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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Guy ROCHER, “Les droits, libertés et pouvoirs : dans quelle démocratie ?” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Jocelyne Lamoureux, Droits, liberté, démocratie. Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1989, pp. 19-30. Montréal: ACFAS, 1991. Les cahiers scientifiques, no 75, 308 pp. [La présidente de l’ACSALF, Mme Marguerite Soulière, nous a accordé le 20 août 2018 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.] [Le 16 août 2006, M. Guy Rocher nous donnait sa permission de diffuser tous ses articles dans Les Classiques des sciences sociales.].

[19]

Droits, liberté, démocratie.
Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1989.

Les droits, libertés et pouvoir :
dans quelle démocratie ?

Conférence d’ouverture

Par Guy ROCHER
Sociologue, Centre de recherche en droit public
Université de Montréal


Ce colloque de notre Association représente un moment important. Il marque un nouvel intérêt des sociologues et anthropologues québécois pour le droit et les droits et il contribuera, pouvons-nous espérer, à accentuer un retour depuis longtemps souhaité à l'analyse des rapports complexes entre le droit et les autres institutions et structures des sociétés humaines. Rappelons-le dès le départ : le droit, aussi bien que la philosophie et l'histoire, a présidé à la naissance de la sociologie. L'œuvre qu'on peut considérer comme le premier grand traité de sociologie, De l'Esprit des lois de Montesquieu, fut en même temps le premier traité de sociologie du droit. L'on sait que Karl Marx, pour sa part, a étudié le droit et fait son doctorat en philosophie du droit. Ses premiers écrits avaient un caractère nettement juridique et le droit a occupé une place qui est loin d'être négligeable dans l'ensemble de son œuvre. Max Weber était également un juriste. D'avoir négligé ce fait a peut-être entraîné des interprétations erronées ou à tout le moins biaisées, comme certains le soulignent maintenant (Hennis, 1988 : 200-201). Les longues pages de définitions dans lesquelles s'accrochent les sociologues qui entreprennent la lecture d'Économie et société témoignent du souci qu'avait Max Weber, comme tout bon juriste de son époque et d'aujourd'hui, de donner au départ le sens précis des termes qui seront employés dans la suite de l'exposé. La place centrale de la sociologie du droit dans la pensée de Weber n'a été perçue que lentement et tardivement (Rocher, 1988a). Il fallut un certain temps à Talcott Parsons, le principal importateur et interprète de Weber aux États-Unis, pour reconnaître que l'analyse du droit occupait une place plus centrale que celle de la religion dans la démarche de Weber. Ce sont d'ailleurs des juristes bien plus que des sociologues qui, aux États-Unis, ont fait connaître et ont utilisé la sociologie du droit de Weber. Quant à Durkheim, s'il n'était pas lui-même un juriste, il était très sensible aux institutions juridiques, un fait qui a été parfois attribué à ses origines juives. L'Année sociologique qu'il a dirigée pendant plusieurs années a toujours consacré une importante section à la discussion des ouvrages de droit, et cette tradition s'est maintenue jusqu’à nos jours. Rappelons enfin les contributions majeures de Georges Gurvitch à la sociologie du droit - même si elles n'ont pas été appréciées à leur juste valeur, particulièrement par les juristes (Belley, 1986a).

Pour diverses raisons, qui tiennent tout à la fois de l'idéologie, de l'ignorance et de certains courants philosophiques et méthodologiques, la [20] sociologie contemporaine et l'anthropologie se sont désintéressées du droit, au point que celui-ci n'occupe aucune place ni dans les œuvres des théoriciens modernes comme Alain Touraine, Anthony Giddens, Michel Foucault, ni dans la sociologie de l'État comme celle de Pierre Birnbaum, ni dans la sociologie des organisations, comme celle de Michel Crozier, ni enfin dans les recherches empiriques. Certains ont cherché à expliquer le "mystère" de ce silence de la sociologie sur le droit (Parsons, 1977 ; Vaughan et Sjoberg, 1986). Je voudrais pour ma part évoquer une hypothèse, à savoir que le discours des sciences sociales n'échappe pas plus que celui de chaque être humain à des phénomènes d'auto-censure et de refoulement, dans le sens précis que la psychanalyse a donné à ces deux termes. Des objets d’étude, des thèmes demeurent inexplorés ou tombent dans l'oubli parce qu'ils sont repoussés dans un certain univers subconscient ou inconscient. Et cela, sans doute, en raison du malaise ou de l'inconfort moral ou intellectuel que ressentent les chercheurs d'une époque donnée à les approfondir. Il me semble que le droit nous offre un beau cas qui mériterait d'être exploré sur le divan d'un analyste ! Je rejoins ici ce que dit Pierre Legendre, à la fois juriste, psychanalyste et, j'ose dire, sociologue ; "L'oubli a sa fonction dans l'humanité, et l'élimination du juridique comme noyau de la culture (dans le discours des interprètes de notre temps) ne saurait avoir que de très bonnes raisons" (Legendre, 1988 :17).

