échappant aux lois connues de la matière ; et il n'y a pas de réduction possible de la force et des manipulations à la seule pensée analogique. Comme nous l'avons bien vu en analysant le candomblé de Bahia étudié par Roger Bastide, le passage de la force d'une même divinité entre différents plans d'un même secteur de la réalité ne se produit jamais automatiquement, il faut toujours en plus un certain nombre d’actions magiques pour ce faire.

On peut « ailleurs considérer la question d'un autre point de vue, car la spécificité du symbolisme magico-religieux ne tient pas seulement à l'existence d'une force manipulable dans le cadre de l'analogie symbolique. Dans le symbolisme en général, en effet, les domaines comparés peuvent relever du registre du sensible et de l'intelligible seulement. Ainsi, par exemple, l'analogie voulant qu'un autre porte ses fruits comme une mère son enfant rapproche fertilité humaine et fécondité végétale sans nécessairement établir une priorité quelconque entre les domaines. Par contre, si l'on est en présence « images relevant d’une analogie voulant que le rapport de la divinité à l'humain soit comme celui de la mère à l'enfant ou de l'arbre à ses fruits, les domaines de l'intelligible et du sensible renvoient alors à un autre plan, que l'on peut désigner, selon le terme préféré, comme [79] domaine du religieux Ou du sacré, du divin, du numineux ou du surnaturel. La relation entre ce domaine et celui de la réalité sensible sert de fondement, de modèle archétypal, à celle existant entre les termes mis en rapport, de manière semblable, en différents domaines du sensible : la divinité, assimilée à l'arbre ou à une mère humaine, fonde ces deux derniers termes. En pareil cas, ce n'est pas la complémentation d'une analogie symbolique par l'intervention de l'efficacité magique qui importe, mais le fait que, au sein même de l'analogie, l'un des domaines comparés soit représenté comme fondement de l'autre.

Il ne saurait évidemment être question, en un ouvrage comme celui-ci, de discuter de la nature ou de l'existence d'un domaine de l'être transcendant les lois connues de la science occidentale moderne. Il nous suffira ici de prendre en considération le fait indéniable que les cultures où domine le symbolique que nous allons étudier posent, pour elles-mêmes si ce n'est pour nous, l'existence d'une réalité religieuse archétypale, source du monde et fondement de la condition humaine. Dans un tel contexte, le symbolisme religieux revêt une importance existentielle dont il faut à tout prix tenir compte, sous peine de s'exposer à ne rien comprendre de ce que l'on étudie, à en perdre la spécificité à cause d'une sorte de réduction préalable à des « lois de fonctionnement de l'esprit humain », si générales et si vides que le lecteur serait en droit de se demander pourquoi avoir choisi une symbolique religieuse pour procéder à une démonstration dont le caractère tautologique autant que circulaire se serait aussi bien accommodé d’un objet plus trivial.

Le propos de cet ouvrage n'étant pas de traiter de la pensée symbolique ou de l'analogie en général, mais d'une forme particulière de symbolisme religieux, il nous faut donc insister, à la suite de Mircea Eliade, sur

la valeur existentielle du symbolisme religieux, c'est-à-dire le fait qu'un symbole vise toujours une réalité ou une situation qui engage l’existence humaine. C'est surtout cette dimension existentielle qui distingue et sépare les symboles des concepts. Les symboles gardent encore le contact avec les sources profondes de la vie ; ils expriment, peut-on dire, le spirituel « vécu ». C'est la raison pour laquelle les symboles ont comme une aura « numineuse » : ils [80] révèlent que les modalités de l'Esprit sont en même temps des manifestations de la Vie, et par conséquent, ils engagent directement l'existence humaine. Le symbole religieux ne dévoile pas seulement une structure du réel ou une dimension de l'existence, il apporte en même temps une signification à l'existence humaine. (Eliade, 1962 : 304)

Reconnaître cela ne revient pas, comme on voudrait trop souvent le faire croire en certains milieux, à adopter une perspective « mystique » sur le symbolisme, ni à endosser les croyances étudiées, en général ou dans le détail. Nous verrons que ces croyances ont leur cohérence propre et affichent souvent un caractère de système, qui n'a toutefois que peu à voir avec les conceptions que la plupart des sciences et des philosophies de lOccident moderne se font de la raison, de l'intellect ou de l'esprit humain. Constater le fondement « existentiel » d'une semblable cohérence nous semble représenter une attitude plus respectueuse, et à la limite plus « objective », que de considérer les cultures à dominante magico-religieuse comme si celles-ci étaient en proie à un délire aussi fantasmagorique que pseudo-scientifique. L'objectivité et le respect de notre sujet « étude ne nous semblent pas exiger qu'on le réduise à une manifestation d'une pensée symbolique dont le binarisme synaptique constituerait alors aussi bien un modèle archétypal naïvement matérialiste qu'une divinité dévoyée.


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[1] Extrait d'un ouvrage en préparation.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 15 janvier 2013 5:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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