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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Claude RYAN, “Pouvoir religieux et sécularisation.” In ouvrage sous la direction de Fernand Dumont et Jean-Paul Montminy, Le pouvoir dans la société canadienne-française, pp. 101-109. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1966, 252 pp. Troisième colloque de la revue Recherches sociographiques du Département de sociologie et d'anthropologie de l’Université Laval. [Le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis Dion, nous a accordé, le 2 juillet 2017, son autorisation de diffuser en libre accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[101]

Le pouvoir dans la société canadienne-française.

III. LES STRUCTURES DU POUVOIR SOCIAL

 “POUVOIR RELIGIEUX
ET SÉCULARISATION
.”

par
Claude RYAN

Je n’ai pas la prétention de suivre ici une démarche sociologique rigoureuse. On attend d’un journaliste surtout des observations qui collent à la réalité quotidienne. Je voudrais tracer un portrait de la situation présente du chef religieux et ecclésiastique dans la société canadienne-française, à la lumière du phénomène de sécularisation que l’on a pertinemment relié au titre de ma communication.

Il faudrait s’entendre d’abord sur une définition du concept de pouvoir. À quelque domaine qu’on l’applique, l’idée de pouvoir se prête en effet à des interprétations très différentes. J’hésite cependant à aborder ce problème de crainte de verser dans des considérations purement théoriques. Identifions pour l’instant le pouvoir religieux avec les chefs religieux et ecclésiastiques : il sera toujours temps d’élargir le débat.

Nous avons connu dans notre milieu le chef religieux dans deux rôles principaux. Nous l’avons connu comme chef d’une société religieuse où il était l’autorité à peu près incontestée. Nous l’avons connu également comme chef social, comme guide exerçant souvent, dans des matières non directement reliées à la religion, une influence aussi grande sinon plus étendue que les chefs temporels eux-mêmes. Je voudrais, à la lumière de certains phénomènes récents de sécularisation, examiner comment se présente actuellement la situation du chef religieux sous chacun de ces deux aspects principaux.

I. LE CHEF ECCLÉSIASTIQUE
COMME CHEF RELIGIEUX


Il eût été irréel, il y a à peine quelques années, de s’interroger sur la place du chef ecclésiastique à l’intérieur de la société proprement religieuse. Il était entendu pour tout le monde que le rôle du chef ecclésiastique était de diriger ; il n'y avait là-dessus aucune discussion. Un regard attentif sur les développements survenus à l’intérieur de l’Église catholique depuis une génération suggère cependant, même à cet égard, d’importantes constatations :

L’aire d’influence du chef religieux, même dans la société religieuse, est beaucoup plus circonscrite que naguère. Le sermon dominical, la [102] direction spirituelle, la visite de paroisse, servaient jadis de prétexte pour aborder à peu près tous les sujets. Aujourd’hui, l’opinion accepte plus difficilement les excursus. Le public ne résiste pas toujours ouvertement quand le curé ou le vicaire s’indignent du haut de la chaire contre les journalistes, contre le rapport Parent ou contre une autre influence extérieure réputée dangereuse. Cela ne veut pas dire que le public approuve nécessairement tout ce qu’on lui présente. Le citoyen moyen manifeste plus de discernement qu’autrefois, même dans les matières religieuses. Il a très souvent assez d’information et d’expérience pour savoir qu’en bien des matières l’opinion du prêtre qui lui parle du haut de la chaire est celle d'un docteur privé, pas nécessairement celle de toute l’Église.

Dans les domaines qui relèvent en propre de la société religieuse, l’autorité des chefs ecclésiastiques n’est plus aussi absolue. Les laïques sont plus critiques qu’autrefois à l’endroit, par exemple, de la qualité de la prédication et de l'enseignement religieux. Ils sont plus intéressés à vérifier la validité des décisions que prend l’autorité ecclésiastique. On a même vu, ces dernières années, des laïques exercer une très grande influence même sur des décisions pastorales. On pourrait citer à titre d’exemples l’influence qu’ont eue des laïques sur des orientations pastorales dans des diocèses comme ceux de Saint-Jérôme, de Saint-Jean et de Montréal.

La multiplication des disciplines ecclésiastiques et la liberté accrue dans le mouvement des opinions ont favorisé l’accroissement de l’influence des « docteurs privés », c’est-à-dire des spécialistes dans les disciplines religieuses, des experts et même de ceux qui sont les témoins d’expériences charismatiques ou pneumatiques que n’a pas toujours devinées ou comprises l’autorité régulière. En matière de dogme, par exemple, les évêques qui ont participé à Vatican II ont pu constater qu’ils étaient pour la plupart des docteurs aux ressources plutôt limitées. Ils ont dû s’adjoindre de véritables experts qui les aidèrent souvent à se retrouver dans les débats très techniques qu’engendrait tel ou tel passage de l’un ou l’autre des documents conciliaires.