Ne craignez rien, ce n'est pas mon intention d'entreprendre ici une psychanalyse des sciences sociales. Sans aller si loin, je crois qu'il serait cependant utile, au seuil de ces deux jours de réflexion sur le droit et les droits, de commencer par expliciter un certain malaise que le droit provoque chez les sociologues et les anthropologues.

LES AMBIGUÏTÉS DU DROIT ET DES DROITS

En effet, le droit peut être déroutant pour le sociologue et l'anthropologue qui l'abordent, principalement à cause des ambiguïtés et contradictions qu'il présente. Ces ambiguïtés et contradictions du droit sont nombreuses. Il me semble qu'on peut cependant les regrouper en trois types : les contradictions qui tiennent à la nature du droit, celles ensuite qui relèvent des orientations idéologiques du droit, celles enfin qui touchent aux rapports entre le droit et la société. En ce qui a trait d'abord à la nature du droit, la première contradiction que rencontrent le sociologue et l'anthropologue est l'absence d'une définition claire du droit de la part des juristes, qui sont pourtant sans cesse préoccupés de définitions. En effet, les juristes, qui prennent tant de soin pour s'entendre sur la définition des objets et sujets de droit, n'ont jamais pu s'accorder sur la définition du droit lui-même. Il en existe de nombreuses, mais aucune qui fasse consensus. Le droit se révèle ainsi au sociologue et à l'anthropologue comme une réalité mouvante, multiple, souvent insaisissable dans la pluralité de ses manifestations. Cela explique pour une part que le droit puisse être trompeur et qu'il puisse aussi être interprété de manières bien diverses. Mais le droit est [21] aussi d'une nature ambiguë parce qu'il peut être singulier et pluriel, comme on le constate dans l'énoncé du thème de ce colloque : le droit, les droits. Au singulier, le droit réfère principalement à un ensemble de normes ou de règles posées dans les lois, les règlements, les arrêts des tribunaux, les contrats. Au pluriel, les droits qu'on évoque sont généralement les droits subjectifs, ceux qu'une personne ou un groupe se jugent autorisés à réclamer, en vertu du droit positif ou de coutumes reconnues. Mais pour certains chercheurs, qui n'ont d'ailleurs pas été étrangers aux origines de la sociologie du droit, le pluriel désigne encore autre chose : à savoir que le droit énoncé et sanctionné par les organismes de l'État n'est qu'un des droits possibles et existant dans la société, "qu'il existe au sein d'une société une pluralité de cadres sociaux où se manifestent des phénomènes de droit, que cette société soit caractérisée ou non par l'État" (Belley, 1986b :12). On rejoint ici la thèse du juriste italien Santi Romano sur la pluralité des "ordres juridiques" (Romano, 1975 ; Rocher, 1988b).

Au point de vue de ses orientations idéologiques, le droit est encore plus contradictoire. Il peut être à la fois répressif et libérateur, producteur d'inégalités et inspiré du désir d'égalité, dépersonnalisant du sujet de droit et dispensateur des droits de la personne, d'esprit essentiellement matérialiste et en même temps inspiré par les conceptions les plus élevées de la Nature humaine, profondément conservateur et même réactionnaire dans sa conception de la société et de la personne et quand même constamment ouvert au changement et même, à certains égards, avant-gardiste. Le droit est aussi à la fois clarté et ombre : clarté par les règles qu'il énonce avec une précision souvent méticuleuse, et ombre par la fonction mystificatrice qu'il remplit en occultant les rapports de pouvoir dont il est le produit et dont il est producteur.

