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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Céline Saint-Pierre, “Informatisation et disciplinarisation du travail: du fouet au logiciel en passant par l'O.S.T.” Texte d'une intervention publié dans les Actes du Colloque de l'ACSALF de 1984, Le contrôle social en pièces détachées, pp. 33-46. Montréal: Les Cahiers de l'ACSALF, no 30, 1985, 263 pp. [Autorisation accordée par Mme Saint-Pierre le 14 juillet 2003]. [Autorisation accordée par l'ACSALF le 20 août 2018 de diffuser tous les actes de colloque de l'ACSALF en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[33]

Le contrôle social en pièces détachées.
Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1984.
Première partie
PROBLÉMATIQUES

Informatisation et
disciplinarisation du travail :
du fouet au logiciel
en passant par l’O.S.T
.”

Par Céline SAINT-PIERRE

Département de sociologie, Université du Québec à Montréal

Introduction [33]
Forces productives et rapports de production : éléments d’une contradiction à revoir [34]
Informatisation et disciplinarisation du travail [39]
Conclusion [43]

Introduction

Les discussions récentes sur la place et l'impact des nouvelles technologies reliées à la micro-électronique dans l'organisation de la production de la sphère marchande ont surtout mis l'accent sur le repérage de leurs effets sur l'emploi et la restructuration des tâches. La problématique qui permet cet exercice est fondée principalement sur la thèse qui veut que l'introduction de ces nouvelles technologies réponde d'abord et avant tout à des objectifs économiques d'accumulation du capital par un accroissement de la productivité fondé sur la rationalisation de la production. Ce qui prévaut dans cette approche est la saisie du rapport économique et des formes d'exploitation qui le sous-tendent. La centralité du rapport économique y est reconnue et conséquemment la domination économique est la forme principale qui marque les rapports sociaux propres aux sociétés capitalistes. Les autres formes de domination - sexuelle, patriarcale, technologique, politique et idéologique - retrouvent leur spécificité à travers la compréhension du rapport de domination économique et y sont considérées sous l'angle de leur subordination directe.

L'hypothèse de “l'autonomie relative des autres niveaux de la formation sociale" [1] ayant compensé pendant plusieurs années à l'absence de conceptualisation de la spécificité de multiples formes de rapports sociaux et de leur articulation propre, ne nous apparaît plus, quant à nous, encore être mise de l'avant de façon sérieuse et soutenue. Les féministes ont, à notre avis, contribué de façon magistrale à soulever le voile de ce déterminisme économique par leurs études sur le patriarcat comme forme spécifique d'oppression liée au rapport de domination des hommes sur les femmes et dont la disparition ne passe pas nécessairement par la résolution du rapport d'exploitation et de domination économiques propres à la sphère marchande des sociétés capitalistes. Si les formes de domination patriarcale et sexuelle sont à considérer comme éléments structurants des rapports économiques de production, il ne faut pas cependant faire l'économie de l'analyse de leur spécificité et de leur articulation aux autres formes de  [34] rapports sociaux. À l'appui de notre propos, nous renvoyons à l'examen des sociétés du "socialisme réel" où la résolution des rapports d'exploitation économique n'a pas conduit à la disparition des rapports de domination patriarcale, ni des rapports de domination idéologique et politique, bref à la disparition des classes sociales.

Notre réflexion et notre recherche s'inscrivent dans cette démarche globale de mise à jour de problématiques plus adéquates pour rendre compte de la spécificité des diverses formes de domination et des rapports sociaux qui les sous-tendent dans les sociétés capitalistes développées. Nous nous intéressons plus particulièrement aux rapports de domination dans les entreprises de production de biens matériels et de services et aux formes qu'ils prennent dans l'organisation des procès de travail et dans la mise au travail de masses d'individus. Nous cherchons à comprendre de façon plus serrée comment ces rapports fonctionnent dans cette phase d'implantation de la micro-électronique et d'informatisation des procès de travail dans les usines et les bureaux.

Nous ne pouvons, dans le cadre de cette intervention [2], développer de manière exhaustive tous les éléments qui doivent s'imbriquer dans cette problématisation. Nous tenterons cependant de mettre de l'avant certaines propositions qui pourraient servir de base à un tel travail. Elles devraient permettre de construire une grille d'interprétation des données recueillies à travers les études de terrain que nous sommes à réaliser. En ce sens, l'analyse du procès d'informatisation est un prétexte pour une réflexion que nous voulons plus large et plus globale.