Dans un bon nombre de localités de notre milieu, il existe désormais des équipes intellectuelles de bonne qualité. Ces équipes (nous sommes toujours au plan religieux) se tiennent souvent à une certaine distance du pouvoir ecclésiastique. Cela ne veut pas dire qu’elles refusent de collaborer avec celui-ci ou qu’elles sont dans la moindre disposition d’insubordination à son endroit, mais il semble que ce soit une loi inhérente à un certain genre d’engagement. J’ai observé ce phénomène quand j’étais naguère dans l’action catholique. Il m’arrivait de visiter des séminaires où l’on trouvait une équipe intellectuelle très forte chez les professeurs. Cette équipe se tenait à une certaine distance de l’évêché ; elle élaborait une pensée qui n’était pas toujours immédiatement comprise par l’autorité vivant de l’autre côté de la rue. Nous avons ainsi actuellement, dans un [103] bon nombre de diocèses, des équipes sacerdotales ou religieuses de très bonne qualité intellectuelle qui gardent leur autonomie par rapport à l’autorité ecclésiastique et qui exercent une influence originale au sein de la communauté chrétienne. Ce phénomène engendre une diversification des influences qui est loin d’être une menace à l’unité bien comprise.

Les hommes les plus influents au sein du clergé sont désormais ceux que j’appellerais des éducateurs spirituels, c’est-à-dire ceux qui ont reçu et cultivé des dons d’éducateurs dans leur action soit auprès des prêtres soit auprès des laïques. Le pur maître de doctrine, l’administrateur, le canoniste, le promoteur, l’organisateur passent désormais au deuxième rang. Celui qui est appelé à exercer le plus d’influence dans l’Église de demain est l’éducateur, l’animateur. C’est parmi ces derniers que la hiérarchie sera de plus en plus appelée à renouveler ses cadres au cours des prochaines années ; c’est d’ailleurs ce qui s’est produit dans certains pays d’Europe qui ont vécu avant nous des expériences assez semblables à celles que nous connaissons depuis peu.

Une très importante conséquence découlera à long terme du Concile et cette conséquence affectera la vie intérieure de la communauté chrétienne. Ce sera la restauration progressive de la dimension collégiale dans le gouvernement des diocèses. Dans le diocèse de Paris, l’évêque a décidé de s’entourer d’un collège presbytéral dont les membres seront presque tous choisis, c’est-à-dire élus de manière régulière, par les prêtres de chaque région. J’ai l’impression que ce genre d’institution collégiale sera inévitablement appelé à se développer dans la vie de nos églises diocésaines ; ce n’est qu’alors que les conclusions du Concile dans le sens de la collégialité revêtiront un sens pleinement concret. Tout ceci pour conclure que, même sur le plan de la société proprement religieuse, le chef ecclésiastique n’est plus le maître exclusif comme il l’était il y a à peine vingt ans. Il n’a plus le droit de s’imaginer qu’il peut tout contrôler seul et qu’il peut encore disposer des trois-quarts de son temps pour exercer une influence dans le domaine de l’éducation, de la législation sociale, etc. Avec cette recherche d’une authenticité plus grande dans le domaine proprement religieux qui est une caractéristique de l’aggiornamento conciliaire, les chefs ecclésiastiques sentiront peser sur eux une plus grande exigence de qualité dans tout ce qu’on attend d’eux sur le plan strictement religieux.

II. LE CHEF ECCLÉSIASTIQUE COMME CHEF SOCIAL

Nous avons connu, au Canada français, le prêtre dans les rôles les plus variés. Nous l’avons connu comme recteur d’université, comme supérieur de collège, comme commissaire d’école, comme principal d’école [104] normale, comme fondateur de syndicat ouvrier ou de caisse populaire, comme directeur d’agence de bien-être social, comme organisateur de loisirs, comme professeur de latin ou de physique, comme orienteur professionnel, comme arbitre de conflits sociaux, comme auteur de législation sociale, comme gardien attitré de la moralité publique, et que sais-je encore.