Enfin, dans ses rapports avec la société, le droit comporte un grand nombre de contradictions. Par exemple, il peut être perçu comme étant, de sa nature même, une institution essentiellement liée à la société bourgeoise et capitaliste, comme l'a voulu une certaine analyse marxiste, et être pourtant adaptable à toute société, à toute idéologie. En d'autres termes, le droit est un phénomène inhérent à des conditions de domination de classe, et il est aussi doté d’un caractère universaliste. Contradiction enfin entre l'image que donne le droit d'être une institution de l'ordre social établi, d'être un facteur de résistance au changement et en même temps d'avoir été affecté par les changements sociaux et culturels et d’avoir été porteur de ces changements, à telle enseigne que la question se pose de savoir si le droit suit le changement ou si le droit n'est pas aussi un agent de changement, un moteur de changement.

Toutes ces contradictions sont de nature à dérouter le sociologue et l'anthropologue et ont pu contribuer à les détourner du droit. Pourtant, ce sont ces contradictions même qui devraient attirer notre attention sur le droit. Car elles témoignent précisément que le droit n'est pas que pure logique ou pur [22] savoir, mais qu'il est aussi et avant tout un produit social ; que le droit et les droits sont imbriqués dans des rapports de pouvoir, qu'ils sont à la fois effet et cause d'une certaine conception de la société. C'est précisément parce qu'ils ont ce caractère à la fois fuyant et stable, clair et ambigu, simple et complexe que le droit et les droits sont intéressants pour le sociologue et l'anthropologue. C'est parce qu'ils sont posés entre les valeurs et les intérêts et qu'ils oscillent entre la répression et la libération, que le droit et les droits appellent une analyse démystifiante.

DROIT ET DÉMOCRATIE

Ce n'est pas par hasard que ces contradictions éclatent tout particulièrement dans le cadre des sociétés démocratiques. C'est que droit et démocratie sont étroitement liés et que les contradictions de la démocratie se retrouvent dans le droit, tout comme on peut aussi affirmer l'inverse. La démocratie se veut un État de droit et même une société de droit, en d'autres termes un système où les pouvoirs sont limités par le droit, où l'État se reconnaît contraignable par le droit qu'il fait et où le citoyen est censé jouir d'un égal accès à la connaissance et à la jouissance du droit, quels que soient son statut et sa fortune. La société démocratique reconnaît au droit une place privilégiée ; elle lui accorde un respect qu'on ne trouve pas dans les sociétés totalitaires, où le droit est généralement un instrument du pouvoir, qui se plie aux exigences du pouvoir et aux impératifs de la raison d'État.

Tels sont du moins les principes officiellement reconnus régissant la démocratie et son droit. La pratique est - on le verra - plus ou moins en accord avec cette image. Et une des raisons de cette divergence entre le discours officiel et la réalité réside dans le fait que la démocratie n'arrive pas à accorder sa quête de liberté pour chacun et d'égalité pour tous. Les intentions libérales et égalitaires demeurent toujours conflictuelles. Et ce conflit s'est parfaitement bien reflété dans les mutations qu'a connues le droit des pays occidentaux depuis le début du XXe siècle.

Le droit des sociétés occidentales a connu deux grandes mutations. Il n'est peut-être pas exagéré de parler de deux révolutions ; en tout cas, on peut sans conteste parler de virages. Et ces deux virages sont importants à analyser pour la sociologie, car ils éclairent les contradictions que je viens d'énoncer. Et cette analyse permet du même coup de mieux situer les rapports entre le droit et la société.

LA MUTATION SOCIALISANTE DU DROIT

Le premier virage a été d'inspiration socialisante ; il a pris son élan dans les années 1930, à l’occasion de la grande crise économique. Du point de vue [23] juridique, il a été marqué par l'inflation du droit public, c'est-à-dire de tout ce droit qui concerne les activités de l'État et les rapports entre les citoyens et l’État. Cette mutation du droit se mesure particulièrement quand on compare le programme des études en droit des années 1940 et celui d'aujourd'hui. À cette époque, la place centrale des cours était occupée par le droit civil, dont l'enseignement était centré sur le Code civil et la procédure civile, que suivait de loin le droit criminel et de plus loin encore quelques cours mineurs de droit public, tels le droit scolaire (comme on l'appelait à l'époque) et le droit du travail. Aujourd'hui, les professeurs de droit civil n'ont plus que la portion congrue, à telle enseigne qu'ils se demandent si le droit civil existe encore et surtout quelle survivance lui réserve le proche avenir. Presque tout l'espace est maintenant occupé par une grande diversité de cours de droit public : au droit de l'éducation et du travail, qui sont eux-mêmes devenus des cours considérables, se sont ajoutés une vaste série d'enseignements sur le droit de la santé, de l'environnement, de l'eau, des communications, le droit urbain, le droit fiscal, le droit administratif, et j'en passe.

