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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Marc Fontan, “ De l'intellectuel critique au professionnel de service, radioscopie de l'universitaire engagé. ” (2000). Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 34, 2000 [Les universitaires et la gauche], pp. 79-97. Montréal: département de sociologie, Université du Québec à Montréal. [Autorisation accordée par l'auteur le 23 juin 2003]

[213]

Jean-Bernard Fabre, Diane Moukthar
et Luc Racine
 *

Département de sociologie, Université de Montréal

Vers une société égalitaire.

Un article publié dans la revue POSSIBLES, vol. 1, no 3-4, printemps-été 1977, pp. 213-249.

Introduction
REDÉFINITION DU CONCEPT DE DOMINATION
1) Domination de la nature et domination de l'homme sur l'homme
2) La révolte de la nature
3) Vers une nouvelle technologie
LES HIÉRARCHIES SOCIALES FONDÉES SUR L'ÂGE ET SUR LE SEXE
1) L'apport de la socio-biologie
2) Les inégalités fondées sur les rôles sexuels : hiérarchie et division du travail
3) La domination des adultes sur les enfants : hiérarchie et dépendance
4) Le dépassement des hiérarchies socio-biologiques
COMMENT ABOLIR LA DOMINATION DE L'HOMME SUR LA FEMME
COMMENT RÉDUIRE LA DOMINATION DES ADULTES SUR LES ENFANTS
HIÉRARCHIE ET STRUCTURE DE GROUPES
1)   Nature et structure des grandes organisations
2)   Coût de l'information
3)   Stratégies organisationnelles et coût de l'information
4)   Contradictions internes des grandes organisations
5)   Échecs des grandes organisations
6)   Taille du groupe et efficacité du chef
7)   Structure et représentation de la tâche : l'efficacité du chef
8)   Caractéristiques des influences dans un groupe
9)   Modifications des influences et modifications du groupe
10) L'alternative : création de petits groupes à structure coopérative
CONCLUSION
Bibliographie


Introduction

La problématique du changement social et la question de l'avènement d'une société nouvelle prenne aujourd'hui une importance particulière. Dans les sociétés industrielles, la recherche d'alternatives est liée à la déconstruction des rapports d'autorité, la remise en question du pouvoir implique de plus en plus une redéfinition de la notion même de pouvoir.

C'est au sein du mouvement néo-culturel des années soixante que l'on retrace les origines immédiates d'un nouveau type de contestation des rapports autoritaires. Les pratiques néo-culturelles ont élargi la notion de pouvoir social au-delà des seules dimensions institutionnelles et socio-économiques, elles ont ainsi mis en évidence la nécessité d'élaborer une nouvelle théorie de changement social, axée sur l'édification d'une société non-autoritaire et prenant en considération les diverses dimensions du pouvoir. C'est en cela que les pratiques néo-culturelles rejoignent divers courants de réflexion dans les sciences sociales d'aujourd'hui : théorie critique, freudo-marxisme, néo-naturalisme.

Nous examinerons d'abord ici certains obstacles majeurs à l'édification d'une société non-autoritaire : (a) la disparition de l'exploitation économique qui ne [214] suffit pas pour faire disparaître les rapports hiérarchiques au sein de la société ; (b) les comportements hiérarchiques fondés sur l'âge et sur le sexe ne se modifient pas aussi rapidement que les comportements programmés uniquement sur une base culturelle ; (c) au sein des organisations complexes, les contraintes rattachées à la circulation de l'information imposent une structure de décision centralisée.

Par la suite, nous indiquerons les conditions dans lesquelles pourra faire le processus de transition vers une société non-autoritaire : (a) remise en question du rationalisme et Fin de l'exploitation de la nature ; (b) modification, par l'éducation, des comportements hiérarchiques fondés sur l'âge et sur le sexe ; (c) réorganisation de la société humaine sur la base d'un réseau de petits groupes auto-suffisants.


REDÉFINITION DU CONCEPT
DE DOMINATION


Une société égalitaire n'est possible que si les différences entre les groupes et les personnes ne sont pas automatiquement transformées en inégalités et en rapports de subordination. Les différences fondamentales qu'on recherche au sein des sociétés humaines sont de trois ordres : (1) différences entre les groupes d'âges, adultes et enfants, aînés et cadets : (2) différence entre l'homme et la femme : (3) différences entre la société humaine et le reste du monde vivant.

Les inégalités fondées sur l'âge et sur le sexe, et la domination de la société humaine sur la nature, ne peuvent pas se ramener à une explication unique. Contrairement à ce que postule certaines théories sociales, et en particulier le marxisme (Bon, et Burnier, 1971, Castoriadis, 1975, Marcuse, 1963, Baudrillard, 1973) l'inégalité socio-économique ne peut expliquer, à elle seule, les inégalités sociales dans leur ensemble. Dans l'évolution humaine, l'inégalité socio-économique n'apparaît en effet que très tardivement, avec les sociétés de classes où l'état de la technique permet la production d'un surplus considérable, la division spécialisée du travail social, [215] l'apparition de l'État comme instance autonome et la domination de la nature (Clastres, 1972, Childe 1963, Mumford, 1973).

Dès que l'on se préoccupe des conditions de changement des sociétés actuelles, et de leurs structures autoritaires, il faut prendre en considération les travaux des théoriciens critiques (Adorno et Horkheimer, 1974, Jay, 1973, Wellmer, 171, Marcuse, 1968), et mettre en évidence la multi-dimensionalité du phénomène de domination. Ce dernier concerne la totalité du social, il ne peut se réduire à la seule dimension socio-économique et institutionnelle.

1) Domination de la nature
et domination de l'homme sur l'homme

La critique du phénomène de domination doit remettre en question toutes les formes d'inégalités sociales. Nous considérons d'abord l'une de ces formes, le rapport de domination existant entre l'homme et la nature (Leiss, 1972, Schroyer, 1973).

Dès le début de la tradition judéo-chrétienne, le monde occidental gravite et évolue autours d'un principe central : la supériorité de l'homme sur le reste du monde naturel. Cette séparation hiérarchique n'a pas toujours été conçue de la même manière, elle prend un aspect idéologique différent selon les périodes historiques et les valeurs qui y correspondent. Indépendamment de cela, toutefois, l'assujettissement de la nature par l'homme reste une constante dans l'évolution de la civilisation occidentale.

Les origines de la conception qui soumet la nature à l'homme se retracent dans les écrits bibliques. Sous la tradition judéo-chrétienne, l'homme créé à l'image de Dieu se voit accorder une essence supérieure à celles des autres espèces, il devient ainsi le maître incontesté d'un royaume terrestre qu'il a comme fonction de dominer. Aussi longtemps que la religion chrétienne a été la force motrice du monde occidental, la domination de l'homme sur la nature a trouvé sa justification dans l'éthique chrétienne.

[216]

Tel qu'institutionnalisé par la tradition judéo-chrétienne, le rapport de domination de l'homme sur la nature évolue graduellement. À partir du 17e siècle, les changements politiques, socio-économiques, scientifiques et technologiques, caractéristiques de cette période historique, donnent une signification nouvelle à la relation de l'homme à la nature. La nouvelle cosmologie scientifique, dont on trouve les origines dans les écrits de Bacon et de Descartes, pose les fondements d'un nouveau modèle relationnel entre l'homme et le reste du monde naturel. Le rationalisme et l'éthique productiviste, tout en poursuivant l'idéologie chrétienne en ce qui concerne la position dominante de l'espèce humaine, donnent une nouvelle envergure au concept de domination de la nature : cette période voit se parachever le modèle autoritaire de relation de l'homme à la nature, que nous connaissons encore aujourd'hui.