Forces productives et rapports de production :
éléments d’une contradiction à revoir


Pour bien comprendre le cheminement qui est le nôtre, il est nécessaire de faire quelques rappels. Pour Marx, tous les conflits majeurs dans l'histoire ont leur origine dans le développement de la contradiction entre les forces productives et les rapports de production. Dans cette contradiction, les forces productives constituent l'élément moteur de sa dynamique ; par ailleurs, la mise à jour des lois qui fondent leur développement ne fait pas partie du processus de compréhension des rapports sociaux. La "nature" est [35] considérée dans un rapport d'extériorité à la "société" et l'histoire pour Marx est celle des modes d’appropriation de la nature par l'homme. C'est le mode d'appropriation même qui permet de distinguer les divers modes de production ; la forme d'appropriation quant à elle permet de définir les rapports de production qui fondent les classes sociales. Conséquemment, les forces productives sont objet et enjeu de cette lutte pour l'appropriation et Marx, comme tout un courant de pensée qui s'y rattache, situe celles-ci dans une relation d'extériorité aux rapports de production. De plus, les forces productives et notamment la science et la technologie figurent pour ce courant, au premier rang de la force de frappe qui permettra la transition ou le passage au socialisme. [3]

Pourtant, Marx s'est employé dans son immense travail de critique de l'économie politique à démontrer comment tous les concepts de base de cette théorie étaient marqués par l'idéologie bourgeoise. Mais lorsqu'il s'est agi de discuter des forces productives, de leur développement et de leur conceptualisation, Engels tout comme Marx en demeurèrent au niveau des premières apparences et le travail de critique théorique ne fut jamais amorcé.

"Avec ce résultat, que la théorisation marxiste concernant les éléments objectifs du procès immédiat de la production capitaliste est, habituellement et très logiquement, réduite à la croyance que ces éléments constituent déjà et en tant que tels, la base potentielle du socialisme.

En ce sens, une perspective critique fondée sur le matérialisme historique est secondarisée par rapport à une approche téléologique de la “technique" et c'est pour cette raison qu'une critique de la technologie présuppose la rupture avec cette idéologie qui peut être, à juste raison, qualifiée de technicisme[4]" (traduction CSP)

Ce qui signifie, dans cette perspective marxiste, que si le développement technologique prend des formes particulières selon les différents modes de production, il n'en porte cependant pas les traces ; au contraire, il transcende [36] ces rapports et les détermine d'une certaine manière. C'est cette interprétation par tout un courant de pensée qui a permis de qualifier de techniciste, l'approche marxiste de la technologie.

Cette approche a aussi été celle de Lénine. Reprenant les principes du taylorisme pour les appliquer à toute l'organisation de la production dans les usines soviétiques, il n'a jamais été question pour lui d'une incompatibilité ou d'une contradiction entre les objectifs de l'Organisation scientifique du travail (O.S.T.) et ceux du socialisme mais plutôt d'une simple adaptation des premiers aux seconds. La rationalité scientifique considérée comme principe de développement des technologies de production n'est pas questionnée dans ses fondements et encore moins entrevue comme idéologie.

Cependant, à la suite de la critique par Lukacs du technicisme de Boukarine [5], plusieurs membres de l'école de Francfort tels que Horkeimer, Adorno, Marcuse et Habermas ont effectué d'importants travaux qui ont permis de prendre une distance critique vis-à-vis de l'approche techniciste de développement de la technologie. Pour eux, le fondement de la critique réside d'abord dans la critique de la "raison instrumentale". Marcuse a fait de l'attaque à la rationalité technologique, l'objet de sa thèse sur l'unidimensionnalité [6]. Selon lui, le rapport de domination n'opère pas uniquement au moment de l'application de la technologie et dans ses modes d'utilisation, mais bien au moment même de la conception d'une part, et de la construction d'autre part, de tout l'appareillage qui les supporte.