Cette rapide croissance du droit public est une des conséquences des gains obtenus par les syndicats et les organismes représentant divers groupes défavorisés. Au 19e siècle, l'État libéral n'était pas inactif, contrairement à l'image qu'en veut donner un certain libéralisme ou le néo-libéralisme : il intervenait en faveur des entreprises et des grands capitalistes, pour leur faciliter l'accumulation du capital. Mais le droit n'en était pas affecté : ces interventions ne passaient pas par le législateur. C'est la transformation de l'État libéral en État-providence qui a exigé tout un train de nouvelles législations. La question se pose de savoir dans quelle mesure le droit n'a fait que suivre le mouvement interventionniste de l'État où s'il n'y a pas aussi participé ? Le cas américain est ici intéressant, car il montre comment l'évolution du droit fut un facteur essentiel de l'évolution de l'État. En effet, les premières grandes législations sociales du président Roosevelt pour parer à la crise économique du début des années 1930 furent toutes déclarées inconstitutionnelles par une Cour suprême composée de juges conservateurs qui invoquaient le fait que l'État outrepassait sa juridiction en s'ingérant dans les politiques économiques et le champ du bien-être social. La Cour suprême réussit à bloquer pendant quelque temps les réformes sociales voulues par le pouvoir politique. Il fallut attendre l'arrivée de juges favorables à l'esprit de ces législations nouvelles pour connaître les effets du New Deal du président Roosevelt. La mutation du droit fut donc un élément essentiel à la mutation de l'État et de ses politiques.

Le trait qui caractérise ce virage, c'est la montée de ce que l'on appelle "les droits économiques et sociaux". D'une manière souvent hésitante, avec bien des faux pas et des retours en arrière, le droit a évolué dans le sens de la démocratie sociale, inspirée par une certaine idée de justice distributive. Ce n'est évidemment pas par générosité, faut-il le dire. La crainte que les socialismes montants ont inspirée aux démocraties bourgeoises, la pression exercée par les syndicats et les associations ouvrières, les mouvements [24] populaires, les revendications féministes et finalement les grèves et certaines révoltes populaires ont en quelque sorte forcé la main aux législateurs et aux tribunaux. Il fallait progressivement concéder une certaine redistribution des richesses pour sauver la démocratie libérale. Le droit a servi de médium à cette évolution ; il est devenu porteur d'une intention d'égalité sociale, d'égalité d'accès aux biens et services dispensés par l'État et ses organismes.

LA MUTATION PERSONNALISTE DU DROIT

Le second virage est marqué par le mouvement qui s'est progressivement répandu de protection des droits et libertés de la personne. Protection contre qui ? Paradoxalement, protection d'abord contre l'État. Devenu interventionniste en faveur de la justice et de l'égalité, l'État peut du même coup être injuste, arbitraire, préjugé, tracassier, harcelant. La personne isolée est démunie contre l'action d'un État tout-puissant, sa défense peut être inefficace contre une bureaucratie dépersonnalisée où la responsabilité se perd comme dans les arcanes du pouvoir. Protection également contre tous les autres pouvoirs, principalement économiques, qui peuvent écraser l'individu, qu'il s'agisse d'un employeur ou d'une profession ou d'une église, voire d'un syndicat de travailleurs qui en protège certains aux dépens des autres.

Mais ce n'est pas que de protection dont il s’agit, mais aussi d'affirmation de droits et de libertés. Les Chartes ont proclamé des droits et des libertés dont peuvent se réclamer les personnes. Soit qu'il s'agisse - et la distinction est importante - de droits et de libertés attachés à la personne : liberté de parole, droit au respect de la dignité personnelle, soit qu'il s'agisse des droits économiques et sociaux qui engendrent une responsabilité de la part principalement de l'État ; droit au travail, à l'éducation, aux services de santé, à des vacances.