Le monde naturel n'est plus abordé d'une façon contemplative, comme il l'était au Moyen-âge, mais d'une façon active et pragmatique : il est codé et son intégrité est niée, il est stabilisé, découpé et organisé. Le principe qui sous-tend cette nouvelle approche du monde naturel, c'est que la nature existe pour servir l'homme, qu'elle doit donc être connue jusqu'au moindre détail de son fonctionnement, pour mieux être exploitée et asservie. La conquête de la nature devient le projet du monde occidental, la maîtrise de la nature devient le principal critère et la mesure du progrès humain. Le rationalisme philosophique et la pratique scientifique produisent la technologie qui médiatise et justifie l'asservissement et le viol constants du monde naturel. Le développement de la sphère scientifique, l'accroissement progressif et continu de l'emprise de l'humanité sur le monde naturel deviennent ainsi synonymes d'évolution sociale. La rationalité scientifique et technologique produit un mode de vie fondé sur la négation de tout ce qui est extérieur à la raison. La nature est combattue dans toutes ses dimensions, qu'il s'agisse du milieu externe ou de la part naturelle intérieure à l'être humain. Les instincts, les désirs, la créativité et l'imagination [217] sont constamment refoulés, niés au profit de la raison (Adorno et Horkheimer, 1974, Marcuse, 1968, Jay, 1973).

Le projet scientifique ne peut désormais exister sans la maîtrise absolue de la nature, en l'homme et autour de lui. Outre leur fonction économique, les techniques scientifiques acquièrent de plus en plus une signification politique. Dans les sociétés industrielles occidentales, la technologie et la science deviennent des moyens de contrôle et de manipulation des individus. L'inconscient, refoulé et nié par le rationalisme, est exploité à des fins idéologiques. La manipulation des désirs et des besoins devient de plus en plus subtile. Et le raffinement des techniques, qui aliènent les individus de leur propre personne et de leur entourage, suit l'évolution des sciences. Comme la nature avant lui, l'homme devient objet de connaissance, son essence naturelle est appropriée par le pouvoir. Il est ainsi soumis à la machine productiviste qui, l'éloignant de lui-même, le rend de plus en plus vulnérable et dépendant. De plus, toutes les fractions de l'humanité conçues comme proches de la nature - femmes, enfants, peuples opprimés, etc. - se voient écartées de l'ensemble des activités humaines et sont infériorisées, leur rôle social étant considéré comme secondaire.

La domination de l'homme sur l'homme et celle de l'homme sur la nature sont étroitement reliées. Toute réflexion sur le phénomène du pouvoir doit ainsi tenir compte de l'impact que le rationalisme a eu sur le modèle autoritaire et répressif qui caractérise les relations que les hommes entretiennent entre eux et avec leur milieu naturel (Baudrillard, 1970, Habermas, 1971, Moscovici, 1968 et 1974).

2) La révolte de la nature

Nous pouvons facilement évaluer, à travers la crise que nous vivons actuellement, les effets destructeurs du rationalisme sur la société humaine et sur son environnement. La domination de la nature perd maintenant toute Justification, le rapport entre l'homme [218] et la nature devient conflictuel, le monde naturel se dresse contre la société. Cette révolte prend différentes expressions : crise écologique, pollution, épuisement des ressources naturelles, et la situation semble irréversible (Commoner, 1972, Meyer, 1974, Picht, 1970).

Cependant, en s'intensifiant, le conflit entre l'homme et la nature favorise la recherche de nouvelles techniques concernant la domination politique (armements nucléaires, biologiques, météorologiques, etc.). Tout le conflit entre les centres mondiaux et la périphérie, concernant le contrôle des ressources' naturelles, s'inscrit dans cette problématique du conflit entre l'homme et la nature (Mesarovic et Pestel, 1974).

Un autre phénomène pourrait intensifier la crise actuelle : la possibilité d'un dérèglement destructeur, sous forme d'extrémisme et de terrorisme politique, ferait apparaître des forces qui, en s'emparant de moyens techniques super-efficaces (armes nucléaires mini miniaturisées, etc.), constitueraient une menace sérieuse pour l'avenir de la civilisation occidentale.

3) Vers une nouvelle technologie

Pour pouvoir formuler le modèle d'une société nouvelle, toute critique de la domination doit se faire en tenant compte des problèmes écologiques reliées à l'avancement technologique, et de la légitimation du pouvoir par la rationalité scientifique.

Comme solution à la crise actuelle, nous n'envisageons pas le pur et simple retour à une structure socio-économique pré-industrielle. Dans une redéfinition des rapports entre l'homme et la nature, la relation de la société humaine avec son milieu doit cesser d'être purement instrumentale : l'être humain ne doit plus être conçu comme supérieur à l'ensemble du monde vivant et comme séparé de ce dernier (Di Norcia, 1974).

[219]

Tout au long des réflexions qui précèdent, nous avons vu que l'impératif scientifique mène nécessairement à une relation de domination entre l'homme et la nature et à une relation de domination de l'homme sur l'homme. Une nouvelle conception de la relation entre l'homme et la nature devra préconiser des techniques non plus d'assujettissement, mais de préservation et de libération des potentiels naturels, aussi bien en l'homme que dans le milieu qui l'entoure. Cette remise en question de la suprématie de la raison, comme mode de connaissance et de vie, permettra de redonner aux êtres humains la totalité de leurs dimensions. L'instauration d'un modèle social nouveau implique en effet la déconstruction des structures sociales actuelles fondées sur la négation de soi, le pillage et l'exploitation effrénée du monde naturel (Samule, 1973, Bookchin, 1971).


LES HIÉRARCHIES SOCIALES FONDÉES
SUR L'ÂGE ET SUR LE SE
XE

Comme nous l'avons déjà mentionné, il est impossible d'expliquer toutes les formes de hiérarchies sociales à partir de la distribution inégale des biens et des ressources. La nature et la fonction des inégalités sociales fondées sur l'âge et sur le sexe doivent maintenant être examinées dans cette perspective.

1) L'apport de la socio-biologie

Dans la plupart des sociétés animales, et particulièrement chez les mammifères sociaux (Moscovici, 1972 ; Tiger et Fox, 1971 ; Wilson, 1975), les rapports hiérarchiques entre membres d'un même sexe (mâle ou femelle) se caractérisent essentiellement par une distribution inégalitaire des ressources indispensables à la survie : partenaires sexuels et progéniture, nourriture, endroits pour le sommeil et l'abri, etc. Au moyen de la force, de la ruse et de l'intelligence, la part la plus importante de ces ressources est appropriée par les dominants, ce qui permet à ces derniers de se reproduire plus que les dominés.

[220]

L'appropriation inégalitaire des partenaires sexuels et de la progéniture est un phénomène qui s'atténue considérablement dans les premières sociétés humaines : les chasseurs-cueilleurs et les agriculteurs ne connaissent pas d'inégalité systématique dans la répartition des partenaires sexuels et de la progéniture (à l'exception de quelques sociétés polygamiques). Quant aux autres ressources, elles sont distribuées égalitairement.

Pendant fort longtemps, la famille a été l'institution humaine qui a permis d'assurer une répartition égalitaire des partenaires sexuels et de la progéniture (Morin, 1973). Quant à l'égalité dans la répartition de la nourriture, elle semble pouvoir s'expliquer par des facteurs socio-écologiques rattachés à la chasse comme moyen de subsistance : pratiquement inexistante chez les autres primates, la chasse devient pour l'homme une source capitale d'alimentation.

La chasse au gros gibier suppose des relations étroites de coopération entre les membres d'un groupe d'une certaine taille. De plus, elle ne permet pas l'accumulation d'un surplus durable et est donc incompatible avec une distribution inégalitaire de ses produits : toute distribution inégalitaire finirait par affamer certains membres du groupe, réduisant ce dernier à un nombre insuffisant pour l'efficacité de la chasse elle-même et risquant d'entraîner la disparition du groupe.

Cette tendance coopérative et égalitaire de la chasse vient d'ailleurs se greffer sur l'héritage primatique de l'homme : en effet, les primates connaissent des hiérarchies sociales fondées beaucoup plus sur la distribution inégalitaire de la nourriture (chaque individu assurant par la cueillette sa propre subsistance) (Morin, 1973 ; Moscovici, 1972 ; Tiger et Fox, 1971). En suivant l'évolution des mammifères sociaux, on s'aperçoit que les espèces les plus proches de l'homme, les primates, ont déjà considérablement réduit l'ampleur des inégalités concernant la répartition de la nourriture. Les premières sociétés humaines pour [221] suivent cette évolution en réduisant les hiérarchies fondées sur la répartition inégalitaire des partenaires sexuels et de la progéniture.