Le prêtre et ses entreprises jouissaient très souvent dans le passé d’une protection spéciale de la part des chefs civils. Le prêtre pouvait compter sur des exemptions généreuses d’impôts et de charges fiscales. Il avait aussi accès, très souvent, à des formes d’aide gouvernementale ou paragouvernementale qui étaient plus difficilement accessibles aux laïques. En retour, il livrait, disait-on, des services à un coût qu’on estimait inférieur à celui qu’eût entraîné un régime d’initiatives purement laïques. De cette situation, il existe encore bien des survivances. Cependant, nous avons assisté ces dernières années à des mutations profondes à propos desquelles je voudrais vous soumettre un certain nombre d’observations.

Le prêtre qui intervient dans une question de nature non religieuse est de plus en plus considéré comme un citoyen à l’égal des autres. Il arrive souvent, par exemple, que des prêtres adressent aux journaux des lettres destinées à la publication. De manière générale, nous traitons ces correspondants sur le même pied que les correspondants laïques. Certains prêtres qui vivent encore sous l’impression que l’ancien régime continue se scandalisent, au début, de ce qu’ils considèrent comme de la persécution ; la plupart comprennent cependant très bien ce nouveau climat.

De même, nous traitons avec équité mais sans préjugé les affaires de nature judiciaire pouvant impliquer des clercs ou des religieux. Ces affaires sont plus fréquentes que par le passé. Naguère, l’autorité civile, avant de procéder, consultait l’autorité ecclésiastique et était très heureuse de pouvoir, quand c’était humainement possible, étouffer l’histoire. Je sais d’expérience que dans certains cas-types qui se sont présentés ces dernières années, l’autorité ecclésiastique n’a cherché en rien à soustraire au bras de la justice certains de ses collaborateurs qui avaient pu se rendre coupable de délits jugés criminels aux yeux du droit séculier.

Deux questions ont tendu à échapper considérablement à l’autorité morale du clergé depuis quelques années mais n’en demeurent pas moins confuses à l’heure actuelle a cause de leur caractère mixte. Je veux parler des questions relatives à l’éducation et des questions relatives au mariage, en particulier à la fécondité conjugale.

Dans le premier cas, le pouvoir civil a nettement pris l’initiative. On peut dire qu’aujourd’hui il a en général la direction et la responsabilité des décisions. Dans le deuxième cas, certaines disciplines connexes comme la médecine, la psychologie, ont désormais une autorité plus grande que le sacerdoce. Il n’en reste pas moins que la conscience des gens sur ces deux [105] questions n’est pas complètement satisfaite de solutions purement séculières. L’opinion accepterait difficilement de voir le facteur religieux simplement exclu ou relégué à un rôle purement secondaire dans des domaines comme ceux-là. Dans le domaine de l’éducation, on pouvait prévoir, il y a quelques mois, l’éventualité de nouveaux affrontements entre le pouvoir civil et le pouvoir ecclésiastique. Ces nouveaux affrontements semblaient devoir porter non plus sur des principes de fond, comme ce fut le cas lors de la discussion du Bill 60, mais sur des modalités concrètes comme, par exemple, les étapes à prévoir dans l’élaboration des programmes d’enseignement religieux, la place de la vie religieuse dans les écoles, le rôle dévolu à l’autorité religieuse dans la supervision de l’enseignement et de la vie religieuse dans les institutions scolaires, etc. Nous nous sommes contentés jusqu’à maintenant, dans ces questions délicates, de règlements qui étaient plutôt des ententes à l’amiable. Il est permis de se demander si nous n'évoluerons pas, dans un avenir plus ou moins rapproché, vers des solutions de type plus formellement concordataire.

Le prêtre directeur d’école normale, le prêtre directeur de caisse populaire ou le prêtre directeur d’un syndicat : autant d’images que nous rencontrons de moins en moins fréquemment. Nous rencontrons cependant beaucoup de prêtres qui sont encore supérieurs de collège, professeurs spécialisés, organisateurs de loisirs ou aumôniers de syndicats ou de coopératives. Je voudrais examiner chacun de ces cas afin de scruter ce que l’avenir nous réserve :

a) Dans le cas des supérieurs de collège, sauf pour les collèges qui deviendront à proprement parler des séminaires, je ne pense pas que la situation présente puisse continuer indéfiniment. Je conçois mal un prêtre occupant une position patronale dans des négociations syndicales avec les employés d’une maison d’enseignement qui est financée de plus en plus largement à même les fonds de l’État. Je vois mal le clergé gardant indéfiniment et statutairement les postes de direction dans des maisons qui sont de plus en plus confiées à des corps professoraux formés en majorité de laïques.