Gorz [7] et Braverman [8], quant à eux, ont amorcé l'étude des formes d'organisation du travail comme formes d'organisation du rapport de domination du Capital sur le Travail. Ils ont surtout tenté de démontrer que ces formes d'organisation du travail reproduisent dans l'entreprise les rapports de production propres à la société toute entière. Stephen Marglin [9] est l'un de ceux qui a poussé le plus loin dans son analyse des formes d'organisation de la production propres à la fabrique, l'opposition à l'approche techniciste ou encore au déterminisme technologique. Pour lui, ce sont les rapports de production qui constituent le pôle déterminant de la contradiction entre les forces productives et les rapports de production. D'où, selon Marglin, les formes d'organisation du travail ne répondent aucunement aux exigences des technologues ou à leur efficacité productive mais [37] principalement aux objectifs de la mise en forme du rapport politique Capital-Travail dans l'entreprise, c'est-à-dire aux objectifs d'appropriation de la plus-value par les capitalistes. La réalisation de cet objectif nécessitera donc la mise en place de modes d'extorsion de sur-travail auxquels répondront les diverses formes d'organisation du travail : certaines visant principalement l'extorsion de la plus-value absolue (extensive) et d'autres, la plus-value relative (intensive).

Pour Stephen Marglin, dans les premières manufactures, la division du travail fondée sur la parcellisation des tâches de conception et d'exécution répondait davantage à la nécessité pour les capitalistes de s'assurer du contrôle politique de la production en mettant les ouvriers dans l'incapacité d'exercer cette fonction. Ceux-ci, dépossédés des connaissances nécessaires et des qualifications appropriées pour recomposer les procès de travail et effectuer un ensemble de tâches intellectuelles et manuelles, entraient dans un rapport de soumission réelle au Capital : non seulement par l'extorsion du sur-travail et donc de la plus-value, mais aussi par l'extorsion du savoir et des connaissances appropriées au procès de travail.

Dans les premières manufactures, les techniques de surveillance et la discipline vont amorcer ce processus de soumission ou de subordination réelle. Jean-Paul De Gaudemar [10] dans son livre L'ordre et la production analyse les diverses formes d'organisation du travail qui ont marqué le passage du féodalisme au capitalisme industriel. Tout comme Marglin, ses thèses s'opposent aux théories néo-classiques, notamment à celle de Smith, et au courant du déterminisme technologique dans le marxisme [11]. À titre d'exemple, mentionnons que pour les néo-classiques, c'est la machine à vapeur qui a conduit aux formes d'organisation du travail de la manufacture et de la grande industrie et non l'inverse, comme pourrait le soutenir Marglin.

L'hypothèse de De Gaudemar peut se résumer ainsi : l'organisation du travail et les formes diverses qu'elle prendra serviront davantage à mettre les gens au travail et à les y maintenir qu'à proposer des formes efficaces de production et d'accroissement de la productivité. Dans la foulée de cette proposition, les formes d'organisation du travail, comme le taylorisme, ne peuvent plus être envisagées uniquement comme des moyens d'extorsion et de maximisation de la plus-value relative. Ce qui est au centre de tous ces [38] systèmes d'organisation du travail, c'est le contrôle politique du procès de travail assuré par la discipline capitaliste. C'est à la formalisation de ces différentes formes de discipline que s'est employé De Gaudemar. Il a distingué quatre cycles disciplinaires que je rappellerai brièvement pour les besoins de notre argumentation :

a) le cycle panoptique propre à la première phase d'expansion capitaliste au début du XIXe siècle et pendant laquelle les formes de contrôle du procès de travail sont empruntées aux modèles disciplinaires de l'armée et de la famille : sujétion directe, physique, et contrôle direct par des maîtres qui n'ont aucune compétence technique. La discipline est davantage "une technique de surveillance qu'une technique d'usage des corps au travail" [12]. La longueur de la journée de travail est une mesure disciplinaire de surveillance du travailleur et non pas uniquement une mesure économique d'extorsion de la plus-value absolue.

b) la seconde phase d'expansion du capitalisme est caractérisée par un cycle de disciplinarisation extensive. Les formes de disciplines coercitives propres au pré-capitalisme sont abandonnées et transformées radicalement. Il s'agit de diminuer les coûts rattachés au contrôle de la main-d'oeuvre et d'améliorer l'insertion des masses de travailleurs tout en augmentant la productivité et le pouvoir de contrôle. La construction de cités ouvrières permettra d'étendre cette capacité de contrôle à la vie hors travail. En disciplinarisant la vie hors travail, on contrôlera la vie au travail et, à cette époque, toute une stratégie de moralisation sociale se mettra en place.