Il n'en va plus du tout de même quand on considère les hiérarchies fondées sur l'âge et sur le sexe. La domination des mâles sur les femelles et la domination des adultes sur les enfants sont des propriétés hiérarchiques que l'homme partage encore. avec les primates et avec la plupart des mammifères sociaux (Wilson, 1975). Il n'est pas possible d'expliquer ces hiérarchies d'âge et de sexe en fonction de la distribution des ressources.

2) Les inégalités fondées sur les rôles sexuels :
hiérarchie et division du travail

Dans la plupart des sociétés primatiques (Hinde, 1974 ; Wilson, 1975), les mâles dominent les femelles d'une double façon. En premier lieu, ce sont les mâles qui choisissent leurs partenaires sexuelles, et non l'inverse : la hiérarchie entre les femelles se fonde alors sur l'accès des mâles supérieurs et sur la progéniture. D'autre part, ce sont les mâles qui assument la plupart des fonctions concernant la direction du groupe dans son ensemble (protection contre les prédateurs et les étrangers, arbitrage des querelles internes, direction des déplacements du groupe vers les points d'approvisionnement et d'abri, etc.).

On retrouve l'essentiel de ces deux phénomènes chez l'homme. Le statut hiérarchique de la femme est généralement déterminé par celui de son conjoint et par l'importance de sa progéniture. Les femmes sont très minoritaires dans les décisions politiques concernant l'ensemble du groupe : dans les sociétés primitives, elles sont très rarement chef de tribu, de guerre ou membres du conseil ; dans les sociétés modernes elles sont d'autant moins nombreuses que l'on monte dans les hiérarchies institutionnelles (Tiger, 1970).

[222]

Pour expliquer les inégalités fondées sur le sexe, il est essentiel d'analyser les rapports existant entre la division sexuelle du travail et les rapports de domination de l'homme sur la femme. Ce n'est pas tant la division économique des tâches que la division des grandes fonctions sociales (politique et reproduction) entre les sexes qui permet d'éclaircir les hiérarchies fondées sur le sexe, et leurs fonctions.

Chez les primates, les femelles s'occupent principalement du soin de la progéniture, l'entraide entre femelles pouvant être plus ou moins poussée dans ce sens. Au sein du groupe des mâles, la division des tâches est plus poussée : les mâles adultes dominants assurent la direction générale de la troupe (déplacements, protection, etc.), tandis que les mâles sub-adultes (adolescents) et les mâles adultes dominés accomplissent, à la périphérie de la troupe, des fonctions exploratoires (détection des dangers et des sources nouvelles d'approvisionnement, etc.) (Hinde, 1974).

Dans les premières sociétés humaines, chez les chasseurs-cueilleurs, cette division primatique des fonctions sociales est modifiée quant à deux points centraux : (a) les mâles s'adonnent coopérativement à la chasse au gros gibier : (b) les femelles s'adonnent à la cueillette et à la chasse au petit gibier (Leroi-Gouhran, 1964). Avec l'introduction de l'institution familiale, les hommes participent plus que les mâles primates aux activités domestiques et aux soins es enfants, mais l'essentiel de ces tâches reproductives reste le propre des femmes. Quant aux fonctions de direction du groupe (politique), les femmes y sont très peu représentées.

Le développement de sociétés fondées sur l'agriculture et l'artisanat (Leroi-Gourhan, 1964 ; Childe, 1963 ; Mumford, 1973), modifie les aspects de la division sexuelle des tâches économiques : hommes et femmes s'occupent de l'agriculture et des divers travaux artisanaux, la répartition des tâches entre les sexes variant alors selon les sociétés et selon les époques. Mais les femmes restent toujours à l'écart [223] des fonctions politiques, et elles assument toujours l'essentiel des travaux domestiques et des soins donnés aux enfants.

Dans les sociétés industrielles, les femmes sont relativement et progressivement intégrées aux divers travaux d'usine et de bureaux, bien que cette intégration ne concerne pas également tous les travaux (concentration des femmes dans les tâches de secrétariat, l'industrie du textile, etc.) que la rémunération du travail des femmes tende à rester inférieure à celle des hommes pour la même tâche.

Ce qui reste inchangé au cours de l'évolution des sociétés humaines, ce n'est donc pas la division sexuelle des tâches économiques spécifiques (chasse, cueillette, agriculture, artisanat, travaux industriels, etc.) : seules la chasse au gros gibier et la guerre excluent toujours les femmes, ce qui s'explique facilement par le fait qu'exposer la femme aux dangers de la chasse et de la guerre, c'est risquer de perdre deux personnes au lieu d'une seule (la femme, et l'enfant qu'elle porte ou qu'elle allaite). Ce qui demeure inchangé, c'est l'attribution des fonctions reproductives aux femmes (soins aux enfants, travaux domestiques) et l'attribution des fonctions politiques aux hommes (fonctions de décision). C'est cette division des fonctions selon le sexe que nous partageons avec les autres sociétés primatiques (Morin, 1973 ; Moscovici, 1972).

La domination de l'homme sur la femme n'a donc pas pour fondement la division des tâches économiques entre les sexes : la chasse n'est pas supérieure à la cueillette, une tâche économique n'est pas supérieure à une autre, pas plus qu'un organe n'est supérieur à un autre, chacun ayant un rôle essentiel à jouer pour le bon fonctionnement de l'ensemble (Laborit, 1974). Chez les primates, la subordination des femelles aux mâles existe sans qu'il y ait de division des tâches économiques, ce qui montre assez bien comment la hiérarchie fondée sur le sexe est indépendante de la division économique du travail social.

[224]

Ce qui rend compte de la subordination générale de la femme à l'homme, c'est la division sociale des fonctions qui attribue àl'homme les activités politiques et à la femme les activités reproductives. La catégorie socio-sexuelle qui exerce les fonctions de direction et de contrôle domine nécessairement les autres catégories sociales (y compris la catégorie assurant la reproduction socio-biologique). Bien sûr, ce ne sont pas tous les hommes qui assurent les fonctions politiques, et les hommes dominants se subordonnent les hommes dominés. Mais les hommes dominants se subordonnent aussi nécessaire la grande majorité des femmes puisque cette catégorie socio-sexuelle est presque totalement exclue des fonctions politiques.

Ce qui doit être expliqué, c'est l'exclusion des femmes des fonctions de direction, phénomène commun à toutes les sociétés primatiques.

Contrairement à l'homme, qui est physiologiquement et anatomiquement incapable d'assurer certaines activités reproductives (gestation, allaitement), la femme peut exercer des fonctions de direction. Il semble toutefois que l'organisme féminin (Tiger, 1970) soit beaucoup plus sensible que celui de l'homme aux diverses tensions résultant de d'exercice des fonctions politiques, y étant moins ajusté sur les plans anatomique et physiologique (cela vaut également pour certaines autres activités : chasse, guerre, sport compétitif, etc.). Une femme peut donc exercer des fonctions de direction, mais ce sera au prix d'efforts et de risques (troubles organiques et comportementaux) plus grands.

Pour ce qui est des fonctions reproductives, il est évident qu'elles peuvent en grande partie être assumées par l'homme. Mais il est fort probable que l'homme soit beaucoup moins sensible que la femme, de par sa constitution organique, à tous les signes non-verbaux émanant du jeune enfant : s'il remplace la femme dans ce domaine, ce sera aussi au prix d'un effort plus grand et d'une efficacité réduite.