Ces deux virages successifs, qui se sont produits à peu de distance l'un de l'autre, portent une empreinte différente. Le premier témoignait d'une inspiration sociale : celle d'une meilleure allocation des richesses, d'une plus grande égalité pour tous. Le second est d'inspiration plus individualiste, ou peut-être devrait-on dire personnaliste : s'il ne nie pas les préoccupations d'égalité, il met davantage l'accent sur la défense des libertés de la personne. On n'a pas tort de voir dans ce double virage un mouvement croisé où le second peut paraître revenir sur certains acquis du premier et les menacer. Ainsi, au nom des droits de la personne, des mouvements d'action positive (affirmative action) se voient compromis. On découvre une fois de plus que la démocratie ne réconcilie pas facilement la poursuite de l'égalité et la recherche de la liberté. Des antinomies s'élèvent entre les deux : l'égalité exige de limiter certaines libertés - particulièrement celles de la minorité de personnes et de groupes qui ont le pouvoir de jouir de droits et de libertés aux dépens de la majorité. On assiste de même à la confrontation de droits et de libertés : les [25] fumeurs s'opposent, au nom de leur liberté, aux restrictions qu'on leur a imposées, tandis que les non-fumeurs réclament ces mêmes restrictions au nom de leur droit à la santé.

LES DROITS DE LA PERSONNE :
CONQUÊTE ET MYSTIFICATION


Ce qui ajoute aux contradictions des droits et libertés de la personne, c'est que le caractère universel qu'on invoque à leur égard et même l'appel à la nature humaine sur laquelle certains prétendent les fonder, se trouvent rudement démentis par le sort très inégal qu'on leur fait. Dans un grand nombre de pays, en cette fin du XXe siècle, les droits de la personne sont bafoués ; les incarcérations arbitraires, les meurtres politiques, les procès dérisoires, les exécutions sommaires sont des pratiques quotidiennes. Les rapports régulièrement publiés par Amnistie internationale sont un constant rappel des exactions dont sont victimes des hommes et des femmes à cause de leurs opinions politiques, de leur appartenance religieuse, ou parce qu'ils et elles sont pauvres, sans défense et sans voix.

Cette violence exercée contre tant de personnes se voit surtout dans les régimes totalitaires. Il faut reconnaître que c'est dans les démocraties libérales que la protection des droits de la personne a fait les plus grands gains. La démocratie libérale est le type de société où ont le plus de chance de se retrouver à la fois la recherche d'une plus grande égalité de tous et la défense et protection des droits fondamentaux de la personne. Mais il faut par ailleurs souligner que dans ces sociétés dites libérales, la violation des droits fondamentaux se produit de manière plus discrète, plus voilée. L'idéologie libérale cache derrière un discours généreux pour la personne de grandes inégalités qui perdurent. Songeons par exemple à l'inégalité d'accès à des services aussi élémentaires que ceux de la santé dans un pays comme les États-Unis qui prétend pourtant faire la leçon aux autres. Songeons de même à l'inégal accès à la justice dans un pays comme le nôtre, sans parler des inégalités de traitement dont la majorité des femmes canadiennes continuent de souffrir, malgré nos Chartes.

Comme le dit fort bien Claude Lefort : "L’État libéral s'est fait, en principe, le gardien des libertés civiles ; mais, dans la pratique, il a assuré la protection des intérêts dominants, avec une constance que seule put ébranler à la longue la lutte de masses mobilisées pour la conquête de leurs droits" (Lefort, 1984 :14). La juriste française, Danièle Loschak, exprime la même idée, dans une formule frappante : "Les droits de l’homme, comme l'État de droit, sont tout à la fois et indistinctement une conquête fondamentale et une mystification" (Loschak, 1984 :62). Et elle explicite sa pensée en disant qu'il s'agit même d'une "triple mystification : mystification qui s'attache à la définition des droits de l'homme en termes universels et abstraits, permettant l'occultation des phénomènes de domination et d’exploitation ; mystification qui consiste à masquer que la [26] problématique des droits de l'homme est fondamentalement politique avant d'être juridique, et que le droit est donc par lui-même impuissant à assurer le respect des droits de l'homme ; mystification inhérente à la notion d'État de droit, enfin, dès lors que prétendant lier l'État par le droit, elle aboutit à le légitimer et donc à le renforcer" (Loschak, 1984 :56).