c) le cycle de discipline machinique suivant est celui par lequel l'introduction du machinisme assurera la mise en place de formes disciplinaires axées sur l'usage de la force de travail. Le travailleur intériorise des normes de production qui lui apparaissent comme des nécessités objectives des procès de travail. C'est là le grand apport du taylorisme du point de vue du Capital. En même temps, l'O.S.T. permettra de briser la résistance ouvrière en neutralisant les qualifications ouvrières, notamment les métiers, et en introduisant le contrôle sur les temps de production. Cependant, là où la "morale paternaliste" et l'idéologie de la rationalité scientifique ne fonctionnent plus, la disciplinarisation se fait plus subtile. Elle renvoie à des formes d'organisation du travail fondées sur [39] la délégation de pouvoir telles que cela se retrouve dans les équipes semi-autonomes. Des travailleurs exercent eux-mêmes le contrôle sur les autres travailleurs, sur la production et sur les normes de production.

d) le cycle de discipline contractuelle renvoie à la contractualisation du rapport salarial et à la fonction de régulation des organisations syndicales comme mode de disciplinarisation du travail et de contrôle sur les modalités de paiement des salaires.

L'analyse de De Gaudemar, à la suite de celle de Marglin, nous démontre que la loi de la valeur ou que le procès de valorisation du capital ne peuvent se comprendre sous l'angle unique de l'extorsion de la plus-value.

Celle-ci repose aussi sur la réalisation de conditions permettant l'extorsion du sur-travail, c'est-à-dire sur la mise au travail de masses d'individus dans des formes précises d'encadrement. Cette mise au travail est assurée par une disciplinarisation des producteurs directs qui renvoie à la spécificité du rapport politique de domination dans l'entreprise, c'est-à-dire aux moments de la constitution de l'exercice du rapport de domination de la classe capitaliste sur les travailleurs et les travailleuses dans l'entreprise. Cette problématique met l'accent sur une distinction réelle entre les conditions d'exercice du rapport de domination politique d'une part et les conditions de réalisation du rapport d'exploitation économique d'autre part. Conséquemment, il peut arriver que la nécessité du maintien du rapport de domination à travers différentes formes d'organisation du travail se constitue en obstacle à l'accroissement de la productivité et enraye ainsi le procès de valorisation du capital. On retrouve là, à notre avis, une partie de l'explication de la crise des années 70, appelée aussi crise du fordisme ou crise du procès de valorisation du capital. Non seulement doit-on parler de baisse de la productivité et donc de diminution du taux de profit mais aussi de crise de légitimité du rapport de domination politique dans l’entreprise. La rationalité scientifique dans la production apparaissant maintenant sous son jour politique.

Informatisation et disciplinarisation du travail

L'histoire de la disciplinarisation du travail qui dure déjà depuis plus [40] de deux siècles est en fait l'histoire de la subordination de milliards d'individus aux impératifs de la société industrielle. Le recours à la force physique empruntant en cela aux techniques répressives du bagne et de la caserne militaire en passant par le contrôle des temps et mouvements tel que proposé par l'Organisation Scientifique du Travail pour en arriver à l'autocontrôle fondé sur l'intériorisation des normes de production par les travailleurs et travailleuses sont autant de formes concrètes du double processus de subordination réelle du Travail aux règles du Capital, d'une part, et de domination du Capital sur le travail, d'autre part.

Nous fondant sur l'argumentation qui a été développée précédemment, nous faisons l'hypothèse suivante : l'informatisation du travail liée à la diffusion de la micro-électronique comme outil de production dans les usines (robotique) et dans les bureaux (bureautique), tout en répondant à des objectifs de valorisation du capital, intervient aussi comme mode de disciplinarisation de la force de travail physique mais surtout de la force de travail mentale et intellectuelle des producteurs/utilisateurs. La forme la plus visible de cette disciplinarisation est le contrôle du rendement rendu possible, même pour les activités intellectuelles, par l'introduction de la surveillance électronique. Les technologies de la micro-électronique permettent d'appliquer les principes de rationalisation du travail propres à la production industrielle à des zones de production dans lesquelles le travail est difficilement quantifiable à des tâches précises dans la définition de leur contenu.

En ce sens, la micro-informatique et les logiciels succèdent d'une certaine manière au fouet des premières manufactures et au chronomètre de Taylor en reprenant les fonctions de contrôle sur l'usage de la force de travail et sur son rendement quantitatif et qualitatif. L'œil électronique a remplacé l'œil du maître et du superviseur mais il est plus pernicieux ; ce qui s'explique par le fait que l’informatisation du travail et les technologies qui l'accompagnent portent plus que jamais les stigmates de la neutralité scientifique et de la rationalisation technique.