b) En ce qui touche les professeurs spécialisés, il serait contraire à la tradition de l’Église et aux normes d’un sain humanisme de vouloir éliminer complètement de cette catégorie les prêtres. L’Église, au cours de son histoire, a toujours respecté et mis en valeur les talents naturels de ceux de ses membres qui s’engageaient dans le sacerdoce. Elle sera d’autant plus portée à le faire dans l’avenir prochain que la présence directe de prêtres individuels dans certains secteurs vitaux de l’activité humaine apparaîtra à un nombre croissant d’hommes d’Église comme un élément essentiel de rayonnement spirituel pour l’Église et de santé tout court pour plusieurs prêtres.

c) Quant aux prêtres organisateurs de loisirs, je dirais qu’aussi longtemps que ce secteur restera fondé principalement sur le principe du [106] bénévolat et sur des normes de rémunération très peu exigeantes, on continuera d’y trouver un assez bon nombre de prêtres et de religieux. Dès que les pouvoirs publics assumeront toutes leurs responsabilités et que le travail dans ce secteur tendra à se professionnaliser davantage, on verra automatiquement diminuer le nombre de prêtres qui y sont présentement engagés à plein temps.

d) Quant à la fonction d’aumônier auprès de coopératives ou de syndicats, auprès de cercles de l’U.C.C. ou de caisses populaires, on constate depuis quelques années une nette diminution de son influence réelle. Je me demande depuis assez longtemps si cette fonction a encore sa raison d’être. Je suis porté pour ma part à répondre par la négative. Cela est d’autant plus plausible, en particulier dans le cas des syndicats ouvriers, que le régime légal actuel, favorisant le monopole syndical, accentue en même temps l’obligation pratique pour les syndicats de se situer, au point de vue idéologique, à un niveau strictement minimal qui soit acceptable à tous leurs membres. Il y aurait profit, pour l’Église, à grouper en quelques instituts libres et dynamiques voués à la recherche et à l'éducation les quelques prêtres compétents qu’elle possède dans le domaine social et qui sont présentement employés, d’une manière un peu trop dispersée, à des tâches souvent disparates, ambiguës et stérilisantes, à l’intérieur des syndicats ou de certaines coopératives.

4. On a tendance, dans certains milieux, à considérer le fait que les registres de l’État civil sont tenus par des prêtres comme un vestige d’une ancienne autorité qui n’aurait plus aujourd’hui sa raison d’être. On attribue également à ce fait les lenteurs que l’on constate dans le règlement du problème de l’enregistrement civil purement laïque. On attribue également à ce fait les hésitations que manifeste encore le Québec à adapter sa législation en matière de divorce et de mariage aux mœurs des hommes d’aujourd’hui.

5. Je distinguerais deux ordres de problèmes. Je ne vois pas pourquoi l’État se priverait de recourir à l’aide peu dispendieuse du clergé des différentes confessions pour l’enregistrement de certains actes civils, lorsque ceux-ci coïncident avec des actes religieux tout à fait fondamentaux pour les membres de l’une ou l’autre confession. Je ne vois pas pourquoi on refuserait, d’autre part, de mettre sur pied des services entièrement civils à l'intention de ceux qui veulent s’en prévaloir. J’établirais enfin clairement que le fait pour une personne d’avoir été, disons, baptisée ou mariée par un prêtre, ne devrait préjuger en aucune manière de l’attitude du législateur à l’endroit de ce même citoyen dans les phases ultérieures de son existence.

En matière civile et sociale, il est plus exact de parler aujourd'hui, à propos du rôle du clergé, d’influence plutôt que de pouvoir proprement dit. [107] Je ne crois pas beaucoup, quoi qu’on dise, au pouvoir réel des conversations privées qu’un certain premier ministre disait tenir chaque semaine avec l’archevêque de Montréal. L’un et l’autre de ces personnages sont en réalité au service d’intérêts très différents. Aucun ne peut facilement aliéner son autorité propre dans le secteur qui est le sien au profit d’une amitié personnelle ou d’une camaraderie qui lui suggérerait des concessions faciles. Entre les deux pouvoirs, il existe telle chose que la médiation de l’opinion publique. C’est celle-ci qui détermine de plus en plus, en définitive, la norme approximative des solutions susceptibles de découler d’entretiens publics ou privés entre les deux pouvoirs.

Dans le cas du Bill 60, le gouvernement a dû, malgré certaines attitudes assez téméraires adoptées au début par quelques-uns de ses membres importants, reculer sur certains points essentiels. Les évêques, de leur côté, n’ont pas formulé, à la fin du débat, la moitié des demandes qui figuraient dans leur premier projet de déclaration.