[225]

Nous ne soutenons nullement que l'homme est incapable de mener à bien des activités reproductives et que la femme est incapable d'assumer des fonctions politiques. Nous avons essayé d'indiquer que l'homme et la femme sont programmés biologiquement de façon différente, de sorte qu'il est plus facile à chaque catégorie socio-sexuelle d'assurer certaines fonctions. Avant de songer a un remaniement majeur de la répartition des fonctions sociales entre les sexes, il faudra bien évaluer le coût socio-biologique d'une pareille entreprise, et ses conditions de succès.

3) La domination des adultes sur les enfants :
hiérarchie et dépendance

Les hiérarchies fondées sur l'âge comportent également une dimension socio-biologique qu'il ne faut pas sous-estimer.

Dans l'espèce humaine, le rythme de développement biologique durant la période infantile est tel que la dépendance de l'enfant par rapport à ses parents (ou à d'autres adultes) se poursuit au moins jusqu'à la puberté : ce n'est pas avant l'âge de dix-douze ans que l'enfant maîtrise suffisamment les techniques, les connaissances et les interactions sociales nécessaires pour assurer lui-même sa propre survie (Mendel, 1971 ; Piaget, 1932). Dans les sociétés primitives, c'est à l'âge de la puberté que l'enfant est initié à la vie adulte, qu'il en prend les droits et les obligations (Moscovici, 1972). Dans les premières sociétés urbaines, et surtout dans les sociétés industrielles (Childe, 1963, Mendel, 1971 ; Reich, 1973), le développement des connaissances et d'un système d'éducation institutionnalisé a fortement contribué à prolonger, bien au-delà de la puberté, la dépendance et la soumission de l'enfant et de l'adolescent face aux adultes, sur des bases socio-culturelles et non plus strictement biologiques.

Gérard Mendel (Mendel et Vogt, 197 3 ; Mendel, 197 1) a pu soutenir que, dans les sociétés de classes, la période particulièrement longue de dépendance biologique infantile était utilisée et prolongée dans le but [226] de faire intériorisé par les enfants et par les adolescents les règles hiérarchiques des sociétés fondées sur la distribution inégalitaires des ressources économiques. W. Reich avait déjà soutenu (Reich, 1972) que la répression de la sexualité infantile était le moyen essentiel utilisé au sein de la famille dans le but d'inculquer aux enfants le schème autoritaire.

Jusqu'à la puberté, la domination des adultes sur les enfants réside en partie dans le fait que les adultes sont plus forts physiquement, mais le phénomène général s'explique en tenant compte du fait que les adultes disposent de plus d'informations (techniques et sociales) que les enfants. Les informations que l'enfant ne possède pas, on ne peut pas traiter, sont justement celles qui permettent à l'adulte d'être autonome économiquement et socialement.

Avec l'adolescence, la supériorité fondée sur la force s'estompera graduellement, en fonction de la croissance physique, mais la supériorité fondée sur l'information peut être prolongée plus ou moins longtemps, du fait que les adultes contrôlent le système d'éducation et peuvent ainsi maintenir les jeunes dans un état de manque d'informations et d'expériences. Avant l'adolescence, c'était la lenteur du processus de maturation neuro-physiologique qui empêchait l'enfant de pouvoir traiter les informations, à l'égal de l'adulte ; après la puberté, c'est un contrôle strictement socio-culturel qui remplace les facteurs bio-génétiques liés à la dépendance.

Si nous considérons les rapports hiérarchiques fondés sur l'âge, mais entre adultes d'âges différents, on s'aperçoit que la supériorité fondée sur l'âge réside dans le fait que les plus vieux possèdent plus de connaissances que les plus jeunes. Le phénomène existe également dans les sociétés primatiques, où les membres les plus âgés (mâles et quelques fois femelles) conduisent fréquemment les déplacements du groupe vers les points d'abri et d'approvisionnement, vue leur meilleure connaissance du territoire (Hinde, 1974).

[227]

C'est seulement dans les sociétés industrielles contemporaines, où le rythme du changement technique et socio-culturel démode très vite les acquis de l'âge et de l'expérience, que les hiérarchies fondées sur l'âge perdent une part de leur importance au sein de la société adulte. Le phénomène n'est toutefois pas total, car il est encore rare de voir les postes de décision majeurs détenus par de jeunes adultes.

Au sein des sociétés enfantines, enfin, la domination des aînés sur les cadets se fonde sur la force et sur l'accès à l'information (Eibl-Eibesfeld, 1975 et 1976). Entre enfants du même âge, les comportements hiérarchiques apparaissent très tôt (vers 2 ans), dans la plupart des sociétés connues. Les hiérarchies enfantines s'établissent tout autant par l'usage de la force que par celui de la ruse et de l'intelligence ; et elles conduisent à des distributions inégalitaires des ressources (jouets, territoire), des partenaires sociaux (attention des camarades et des adultes) et des informations.

L'apparition très précoce de comportements hiérarchiques, dans la plupart des cultures connues, laisse croire à l'existence d'une programmation en partie génétique de ces comportements, ce qui ne veut pas dire qu'ils ne soient pas modifiables jusqu'à un certain point par le milieu socio-culturel (éducation, etc.).

4) Le dépassement des hiérarchies socio-biologiques

Puisque les hiérarchies socio-économiques apparaissent comme la transposition, dans le domaine de la répartition des biens, des hiérarchies pré-existantes fondées sur l'âge et sur le sexe, il semble prioritaire d'examiner les conditions de modification de ces dernières plutôt que de s'attaquer directement à leurs conséquences socio-économiques. Mais c'est alors au problème de la modification socio-culturelle des comportements innés que nous devons nous attaquer.

[228]

Tout au long de l'évolution des mammifères sociaux, on s'aperçoit que la programmation génétique des comportements est progressivement remplacée par une programmation socio-culturelle liée à l'apprentissage. La programmation socio-culturelle suppose que le cerveau soit capable de traiter et de stocker de plus en plus d'informations en provenance du milieu, ce qui explique la croissance générale du cerveau qui accompagne la progression en importance de la programmation culturelle (Leroi-Gourhan, 1964 ; Morin, 1972).

Toutefois il n'existe pas, du point de vue de l'évolution, de différences radicales entre la programmation génétique et la programmation culturelle basée sur l'apprentissage : seul le rythme et les mécanismes sont différents, l'effet global par rapport à l'adaptation au milieu et à la survie étant le même (Eibl-Eibesfeld, 1976).

De plus, aucun comportement n'est entièrement inné ou acquis. Tout comportement consiste en séquences d'actes innés et appris, les séquences innées étant plus ou moins modifiables par l'environnement (Eibl-Eibesfeld, 1976).

Chez les primates, par exemple, les structures hiérarchiques sont programmées génétiquement : dans toutes les espèces de primates, homme compris, on retrouve des hiérarchies fondées sur l'âge et sur le sexe, qui déterminent des répartitions inégalitaires des partenaires sexuels, des informations et de certaines ressources essentielles. Toutefois : (a) la programmation génétique ne régit pas l'ensemble des facteurs qui déterminent le rang d'un individu particulier, ce dernier étant déterminé par des facteurs comme l'expérience, l'habileté à former des coalitions, le rang de la mère, etc. (Hinde, 1974, Wilson, 1975) ; (b) les conditions normales de la vie des primates non-humains, où la quête de nourriture n'est presque pas socialisée, ne font pas apparaître de hiérarchies stables en ce qui concerne la répartition de la nourriture entre les membres du groupe : seule une modification accidentelle du milieu, amenant un excédent, peut faire apparaître une hiérarchie économique [229] dérivée de la hiérarchie socio-biologique (ce sont les mâles dominants qui répartissent l'excèdent) (Van Lawick-Goall, 1971).

D'autre part, dans plusieurs espèces de mammifères sociaux, l'augmentation de la densité démographique, qui résulte d'une modification du rapport au milieu, a une influence très nette sur le comportement hiérarchique (Wilson, 1975).