Je voudrais m'attarder quelques instants à l'une de ces trois mystifications, car elle me paraît particulièrement importante pour les sociologues et anthropologues. Insérés maintenant dans des chartes et des constitutions, les droits et les libertés fondamentales sont entrés dans le domaine juridique. Ils sont en train de devenir un objet privilégié de débats entre juristes et de décisions par les tribunaux. Le discours juridique savant s'est en quelque sorte emparé de tout le champ des droits et libertés, avec la conséquence que les sciences sociales - même la science politique - sont jusqu'à présent exclues de ce discours. Les travaux sur les chartes et les droits de la personne sont presque exclusivement le fait des juristes. S'il est vrai que "les droits de l'homme ont besoin du droit pour exister concrètement" (Ibidem : 54), il ne faut pas par ailleurs fétichiser le droit, comme on le fait en oubliant que les lois et les chartes sont elles-mêmes un produit social et politique, que le droit exprime des valeurs et des idées qui l'ont précédé dans la société et que le droit s'élabore à travers un ensemble de rapports de pouvoir. Toute cette contextualisation du discours juridique sur les droits et les libertés fondamentales requiert que les sociologues, anthropologues et politicologues reviennent à l'analyse du droit et des droits, dans leur perspective et avec leurs appareils conceptuels et théoriques propres.

LA SOCIOLOGIE
DES SOCIÉTÉS DÉMOCRATIQUES


L'État et la société démocratiques se prêtent plus que tout autre à cette analyse. À la condition ici encore que les sociologues et anthropologues prêtent à l'analyse des constitutions démocratiques plus d'attention qu'ils et elles ne lui ont jusqu'ici portée. Je voudrais développer maintenant cette idée un peu plus loin, à partir d'un ouvrage tout récent d'Alain Touraine (Touraine, 1988). Analysant l'évolution politique et sociale récente des pays d'Amérique latine, Touraine s'interroge notamment sur les avatars et les progrès de la démocratisation. Ce qui l'amène à réfléchir sur "les conditions pour qu'existe la démocratie". Il en identifie quatre : l)”L'existence d’un espace politique spécifique", par lequel les citoyens sont reconnus tels et peuvent agir comme tels. 2) "La séparation de la société politique, espace de pluralisme et de diversité des intérêts et de l'État qui, par définition, est un". 3) "La présence consciente d'un principe d'égalité entre les individus, qui permette d'accorder à tous les mêmes droits". 4) L'existence de groupes d'intérêts reconnus et organisés de manière autonome" (Ibidem : 439-440).

[27]

Ce texte est intéressant par ce qu'il ne dit pas autant que par ce qu'il dit. Notons d’abord deux omissions remarquables. Touraine ne fait aucune allusion à la nécessité d'un droit positif approprié aux institutions démocratiques, comme s'il n'avait rien retenu de l'enseignement fondamental de Montesquieu et de Tocqueville sur ce sujet. En second lieu, il ne fait aucune référence aux libertés essentielles à la démocratie : libertés de parole, d’association, de presse, telles qu'on les trouve exprimées dans les chartes, depuis la Magna Carta anglaise de 1215, la Déclaration d'indépendance américaine, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen française de 1789, jusqu'à nos diverses chartes modernes (Rials, 1988 ; Morange, 1988). On retrouve dans ces silences une parfaite illustration du refoulement que j'évoquais tout à l'heure dans le discours des sciences sociales sur le droit.