Pourquoi ces déplacements d'accent d’un côté comme de l’autre, sinon parce qu’on avait senti, en suivant le débat public, qu’on ne pourrait pas emporter tout ce qu’on eût peut-être souhaité ? Les chefs ecclésiastiques, si l’on fait exception pour le Bill 60, sont demeurés dans l’ensemble étonnamment discrets, ces dernières années, en matière sociale. Les jours où le cardinal Villeneuve, Mgr Desranleau et Mgr Courchesne fulminaient du haut de leur chaire contre les écoles neutres, les clubs neutres, le syndicalisme international ou les initiatives de T.-D. Bouchard, ne sont plus guère que des souvenirs. De même, à supposer que ce pouvoir existe encore, le nombre de questions sur lesquelles le clergé peut réellement faire trembler un gouvernement est plutôt très limité.

Mais j’ai l’impression que nous vivons actuellement un moment de pause qui ne durera pas indéfiniment. Avant longtemps, on peut s’attendre à ce que les évêques et les chefs ecclésiastiques, découvrant à leur tour la valeur tonifiante de l’opinion publique dans une société vivante, acquièrent une nouvelle manière de s’adresser à l’opinion sur des thèmes sociaux ou culturels qui ont des répercussions spirituelles ou morales. C’est la voie qu’a suivie l’épiscopat français. Cet épiscopat intervient aujourd’hui de temps à autre sur de grandes questions d’actualité. Il a acquis, pour le faire, une sorte de style nouveau d’intervention que n’ont pas encore réussi à définir les évêques dans notre milieu, sauf naturellement quelques exceptions notables.

6. Le régime d’exemptions fiscales dont jouirent longtemps les membres et les œuvres du clergé était certes une expression de l’attachement de notre société pour les valeurs religieuses. Il fut le plus souvent accordé aux autorités ecclésiastiques, sans même que celles-ci aient à en formuler la demande. Il exprimait un désir assez spontané des laïques. Mais le régime avait pris une telle extension qu’il témoignait aussi à sa manière de la puissance considérable du clergé et des communautés dans notre vie collective.

[108]

À la suite des mesures qu’a prises depuis un an le Ministère provincial du Revenu et devant la perspective d’autres mesures comme celles qu’a préconisées le Rapport Bélanger, nous nous acheminons, dans ce secteur, vers un équilibre plus satisfaisant. Dans quelque temps, il ne sera plus possible d’affirmer, avec ou sans preuve, que les initiatives ecclésiastiques fleurissent dans notre milieu aux dépens des intérêts légitimes de la société civile. Il restera toutefois un grave problème : celui de l’ensemble des biens matériels du clergé et des communautés religieuses. L’opinion ne se satisfera probablement pas d’une seule normalisation du régime fiscal. L’opinion tant chrétienne que laïque exigera que les situations financières et administratives soient mises au jour d’une façon plus claire. Si la hiérarchie voulait prendre l’initiative, de concert avec les chefs des communautés religieuses, de conduire elle-même une enquête impartiale sur cette situation et d’en communiquer loyalement les résultats à l’opinion publique, elle prendrait les devants d’une manière constructive et aiderait aussi, indirectement, les responsables temporels à voir plus clair dans les solutions qui relèvent de leur autorité.

Comme guide social et moral de la collectivité, le prêtre n’a plus l’influence de jadis dans notre milieu. L’éducateur dans son école, le chef syndical dans son groupement, le commentateur et le chef d’information dans leur journal, le chroniqueur de radio ou de télévision, l’universitaire ou le spécialiste dans leurs disciplines respectives, jouissent présentement d’une influence supérieure à celle du prêtre dans notre société. Cela m’amène à deux conclusions dont chacune pourrait faire l'objet d’une communication complète mais que je voudrais quand même évoquer brièvement :

Je suis assez frappé par la manière plutôt paisible dont s’effectue la transition d'un âge à un autre. On ne saurait dire que nous assistons à une révolution des laïques contre les clercs. Il y a beaucoup de clercs qui sont en faveur de changements comme ceux dont nous avons parlé ; il y a beaucoup de laïques qui sont contre ces changements. Les lignes exactes de partage ne sont pas faciles à définir. J’ai toutefois l’impression que dans le clergé en général, il y a un malaise. Le prêtre moyen n’entretient plus comme autrefois de dialogue avec ceux qui préparent et prennent les décisions dans l'ordre temporel. Certains prêtres qui ont eu la chance de recevoir une formation plus poussée jouissent sûrement de ce genre de contacts, même dans le contexte nouveau, mais le prêtre ordinaire, qui autrefois était proche des centres de décisions de notre société, n’est plus capable aujourd’hui d’expliquer comment fonctionne cette société nouvelle. Il est un peu perdu, il se pose beaucoup de questions, parfois avec angoisse, parfois avec un optimisme qui demeure serein, mais dans l’ensemble il est incertain et un peu désorienté.