COMMENT ABOLIR LA DOMINATION
DE L'HOMME SUR LA FEMME


Dans les conditions actuelles de développement de la société humaine, il n'est pas certain qu'une rotation des tâches reproductives (à l'exception de la gestation et de l'allaitement, bien entendu) et politiques entre les hommes et les femmes soit inefficace au point de compromettre les chances de survie du groupe qui la pratiquerait. Aujourd'hui, le rapport de la société humaine à son environnement n'est plus ce qu'il était au temps des premiers chasseurs-cueilleurs, où l'allocation des tâches reproductives aux femmes et des tâches politiques aux hommes était sans doute la plus fonctionnelle (Leroi-Gourhan, 1974 ; Moscovici, 1971 ; Tiger et Fox, 1971). Le développement des sciences et des techniques a permis à l'humanité de se libérer de certaines contraintes démographiques, et en particulier de la très forte mortalité infantile, qui expliquaient le fait que les femmes primitives devaient se vouer essentiellement à des tâches de gestation et d'allaitement.

On peut sans doute se défaire des tendances productivistes et technicistes des sociétés modernes sans nécessairement revenir à l'état technico-économique des sociétés primitives. L'affectation presqu'exclusive des femmes aux tâches reproductives n'est plus explicable aujourd'hui par de simples contraintes démographiques et écologiques, et il se peut que les sociétés de classes maintiennent l'ancienne division fonctionnelle des tâches entre les sexes par pures convenances et inertie : une société inégalitaire n'a en effet aucun avantage à abolir une forme d'inégalité sociale qui ne lui nuit pas et peut même la servir (inégalité de rétribution du travail entre les catégories socio-sexuelles).

[230]


COMMENT RÉDUIRE LA DOMINATION
DES ADULTES SUR LES ENFANTS


La dépendance physique, affective et intellectuelle de l'enfant jusqu'à la puberté empêche de songer à une abolition définitive et radicale de la domination de l'adulte. On peut toutefois tenter de limiter au minimum nécessaire la durée et l'ampleur de cette domination.

L'étude des jeux sociaux chez l'enfant (Piaget, 1932 ; Nielsen, 1951) a grandement contribué à éclaircir la nature du processus par lequel se fait la prise d'autonomie de l'enfant par rapport à l'adulte. Jusqu'à six ou sept ans, les enfants ont besoin de l'adulte pour appliquer systématiquement les règles d'un jeu (cartes ou billes, par exemple), tandis qu'après ils le font d'eux-mêmes, sans intervention de l'adulte. Les enfants de sept à dix ans peuvent appliquer collectivement les règles d'un jeu indépendamment de l'adulte, et les enfants plus vieux peuvent modifier ces règles ou en créer de nouvelles de façon autonome. Cette tendance à la prise d'autonomie graduelle par rapport à l'adulte se retrouve également dans le domaine intellectuel, technique et affectif (Piaget, 1967).

Dans nos sociétés, la famille et l'école vont souvent à l'encontre de ce processus de prise d'autonomie, en soumettant l'enfant à toutes sortes de contraintes intellectuelle, sociale et affective, qui inhibent et ralentissent le développement, et assurent du fait même le prolongement de la période de dépendance infantile. La réduction de toutes les contraintes non-indispensables, et la levée des contraintes à mesure qu'elles perdent leur utilité au cours du processus de croissance, ne pourront qu'accélérer la prise d'autonomie. Bien des contraintes s'exerçant sur les rythmes de repos et de veille, de nourriture, de jeu et de travail, et toutes les contraintes s'exerçant sur les diverses manifestations de la sexualité infantile, pourraient être supprimées dans une société égalitaire, (Mendel, 1971 Rochefort 1976), accélérant ainsi considérablement la progression vers l'autonomie.

[231]

D'un autre côté, les récents travaux en éthologie humaine (Eibl-Eibesfeld, 1976) ont permis de voir plus clairement les diverses facettes des rapports agressifs et hiérarchiques entre enfants. On a pu mettre en évidence les divers facteurs socio-culturels qui contribuent à renforcer ou à diminuer l'intensité des comportements hiérarchiques programmés génétiquement.

1. Un grand nombre d'observations faites sur des enfants de cultures différentes ont montré que le comportement compétitif est fortement influençable par l'éducation et les normes culturelles. Les enfants américains, par exemple, sont beaucoup plus compétitifs que les enfants mexicains, ils réussissent beaucoup mieux que les Mexicains dans des jeux compétitifs, tandis que c'est le contraire qui se passent dans les jeux coopératifs. Dans la prime enfance, les enfants appartenant aux deux cultures sont également compétitifs, mais les normes culturelles renforcent ce comportement chez les Américains et l'inhibent chez les Mexicains (Nelson et Kegan, 1972).

2. Les études d'éthologie humaine (Eibl-Eibesfeld, 1976) ont montré que les structures hiérarchiques sont un moyen de contrôler l'agressivité entre les membres d'une même espèce. De ce point de vue, il est important de prendre en considération les résultats d'étude portant sur l'influence des normes socioculturelles sur l'agressivité. Diverses études ont démontré que les émissions de T.V. à contenu agressif accentuaient considérablement le comportement agressif et hiérarchique des enfants qui y étaient le plus soumis. Si le comportement agressif et hiérarchique peut être encouragé, il doit aussi pouvoir être réduit par la culture, ce qui serait l'objectif d'une société égalitaire.

3. Les travaux de l'école de Piaget (Piaget, 1932 ; Nielsen, 1951) ont montré que les comportements égalitaires et coopératifs se développent chez l'enfant en fonction de la maturation neuro-physiologique. Dans les sociétés primitives, ces comportements étaient rendus nécessaires par les activités de coopération indispensables à la chasse au gros gibier (Tiger et Fox 1971) ; et il est probable que, d'un point [232] de vue évolutif, le comportement hiérarchique inné de l'homme soit réduit, en comparaison des sociétés primatiques, à cause des nécessités coopératives liées à la chasse. Dans les sociétés de classes, la famille et le système d'éducation vont souvent à l'encontre des tendances égalitaires de l'enfant, et renforcent au contraire les tendances compétitives, agressives et hiérarchiques. Une société égalitaire pourrait tout aussi bien procéder à l'inverse, s'appuyant sur les tendances égalitaires pour accentuer l'effacement des tendances hiérarchiques.

4. De nombreux travaux (Eibl-Eibesfeld, 1976) ont montré que le lien existant entre frustration, agression et hiérarchie n'était pas aussi simple que pouvait le laisser croire les théories de Reich et de Mendel (Mendel 1971 ; Reich, 1972), qui postulent un lien direct entre la frustration, l'agressivité et les comportements hiérarchiques. Il semble en effet que l'absence de toute frustration puisse porter à l'agressivité et à la dominance tout autant qu'une frustration excessive : si on laisse un enfant faire tout ce qu'il veut, il tentera de dominer les plus faibles et les moins habiles. Par contre, on sait que la frustration excessive provoque soit une agressivité portant à la dominance, soit une culpabilité entraînant la soumission. Si on veut réduire l'agressivité et le comportement hiérarchique lié à la frustration, on doit donc viser par l'éducation à un degré de frustration qui ne soit ni trop fort ni trop faible, selon les circonstances, ce qui sera l'essentiel de l'art pédagogique de la nouvelle société.

Pour terminer, il nous faut dire quelques mots sur les rapports hiérarchiques entre aînés et cadets. Aussi bien entre adultes qu'entre enfants de différents âges, l'écart d'expérience et d'apprentissage entraîne des inégalités quant à l'information disponible. Du point de vue de l'établissement d'une société égalitaire, il est évident que la seule manière d'atténuer ce genre d'inégalités est de mettre en place les dispositifs éducatifs qui permettront aux plus jeunes d'accéder le plus rapidement possible à l'essentiel des expériences de leurs aînés. Même dans une société égalitaire, l'écart ne pourra jamais être complètement aboli, puisqu'il dépend du phénomène biologique de la [233] succession des générations. Il pourra toutefois être réduit au minimum et être utilisé comme moyen d'apprentissage de la réduction incessante des écarts hiérarchiques.