Ce que dit Touraine, d'autre part, ouvre la voie à la perspective sur laquelle je voudrais conclure cet exposé : à savoir que le thème de la société démocratique (et non seulement de l'État démocratique) est celui où peuvent le mieux se rejoindre la sociologie et la philosophie politique et sociale, l'analyse du vécu et la réflexion sur un idéal. Nous plaçant d'abord sur le versant de la sociologie des sociétés démocratiques, je veux souligner que, si l’on complète les quatre conditions énoncées par Touraine en leur associant l'analyse du droit et des droits, des perspectives analytiques particulièrement fertiles s’ouvrent à nous. Dans la dynamique de la démocratie, le droit apparaît sous trois visages. Il est d'abord définisseur : il détient le discours le plus autorisé dans lequel s'expriment les quatre conditions évoquées par Touraine. C'est lui, par exemple, qui définit le sujet de droit en tant que citoyen, son espace politique, le statut, les limites et les contraintes de l'État, les droits de chaque citoyen et citoyenne à l'égalité, la liberté enfin des groupes d'intérêts. En second lieu, le droit est un enjeu important dans les luttes sociales : les corps et les groupes en présence cherchant tous à faire parler le droit en leur faveur, à l'incliner dans le sens de leurs intérêts. C'est ce qui explique l'importance politique et sociale, dans les démocraties, de l'action du législateur et des interventions des tribunaux, les deux principaux producteurs de droit. En troisième lieu, le droit est étroitement associé aux rapports de pouvoir et aux luttes de pouvoir. L'analyse sociologique permet ici de démystifier l'image d'un droit et d'un État de droit qui seraient au-dessus des luttes de pouvoir, seuls capables de les arbitrer d'une manière objective et détachée. Dans la démocratie plus qu'en toute autre société, le droit et l'État font partie des rapports de pouvoir, ils en sont un élément actif ou passif, un facteur. Je dirais à ce sujet que les sociologues et anthropologues ont trop identifié le droit à ses seules fonctions répressives, par conséquent à la sociologie du contrôle social. En réalité, la sociologie du droit s'inscrit avant tout dans une sociologie des pouvoirs (Rocher, 1986).

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QUELLE DÉMOCRATIE ?

Ces dernières remarques nous amènent finalement sur le versant philosophique : dans quelle démocratie ? La société démocratique demeure l'utopie (dans le sens positif du terme) sociale la plus riche, si on la définit comme étant l’entreprise commune des membres d'une société pour gérer leur vie collective en recherchant la plus grande équité pour tous dans le respect des libertés de chacun et chacune. La réalisation de cette utopie démocratique est toujours partielle et précaire, parce qu'elle est contrariée par bien des obstacles. C'est à travers des luttes constantes que des libertés sont protégées et que des inégalités sociales et économiques sont réduites. Mais ces conquêtes de la justice demeurent toujours fragiles car les rapports de pouvoir demeurent toujours déséquilibrés en faveur d'une minorité de possédants qui garde toujours un accès privilégié aux leviers des pouvoirs politiques et économiques. C'est cet état de luttes qui explique qu'on voit les démocraties devenir de plus en plus corporatistes, c’est-à-dire que les intérêts des personnes sont exprimés par des grands corps hiérarchisés, depuis la base jusqu'à un sommet capable de parler à l'État, qu'il s’agisse des syndicats, des associations de consommateurs, des regroupements de femmes, des mouvements écologistes, et ainsi de suite. Même les intérêts de la personne sont représentés et défendus par des organismes corporatifs.

Le corporatisme hiérarchique des sociétés démocratiques m'apparaît la menace la plus sérieuse à leur vitalité dans l'avenir prochain. Ce qui m'amène à souhaiter une démocratie horizontale, qui fasse le pendant à cette verticalité de la démocratie corporatiste. J'entends par démocratie horizontale celle qui impliquerait ce que Georges Gurvitch appelait tous "les paliers en profondeur" de la société. La démocratie politique, telle qu'elle est aujourd'hui pratiquée, privilégie à l'excès les pouvoirs centraux. Pourtant un grand nombre de décisions touchant la vie quotidienne des citoyens et des citoyennes se prennent dans les instances politiques beaucoup plus près d'eux et d'elles, notamment les gouvernements municipaux et scolaires, et peut-être un jour ceux des institutions de santé et des services sociaux, qui opèrent dans l'indifférence générale de l’électorat et de l'opinion publique. La démocratie ne connaîtra une nouvelle maturité que lorsqu'elle engagera la participation active d'un nombre croissant de citoyens et citoyennes à tous les niveaux de prise de décision.

Voilà un défi de l'avenir où le sociologue et le citoyen réunis peuvent trouver ample matière à leur réflexion et à leur action.

[29]

BIBLIOGRAPHIE

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[30]

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VAUGHAN, Ted R. et Gideon SJOBERG (1986) : "Human Rights Theory and the Classical Sociological Tradition", Sociological Theory in Transition, sous la direction de Mark L. Wardell et Stephen P. Turner, Boston, Allen et Unwin, ch. 9, pp. 127-141.



Retour au texte de l'auteur: Guy Rocher, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le dimanche 17 janvier 2021 14:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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