Nous avons parlé uniquement dans cette communication du pouvoir religieux en tant qu’incarné dans les chefs ecclésiastiques. Ce [109] qui est vraiment fondamental, ce n’est toutefois pas cet aspect limité du problème : c’est la question du pouvoir que l’idée religieuse elle-même exerce ou n’exerce pas sur les décisions et les comportements des citoyens et des institutions.

Je garde l’impression que le pouvoir de l’idée religieuse elle-même demeure assez considérable. Je ne dispose d’aucune information, même approximative touchant les différents milieux sociaux, les groupes d’âges, les différentes régions, etc. Je crois néanmoins que, dans l’ensemble, l’idée religieuse garde dans notre milieu un pouvoir de séduction très grand. Je voudrais mentionner quelques secteurs qui seront probablement, à cet égard, l’objet de remises en question au cours des toutes prochaines années.

Notre syndicalisme d’inspiration chrétienne connaîtra probablement avant longtemps un problème analogue à celui qu’a connu la C.F.T.C. en France.

Dans nos universités, le problème de l’orientation chrétienne de ces institutions a été soulevé clairement ces derniers mois. Il m'apparaît probable qu’il sera difficile de maintenir à ce niveau une confessionnalité rigide comme celle que nous avons connue depuis un siècle.

On se posera également des questions au sujet de l’orientation de nos caisses populaires. Dans le milieu même des caisses populaires, l’opinion demeure très fortement favorable au maintien d’une inspiration officiellement chrétienne. Je ne serais pas étonné, toutefois, que ce secteur fût rejoint, tôt ou tard, par des courants d’opinion qui circulent désormais avec beaucoup de force dans le milieu.

Je voudrais enfin noter, par souci de réserve, que les idées sont loin d’évoluer aussi vite dans le milieu réel, c’est-à-dire parmi la population moyenne, que dans les milieux intellectuels et universitaires. Certains universitaires s’imaginent trop facilement qu’une conclusion est acquise parce que quelques universitaires sont tombés d’accord. Le sentiment conservateur demeure très fort dans notre milieu québécois. Il ne charroie pas que du mauvais. Il incarne aussi certaines valeurs positives. Il ne se laissera pas emporter comme de la paille au vent. Certains progrès récents dont nous aimons à nous vanter sont peut-être plus superficiels que réels. Ils sont passés dans les lois. Sont-ils vraiment passés dans les mentalités ?

Claude Ryan
Le Devoir, Montréal.


[110]

COMMENTAIRE

par
Claude CORRIVAULT

Me bornant à un aspect des incidences de la sécularisation sur le pouvoir religieux, j’aimerais m’interroger sur les problèmes que pose le retrait progressif de l’Église de l’organisation sociale de notre société.

I

Tous les observateurs de notre société, sociologues ou historiens, ont été unanimes à constater la pauvreté de notre organisation sociale. Les témoignages de Léon Gérin et de Hughes sont là-dessus très probants. Ce phénomène explique notre très faible tradition d’action sociale. Ce n’est, en effet, qu’à la fin du XIXe siècle que l’on éprouva le besoin d’orienter notre action collective vers d’autres voies que la politique ou l’idéologie nationaliste. Quelle était la situation de notre société au moment où, avec l’arrivée de l’industrialisation et de l’urbanisation, la « question sociale » s’est posée dans notre milieu ? Les problèmes étaient, de soi, assez semblables à ceux que des mécanismes identiques ont créés ailleurs : le salariat, les conditions de travail, de nouvelles formes de pauvreté auxquelles ne répondaient plus les formes traditionnelles de relations sociales et d’entraide. Au sujet des mœurs, une certaine unanimité avait toujours régné. Au sujet des idéologies, la contestation a pu exister entre pouvoirs qui se disputaient la suprématie. , Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, après une période d’hésitation, l’Église mit en place un ensemble d’organisations, d'« œuvres sociales » comme on les appelait alors. Pendant plus de cinquante ans, elle en assura la survie. De sorte qu’elle a prétendu être en tout un foyer de valeurs collectives. C’est ce qui lui a permis sans doute de prolonger dans des mouvements très divers (le syndicalisme, les coopératives, les sociétés nationalistes, les organisations de jeunesse, etc.) l’action plus directement doctrinale qu'elle diffusait dans des organismes de formation comme l’A.C.J.C., l’Ecole sociale populaire, l’Action sociale catholique.