HIÉRARCHIE
ET STRUCTURE DE GROUPES


Nous avons vu précédemment que les comportements hiérarchiques ne peuvent pas être expliqués uniquement par la dimension économique. Nous avons ainsi introduit la dimension socio-biologique, comme élément d'explication des hiérarchies sociales. Nous mettrons en évidence maintenant une autre dimension : les contraintes hiérarchiques peuvent être aussi liées à la structure et à la nature de l'organisation elle-même (Arrow, 1976).

Notre société étant représentée par des organisations à structure hiérarchique, nous comptons analyser sur quelles bases l'autorité prend sa justification, en montrant également, en conclusion de cette première partie, les échecs auxquels se trouvent confrontés l'organisation et le système social tout entier. Ce n'est qu'ensuite que nous mettrons en évidence les possibilités et les moyens permettant l'élaboration d'une société non-autoritaire, basée sur des petits groupes égalitaires.

1) Nature et structure des grandes organisations

La nature de l'organisation (une entreprise, le gouvernement, le système de marché lui-même) se définit par son but : empêcher désordres et conflits et coordonner les activités (Durkheim ; 1960, 1963, 1966) en vue de permettre une action collective, c'est-à-dire la prise de décisions de plus en plus nombreuses, dont l'efficacité exige la participation de nombreux individus. Les activités elles-mêmes, par ailleurs, interagissent à propos de ressources limitées (Marx 1965, 1968). Pour les représentants de ce type d'explication, la nature de l'organisation que nous venons d'exposer légitime ainsi une décision centrale, celle-ci étant plus efficace.

L'autorité et la structure hiérarchique se trouvent également justifiées par la structure même de l'organisation. [234] Il faut bien voir, en effet, que pour coordonner les activités, l'organisation a besoin de coordonner les informations collectées dans le présent par les membres (ainsi que leurs possibilités futures d'obtenir de l'information). Il s'agit donc de répartir entre les membres une information, dont une bonne part n'est pas adaptée à l'avance aux besoins d'une organisation donnée : là encore, une décision centrale paraît donc meilleure.

2) Coût de l'information

Mais, avant tout, l'information représente un coût. Nous ne voulons pas seulement parler du coût technique de la transmission physique de l'information (par exemple, liaison téléphonique dépendant de la distance : à l'intérieur de Montréal, ou entre Montréal et Paris). Nous voulons parler également du temps et de l'énergie nécessaires à un individu pour son apprentissage. Cette spécialisation qui résulte de l'apprentissage constitue pour l'individu (et pour l'organisation) un investissement irréversible, d'autant plus que le cerveau a une capacité limitée d'acquérir et d'utiliser l'information

De la même manière, le rapprochement spatial, un même langage ou des connaissances connexes, un apprentissage semblable par une pratique identique, diminuent le coût de l'information, et de sa transmission.

3) Stratégies organisationnelles
et coût de l'information

On peut tirer de ce qui précède deux conséquences.

La première conséquence a trait au coût de l'information. Comme nous venons de le voir, la transmission de l'information est coûteuse : donc, d'une part, il est plus efficace de ne la communiquer qu'à un organe central ; d'autre part, l'efficacité est encore accrue lorsque l'on retransmet une information résumée, ou mieux encore une décision.

La deuxième conséquence concerne la structure de communication. On a coutume d'appeler canal de [235] communication de l'individu A vers l'individu B. l'ensemble des conditions matérielles et des possibilités permettant à A d'adresser des communications à B, la communication pouvant éventuellement se faire dans l'autre sens. Le réseau de communication est l'ensemble des canaux de communication dont l'existence est possible dans le groupe, tandis que la structure de communication est l'ensemble des communications réellement échangées.

Si trois personnes, A, B, C, Peuvent communiquer entre elles, nous avons affaire à un réseau de communication comprenant trois canaux ouverts dans les deux sens. Si par contre, comme dans une structure pyramidale, B et C ne peuvent communiquer, nous nous trouvons en présence d'une structure de communication comprenant deux canaux au lieu de trois.

L'entreprise détermine les canaux de communication, c'est-à-dire les conditions matérielles qui font qu'un individu peut communiquer avec un autre : par exemple dans une entreprise, le directeur peut communiquer par interphone avec ses subordonnées, sans que l'inverse soit possible.

Puisque l'organisation (comme l'individu) cherche à réduire les coûts des canaux de communication, elle aura donc intérêt à agir au niveau du réseau de communication. Réduisant la transmission interne (comme dans l'exemple précédent), elle détermine ainsi une structure de communication très hiérarchique, et ce même si son choix au niveau des décisions concrètes perd de sa valeur. C'est donc sur la base d'une comparaison puis d'un choix entre avantages et coûts, en se fondant donc sur un calcul de productivité, que le système ou tel sous-système (une entreprise, par exemple) prescrira la création, ou l'utilisation ou la capacité de tel ou tel canal de communication. C'est donc la position d'un individu, telle que définie par J'autorité, qui lui permettra de communiquer ou non avec tel ou tel individu, c'est cette position qui délimitera précisément comment il peut recevoir et diffuser telle information. C'est cette même comparaison entre avantages et coûts qui incitera l'organisation à utiliser les canaux acquis plutôt [236] que d'en créer de nouveaux, parce que cette création reviendrait à une obsolescence anticipée des canaux acquis.

4) Contradictions internes des grandes organisations

Le rôle d'une organisation est donc de structurer des relations entre individus, de manière à garantir la coopération et ses avantages : une plus grande efficacité par la spécialisation des fonctions favorise l'échange. Mais dira-t-on, on ne peut alors qu'approuver l'organisation quand elle organise ainsi la concurrence et qu'elle permet, ce faisant, la décision sur un choix entre désirs et possibles ?

Les possibles représentent les ressources - naturelles, humaines, technologiques-, lesquelles sont, bien entendu, limitées : il faut cependant garder en mémoire que notre type de société produit et accélère la limitation de ces ressources. Les désirs, quant à eux, représentent les différences de goûts entre les hommes et le fait qu'il est difficile pour un individu (et plus encore pour la société) de connaître l'ensemble de ses sentiments et de ses besoins : il faut bien se rendre compte toutefois, que c'est notre société (basée sur une surconsommation dirigée de la totalité) qui détermine la distance entre le sentiment subjectif des besoins contrôlé par les médias et les besoins réels. (Wever, 1971) (or les besoins ont une conséquence directe sur la conception du travail et sur le rapport avec l'environnement). Les désirs sont créés et transformés par la société. C'est pourquoi il est très logique pour le système de marché lui-même de se baser sur des individus aux comportements uniformisés, mettant ainsi en place une relation de pouvoir, puisque le choix à l'intérieur non seulement des possibles mais encore des désirs est délimité par la société. Ce système accentue la distance existante entre les désirs de l'individu et les possibles, sous le masque d'un conflit entre le collectif et l'individu : ce qui provoque une rigidité du système, et une plasticité des individus, acceptant la compromission de leurs [237] désirs, compromission rationalisée en vue d'une prétendue coopération (c'est ici le rôle de l'idéologie dominante).

5) Échecs des grandes organisations

Parce qu'il détermine les désirs et les possibles en disposant de l'individu et des ressources, le système de marché rend nécessaires l'organisation et l'autorité ; parce que basé sur le système de prix, un tel système ne peut que tomber dans un échec qu'il a lui-même provoqué ; ainsi, il ne peut donner un prix à l'incertitude qu'il a lui-même créée (comment calculer la pollution d'un gallon d'air ou d'eau ? Est-il possible d'acheter la confiance ?).

Par ailleurs, l'efficacité d'une organisation requiert qu'elle augmente l'échelle de ses opérations, rendant nécessaire également ce que Pareto appelait "la circulation de l'information et des règles de décision". Mais ainsi la communication entre spécialistes utilisant des codes différents devient de plus en plus ardue et exige la création d'un codage général (c'est-à-dire tous les moyens d'acheminer l'information), de plus en plus complexe, au coût sans cesse croissant. En conséquence, les coûts du codage général risquent de mettre en question les avantages acquis par une augmentation des opérations.

En même temps, de plus en plus d'informations dont l'importance, parfois, n'est pas toujours reconnue dans l'immédiat, peuvent se trouver entre les mains de membres autres que les dirigeants, ce qui peut précipiter l'organisation vers sa destructuration. L'autorité, qu'il devient de plus en plus difficile de mettre en question, représente ainsi, aussi bien la raison de l'existence que la raison de la mort des organisations.

Ce qui précède comporte, pour nous, suffisamment d'arguments pour, à l'intérieur d'une société non-autoritaire, renoncer aux organisations, aux grands groupes et aux contraintes hiérarchiques qui s'y rapportent. Ce que nous voulons, c'est donc mettre en valeur la possibilité d'un système social basé sur [238] des petits groupes égalitaires, en mettant en défaut d'abord l'opinion commune qui estime nécessaire un chef même dans les petits groupes. Au stade où nous en sommes, quelques réflexions préliminaires sur la taille des petits groupes, lorsqu'on garde le chef, paraissent s'imposer.

Préalablement, il s'agit pour nous de montrer l'impossibilité OÙ se trouve le chef, même dans un petit groupe à tenir compte de toute l'information. L'efficacité du chef quant à la tâche simple ou complexe du groupe n'est pas très probante non plus. Il paraît démontré en outre qu'un groupe pourra effectuer tant des tâches considérées comme logiques que des tâches considérées comme créatives par l'expérimentateur, puisque le fait essentiel est moins la structure logique de cette tâche que la représentation qu'en ont les membres du groupe.

6) Taille du groupe et efficacité du chef

Soit un petit groupe comprenant un chef. On peut mettre en évidence à l'intérieur de ce groupe trois types de liaisons : les liaisons bilatérales entre le chef et chacun des membres (liaisons radiales directes), les liaisons bilatérales entre membres (liaisons latérales), et les liaisons entre le chef et un membre lorsque un ou plusieurs membres présents s'influencent réciproquement (liaisons radiales indirectes). Des calculs et des expériences ont montré que le nombre des liaisons que devrait contrôler le chef, s'il doit être informé de l'ensemble de la situation du groupe (i.e. s'il veut contrôler l'ensemble des liaisons) double chaque fois qu'on ajoute un membre. Par conséquent, même dans le cas favorable où le groupe comprend, disons, sept membres (le maximum semblant être une dizaine), il n'est guère possible que le chef puisse contrôler autant de liaisons : la tâche du chef se borne alors à l'essentiel. Cependant, si le groupe est composé de personnes suffisamment proches mais sans réel passé commun, les liaisons radiales indirectes sont peu nombreuses et le chef peut alors gouverner des groupes de quatorze ou quinze membres. Par contre, si la durée du travail en commun dépasse une semaine, le groupe devient, [239] sous l'influence de la structuration et de la maturation socio-affectives, de plus en plus difficile à conduire. Plus la taille du groupe augmente, plus augmente également, pour le chef, l'importance de la fonction de régulation, visant à changer les comportements de conduite des membres. C'est dire que l'efficacité du chef décroît exponentiellement, puisque la difficulté pour le chef à diriger le groupe double chaque fois que le nombre des membres s'accroît d'une unité. (Goguelin, 1976)

Les tendances hiérarchiques qui se manifestent dans un petit groupe sont à relier d'une part, à l'intériorisation du couple soumission-autorité par la sur-répression généralisée du corps à l'intérieur de la famille et de la société autoritaires (Fourier, 1966, Reich, 1972, Steiner, 1975, Freire, 1974), et sont fondées, d'autre part, au niveau structurel, sur les différences d'influences exercées et reçues directement ou non par les membres. Nous préférons développer ce deuxième point plus loin. En effet, à ce point de notre propos, il nous paraît intéressant de distinguer plus clairement les rapports entre la nature de la tâche du groupe, puis sa représentation, et la nature du réseau de communication (hiérarchisé ou non). Car il s'agit, pour nous, de montrer les possibles d'un changement social fondé sur des petits groupes égalitaires.

7) Structure et représentation de la tâche :
l'efficacité du chef

Que penser alors de l'efficacité réelle du chef, lorsqu'on considère la tâche (Manient, 1965) ? Pour qu'une tâche donnée puisse être accomplie collectivement, il faut se demander quelles informations initiales sont possédées par les membres, et quelles informations finales doivent être possédées. On en arrive ainsi à considérer quelles sont les communications nécessaires et suffisantes pour la résolution de cette tâche (c'est le modèle de la tâche). Le réseau de communication dans le groupe peut lui-même être soit hiérarchisé, soit complet (c'est-à-dire que toutes les communications sont possibles, parce que tous les canaux sont ouverts dans les deux sens).

[240]

L'efficacité semble être meilleure dans les cas où la forme du modèle de la tâche correspond à celle du réseau (absence de problèmes d'organisation). Il est évident que s'il y a plus de communications que nécessaires pour résoudre la tâche, le groupe est moins efficient.

En somme, la tendance spontanée des membres a émettre par tous les canaux à leur disposition, peut ne pas coïncider avec la performance du groupe, laquelle tient compte de trois facteurs : la rapidité de résolution de la tâche, la concision (c'est-à-dire le moins grand nombre possible de communications, puisque celles-ci sont coûteuses), et l'exactitude : la performance revient à exiger ainsi le moins possible de communications inutiles ou en excès, et de communications relayées. Des études ont montré que lorsqu'il y avait un chef, celui-ci était proche spatialement des membres et était choisi en raison de sa position centrale, et non à cause de ses aptitudes, du moins lorsque la tâche ne requiert pas de connaissances spéciales. D'intéressantes conséquences peuvent également être tirées de ces études.

Il semble d'abord que le moral du groupe est plus élevé quand il n'y a pas de chef et qu'en conséquence, les communications entre membres sont plus nombreuses (relations horizontales plutôt que verticales). Plus le moral du groupe est élevé, moins il y a de perturbations ressenties par les membres en raison des changements de rôles (par exemple, en cas de changement de réseau, c'est-à-dire quand on modifie les possibilités de communication entre les membres, ou en cas de changement de chef). D'autre part, bien que les performances paraissent semblables, que le réseau soit hiérarchisé ou non, il semble toutefois que, plus le réseau est hiérarchisé, meilleure est la performance pour une tâche simple (ou à coopération faible) ; tandis que, plus le réseau est complet, plus grande est la performance pour une tâche complexe (ou à coopération forte). Il semble que les membres du groupe accordent plus facilement leur confiance à un individu, lorsque la tâche est simple. Lorsque la tâche [241] est complexe, les individus préfèrent ne pas abandonner leurs responsabilités à d'autres (ils adoptent alors une structure décentralisée).

Mais, en dernier ressort, Plus que la structure sociale du groupe et son adéquation avec la structure logique de la tâche, plus que la transmission des informations dans le groupe, l'élément primordial qui détermine l'ensemble des autres processus émergents ou présents dans le groupe, semble être la représentation que les membres du groupe se font de la tâche, c'est-à-dire l'ensemble des images par lesquelles les membres appréhendent le réel (Faucheux et Moscovici, 1960 ; Moscovici, 1973). Si la tâche est considérée comme "logique" par les membres de tel groupe, elle entraînera des rapports compétitifs, tandis que la tâche considérée comme "créative" incitera à des comportements coopératifs.

Cette représentation étant elle-même, pour une bonne part, un produit social, on aperçoit par là qu'il est possible d'induire telle ou telle structure de groupe (hiérarchisé ou non), que la tâche soit considérée comme "logique" ou "créative". La représentation qu'un groupe se fait de la tâche modifie cette dernière et, par conséquent, la modification de la représentation de la tâche permettrait à des groupes non hiérarchisés la résolution de tâches aussi bien logiques que créatives.