On comprend facilement qu’un pareil type d’institution ait été amené à proposer à notre société une vision globale du monde. Non seulement l’Église a-t-elle contribué à créer les différents éléments d’organisation sociale qui incarnaient des idéologies partagées par la majorité (idéologie agricole, idéologie colonisatrice, par exemple), mais elle se présenta comme la valeur polarisante autour de laquelle l’unanimité devait pénétrer toutes les couches de la société. Des formes d'action sociale qui seraient nées dans une société pluraliste auraient pu s’inspirer de philosophies très différentes. Tandis qu’ici, nous avons connu une remarquable intégration des orientations des organisations sociales. Comme l’écrivait récemment Fernand Dumont, « l’Église fournissait un squelette et une conscience à une société impuissante à se donner par elle-même l’un et l'autre. » [1]

Je ne voudrais évoquer rapidement ici que deux exemples : celui du syndicalisme catholique et celui du bien-être. Les témoignages sont nombreux qui nous révèlent comment, dans l’esprit des autorités religieuses et [111] dans celui de militants laïcs, le mouvement syndical catholique d’alors s'est défini en fonction d’une vision globale de la société très marquée par la religion : subordination des intérêts matériels aux exigences du salut ; amour fraternel et harmonie dans les relations entre les différents agents économiques ; etc. Parmi les textes très nombreux que j’ai recueillis, je voudrais n'en citer que trois. L'abbé Hébert reconnaît, en 1921, que « le but premier du syndicat, c’est l’amélioration de la condition matérielle de ses membres ». Mais il ajoute aussitôt :

« Comme cette amélioration reste subordonnée au salut supérieur des âmes, ce serait mal comprendre l’intérêt des ouvriers que de travailler à soulager leur sort en mettant en danger leur foi ou en les exposant à manquer à leurs obligations morales et religieuses. C'est pour cela que dans la recherche de son but, dans le choix de ses moyens, dans l’emploi de ses procédés, le syndicat catholique doit harmoniser ses activités avec les principes de la morale catholique. » [2]

De son côté, Esdras Minville écrivait en 1939 :

« Le syndicalisme, prétendent les Catholiques, ne saurait opposer une résistance sérieuse au socialisme et au communisme qu’à la condition de se vouer énergiquement à la défense des trois assises fondamentales de la sociologie humaine : Dieu, famille, patrie... trois points vitaux de l’ordre social. »

et plus loin :

« ... Si le syndicalisme doit être, en même temps qu’une force, une discipline et un facteur d’ordre, ... il faut alors qu’il s’insère dans l’organisme social non pour le détraquer et le bouleverser mais pour en assurer le fonctionnement plus harmonieux. L’ordre et la paix sociale sont des biens auxquels les ouvriers eux-mêmes doivent tenir comme à la condition même de leur propre prospérité. » [3]

Enfin, un permanent syndical affirmait dans une récente entrevue :

« C’était comme chrétien, comme apôtre, comme missionnaire que je remplissais mon rôle, mais ce n’est plus confessionnel, on sent que c’est moins une mission, qu’on travaille plutôt sur une base matérielle. » [4]

Nous retrouvons la même attitude dans notre perception traditionnelle des problèmes du bien-être. Dans les Bureaux des pauvres du régime français, dans les comités paroissiaux du début du XIXe siècle, dans les diverses œuvres confessionnelles, il n’y avait de place que pour quelques laïcs charitables et dévoués. Nous sommes dans une société où l’autorité religieuse organise et fait jouer les solidarités traditionnelles : la piété familiale et la générosité communautaire.

[112]

Pour le bien-être — tout aussi bien d’ailleurs que pour le syndicalisme — il faut retenir la remarque de Guy Rocher :

« C’est peut-être à cet état de fait que l'on pourrait rattacher notre mentalité et nos attitudes touchant la pauvreté et la richesse. Sans trop la caricaturer, on pourrait grossièrement décrire cette mentalité en disant que nous avons eu tendance à considérer la richesse comme un don de Dieu dont les bénéficiaires doivent user pour le plus grand bien de leur âme, c’est-à-dire en distribuant une partie aux pauvres, et la pauvreté comme une grâce de Dieu qui facilite l’accès du Ciel et permet aux riches de faire quelques bonnes actions. Plus peut-être que dans aucun autre milieu, nous avons été persuadés qu’il y aura toujours des pauvres parmi nous et qu’il est bon qu’il en soit ainsi. La vue providentielle des choses, qui caractérise assez bien notre mentalité religieuse, s’accommodait parfaitement de cette définition de la pauvreté. Mais le sens de la justice sociale y trouvait peu de prise. Les revendications sociales risquaient d’apparaître comme un désordre introduit par l’homme dans les desseins de Dieu. » [5]

II

C’est à ce niveau des valeurs collectives que la sécularisation pose des problèmes.