Tout en donnant quelques informations sur la taille des petits groupes, nous avons montré parallèlement qu'un petit groupe non hiérarchisé pourrait être très efficace, quel que soit le degré de complexité de la tâche. Nous avons montré également qu'un tel groupe pourrait effectuer tant des tâches "logiques" que "créatives", et qu'il s'agit pour cela d'agir au niveau de la représentation de la tâche, laquelle dépend des règles du jeu social.

Mais le groupe étant formé "ici et maintenant", il paraît souhaitable également d'agir plus directement au niveau relationnel, nous voulons dire au niveau des influences exercées et reçues, directement ou non, [242] par les membres. Comme nous l'avons dit plus haut, c'est maintenant qu'il nous paraît intéressant de développer ce point.

8) Caractéristiques des influences dans un groupe

Il y a lieu, dès l'abord, de poser en principe, que pratiquement toutes les informations, émanant tant des objets (maison, voiture, animaux) que des hommes ont une potentialité d'influence, c'est-à-dire qu'elles peuvent provoquer dans un sens ou dans un autre une modification quelconque de comportement. (Friedman, 1975) Deux facteurs caractérisent ces influences.

Le premier concerne la capacité maxima qu'a tel individu ou tel objet à recevoir ou à exercer, directement ou non, des influences durant une période donnée. C'est ce qu'on appelle la valence. Il est facile de se rendre compte qu'un homme peut rarement discuter en même temps avec plus de quatre personnes. Par contre le même homme pourra influencer six personnes en une heure, et si les décisions peuvent attendre une semaine, la valence de cet homme pourrait être de vingt par exemple.

Le deuxième facteur fait référence à la capacité maxima de transmission : à partir d'un moment critique, l'influence disparaît, suite à trop d'erreurs ou d'altérations du message originel, après un nombre x de transmissions, selon l'individu ou l'objet. Il est courant de constater ce phénomène dans la vie quotidienne, où tel message, après un certain nombre de répétitions, s'en trouve complètement déformé et, où l'information, après un certain nombre de canaux se trouve indescriptiblement dégradée.

Ces deux facteurs communs a toutes les espèces ne sont modifiables que très lentement, parce que liés, d'une part, au contexte (suivant que le message est simple ou complexe), d'autre part, à ce que nous pourrions appeler "l'optimum fonctionnel" de l'émetteur ou du récepteur : par exemple, comme nous l'avons vu plus haut, la saturation du cerveau humain à un moment donné.

[243]

9) Modifications des influences
et modifications du groupe

Le réseau des influences, le schéma des liaisons intergroupales constitue ainsi la structure mathématique du groupe. La balance des influences exercées ou reçues directement (ou retransmises par d'autres) par un individu indique sa position dans le groupe : il s'agit donc de classer par ordre décroissant les positions hiérarchiques de tous les membres du groupe, en soustrayant, pour chacun, du nombre des influences qu'il exerce directement ou non, le nombre d'influences qu'il reçoit directement ou non.

Si un individu connaît sa position (et donc la structure mathématique de tout le groupe), il peut modifier sa position en s'ouvrant ou en se fermant à telle influence (Nadel, 1970), ce qui lui fera modifier ipso facto la structure sociale de tout le groupe. Or ce faisant, comme nous avons vu plus haut que l'autorité s'attend, par des signes, à être obéie, l'individu pourra exercer une pression, afin de changer, à son avantage, les règles du jeu. Des considérations stratégiques lui permettront de former des coalitions (Caplow, 1971, Rapoport, 1967) et d'avoir dans ces coalitions un poids spécifique, pour ne pas parier d'un indice de pouvoir, ces coalitions dépendant du type de situation (épisodique ou continue), de la place respective des individus, des règles du jeu elles-mêmes (rôles, normes, habitudes, attitudes, etc.) (Albouy, 1976 ; Rocheblave-Spenlé, 1970 ; Goffman, 1973, 1974).

Ainsi que nous venons de le voir, la valence et la capacité de transmission ne peuvent dépasser certaines limites, ce qui permet d'induire la capacité limite d'un groupe : c'est le groupe critique, lequel dépend, en conséquence, de la structure sociale du groupe, de la valence et de la capacité de transmission spécifique aux membres, et donc, - en prenant en considération le contexte, soit la plus ou moins grande complexité du message - de la rapidité des décisions nécessaires au bon fonctionnement du groupe.

Or, il est bien connu que les grandes organisation se bloquent, de l'intérieur, parce qu'elles ont dépassé [244] la grandeur critique des groupes hiérarchisés, parce que les informations venant d'en haut ou d'en bas sont brouillées en chemin, ce qui rend la communication impossible (celle-ci a donc moins à voir avec le progrès technique qu'avec la structure même du groupe) : c'est le syndrome de la Tour de Babel, lequel mettra le groupe critique dans une alternative : se séparer en deux groupes, ou modifier sa structure. La désintégration de l'organisation coïncide, bien entendu, avec la désintégration générale de l'économie qui la sous-tend.

10) L'alternative :
création de petits groupes à structure coopérative

Cette désintégration constitue paradoxalement une circonstance favorable permettant d'influencer la tendance à la coopération. Un pas est franchi, selon nous, vers la solution sociale que nous proposons quand on peut dissocier la compétition et la coopération, le grand groupe et le petit groupe. Pour se faire, notre analyse précédente nous a amplement démontré l'importance des petits groupes (Anzieu et Martin, 1973 ; Lapassade, 1967 ; Maisonneuve, 1966 ; Pagès, 1970), et l'avantage - au niveau de la tâche, du moral des individus, etc. - qu'il y avait, à l'intérieur de ces petits groupes, à supprimer l'autorité. Parallèlement, nous avons pu nous donner les moyens nous permettant la constitution de tels groupes.

Disons, en quelques mots, qu'une politique logique accélèrerait le processus de désintégration - que nous connaissons actuellement -, par la constitution de groupes restreints (Fourier, 1966-1967 ; Schumacher, 1974), vivant le plus possible en quasi-autarcie, ce qui amènerait l'usage des biens à temps partagé, donc un travail moins divisé et qui ne serait plus salarié, une réduction des transports et une diminution du superflu, c'est-à-dire du troc.

Afin d'enclancher ce processus de changement, l'on pourrait favoriser - ce qui se passe d'ores et déjà - la scission des groupes critiques en groupes plus petits, en modifiant également leur structure. La coopération de quelques membres suffit pour transformer [245] un groupe hiérarchisé en groupe égalitaire (où tout les membres sont influencés et influencent au même niveau) et dont la grandeur critique semble devoir être de seize membres, en ajoutant ou en annulant certaines influences. Il va de soi qu'il faudra tenir compte, comme nous l'avons vu, de la structure sociale du groupe, de la valence et de la capacité de transmission des membres des groupes, des objectifs par eux possédés et des caractéristiques des messages. Un groupe égalitaire qui négligerait ces faits deviendrait hiérarchisé, sauf à se diviser en deux groupes égalitaires.

Un groupe égalitaire permettrait ainsi de retrouver une fluidité et un faible coût de la communication, d'où une diminution des angoisses liées aux problèmes des grandes organisations et comme tous les groupes auraient la même taille, une réduction de la violence. C'est l'instauration de ces groupes restreints égalitaires qui nous permettra la mise en place d'une société non-autoritaire.


CONCLUSION

À la lumière de ce que nous avons vu, trois conditions sont indispensables à l'établissement d'une société égalitaire.


1) Le modèle rationaliste doit être abandonné, ce qui permet de fonder entre la société et son milieu naturel un rapport excluant la domination et le pillage ; ce qui permet aussi de développer les capacités non-rationnelles (désir, intuition, imagination, créativité).

2) On doit assurer la rotation des fonctions reproductives et politiques entre l'homme et la femme, et réduire le plus possible la durée et l'ampleur de la période de dépendance infantile.

3) On doit renoncer à fonder la société nouvelle sur de grandes organisations, en privilégiant plutôt un fonctionnement par petits groupes auto-suffisants.

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Bibliographie

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* Les trois signataires sont attachés à divers titres au Département de sociologie de l'Université de Montréal.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 11 novembre 2012 12:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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