Nous sommes tous d’accord pour préférer une société sécularisée à la société traditionnelle telle que nous l’avons connue au Canada français. Mais qu’est-ce qu’une société sécularisée ? On peut, je crois, la définir comme une société où les institutions fonctionnent dans leur autonomie et selon la spécificité proprement humaine des problèmes dont elles s’occupent. À une société sécularisée se pose quand même une question fondamentale : comment provoquer une certaine unanimité ? Non pas une unanimité des idéologies, mais une unanimité par rapport à certaines valeurs fondamentales sur lesquelles peuvent s’appuyer les grandes formes d’action collective (politique de développement, politique du bien-être, action syndicale, etc.). Jusqu’à très récemment, l’Église a justement joué ce rôle, avec cette nuance capitale que non seulement elle prétendait définir des valeurs fondamentales mais qu’elle voulait les mettre en forme d’idéologies systématiques et dominantes.

Voilà, me semble-t-il, le grand problème que pose la prise en charge des fonctions sociales naguère assurées par l’Église. Autour de quelles valeurs pouvons-nous recréer une image de nous-mêmes en tant que communauté sociale ? En d’autres termes, une vision du monde qui se reconstituerait dans un syncrétisme de définitions idéologiques partielles peut-elle avoir une valeur de polarisation et créer une cohérence culturelle suffisante ?

Retournons aux deux exemples cités tout à l’heure. Le syndicalisme, libéré de son attache confessionnelle qui l’intégrait en quelque sorte à une définition unitaire de la société, ne sera-t-il pas continuellement tenté de devenir l’agent et le porteur d’une plate idéologie d’égalité dans l’opulence ? Les responsables du bien-être ne seront-ils pas tentés de définir celui-ci en fonction d’une vision technocratique où la rationalité et l’efficacité dans la stratégie et les techniques viendraient en conflit avec les images que les individus se font du pourquoi et du comment du bien-être ?

Il me semble qu’une vision du monde centrée sur l’opulence ou la rationalité, pour ne mentionner que ces deux exemples, ne peut apporter [113] que des réponses partielles, souvent contradictoires, à une société qui doit se recréer une image d’elle-même aussi bien dans sa conscience que dans ses structures sociales.

Je voudrais souligner un dernier aspect du problème qui touche de la façon la plus directe l’exercice du pouvoir. La religion, en tant que valeur commune, se concrétisait dans une éthique qui légitimait la contrainte nécessaire à l’exercice de tout pouvoir, quel qu’il fût : valeur d’autorité, valeur de générosité, esprit de sacrifice, etc. C'est ce qui, dans l’ancien contexte religieux, donnait une telle force à la contrainte et à ceux qui détenaient le pouvoir. La rationalité n'aura jamais, à mon sens, la même faculté d’être concrètement perçue comme valeur par la majorité, comme fondement du pouvoir.

Une société qui n'a pas de mécanismes de définitions de valeurs communes risque d’être une société stationnaire où tout le monde a raison mais où il n'y a pas de politique commune, ou encore, une société totalitaire où le pouvoir se charge d'imposer à tous des valeurs collectives. Le problème essentiel, en définitive, est de savoir comment, dans l’actuel processus de sécularisation, notre société va remplacer les anciennes valeurs par de nouvelles et quels mécanismes joueront dans ce processus de remplacement.

Claude CORRIVAULT
Département de sociologie et d’anthropologie,
Université Laval.

[114]



[1] Fernand Dumont, « Sur notre situation religieuse », Relations, février 1966, 302, L’Église au Québec, 37.

[2] Abbé Edmour HEBERT, « Le syndicalisme catholique, ses principes, son esprit », Semaines sociales du Canada, 1921, Montréal, 1922, L'Action paroissiale, 128.

[3] Esdras MINVILLE, La législation ouvrière et te régime social dans la Province de Québec, Etude préparée pour la Commission royale des relations entre le Dominion et les provinces. Appendice n° 5, Ottawa, 1939, 98.

[4] Claude BEAUCHAMP, Le permanent syndical de la Confédération des syndicats nationaux, thèse de maîtrise. Département de sociologie et d’anthropologie. Université Laval, Québec, 1966, 92.

[5] Guy Rocher, « Réflexions sociologiques sur le service social au Canada français », Service social, 1, janvier 1960, 62.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 12 novembre 2017 18:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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