Avec la supervision électronique et la programmation des manières de travailler disparaîtra la forme concrète ou l'expression tangible du rapport de domination dans l'entreprise, à savoir le contremaître et le cadre surveillant. [41] Plus que jamais la norme de rendement, la performance ou manière de travailler, se présentent aux travailleurs et travailleuses sous la forme de normes techniques ou d'exigences reliées au mode de fonctionnement de la machine. La codification des normes de production et des savoirs requis laisse difficilement entrevoir qu'elle est aussi codification des rapports économiques de production et des rapports de domination. L'idéologie techniciste intervient comme médiation symbolique pour masquer ces rapports.

Il nous semble pertinent, pour bien comprendre le fonctionnement de cette idéologie, de privilégier dans l'analyse, la variable sexe et de vérifier si cette idéologie fonctionne de la même manière pour les hommes et pour les femmes confrontés dans leur travail à l'utilisation de ces technologies car dans la phase actuelle d'informatisation, ce sont les femmes surtout qui y sont confrontées puisque ce sont elles qui se retrouvent massivement dans les emplois dits de bureau et présentement en voie d'automatisation. Peut-être est-ce là une voie pour approfondir ou du moins vérifier les fondements de ce phénomène que l'on a désigné comme étant la résistance féminine aux disciplines mathématiques et qui semble vouloir persister depuis des siècles.

Avec l'implantation de la micro-électronique, les bureaux vivent maintenant le passage d'une discipline paternaliste à une "discipline machinique" soutenue par la médiation de l'idéologie de la rationalité scientifique et du technicisme. Par ailleurs, la phase d'informatisation extensive que vivent actuellement les sociétés capitalistes développées confirme cette tendance qu'Habermas a qualifiée de “scientificisation de la technique" [13] "Il en résulte", écrit-il, "une perspective selon laquelle révolution du système social paraît être déterminée par la logique du progrès scientifique et technique" [14]. Nous ne ferons pas ici l'analyse du discours sur le virage technologique tel qu'il apparaît dans les textes officiels du Gouvernement du Québec, mais nous croyons qu'il constitue un bon exemple de cette perspective.

À l'examen des modes d'implantation de la micro-électronique, des principes de décomposition-recomposition des tâches et des procédures de comptabilisation du rendement, surtout dans les entreprises du secteur [42] tertiaire, l'hypothèse formulée précédemment, à savoir que l'informatisation de la production peut aussi être considérée comme une forme de disciplinarisation du travail, semble se confirmer. Il en découle que l'enjeu principal, à cette étape-ci, sera aussi l'assujettissement du travail intellectuel aux divers échelons de la production, c'est-à-dire au niveau des tâches de conception que l'on vise à subordonner à une rationalité unique.

Par extension, la division dite scientifique du travail conduit à une déqualification et à un assujettissement du travail intellectuel dont l'objet se définit en bonne partie comme production scientifique. Le serpent se mordrait-il la queue... C'est à ce dernier aspect du processus qu'il faudra porter attention dans les années qui viennent en s'inspirant, à notre avis, des propos de Bahr pour qui :

"Once numerical and data processing has passed through a corresponding development, giving rise to a fixed structure of partial operations in scientific activity, the qualifications of the scientific will almost totally lose their current form of the scientist's own quasi-handicraft private property. Research and discovery will be impossible without real control over private-property in the "mean of thought". The proletarianization of the scientific intelligentsia will then only be delayed through wage differentials and privileges". [15]

Dans cette perspective, les classes sociales sont redécoupées par le jeu particulier de ce qu'il appelle avec d'autres, "la logique de la production". Celle-ci brouille la conscience des producteurs, y compris celle des scientifiques, en ce sens qu'elle les a conduits, d'une part, à rejeter la forme subjective du rapport de domination et, d'autre part, à accepter cette domination lorsqu'elle prend la forme d'expertise et de nécessité objective. Ce qui renvoie, dans ce dernier cas, à la légitimation de contraintes technologiques et terminologiques, à l'acceptation d'une nécessité abstraite de productivité, d'exigences administratives et bureaucratiques mais aussi et surtout à la destruction des capacités humaines de communiquer et [43] d'interagir de manière émotive et non rationnelle. [16]

C'est en ce sens que nous parlons de processus de déqualification et d'assujettissement des activités de connaissance et de production intellectuelle des individus. L'informatisation de la société pourrait être définie comme une phase d'industrialisation de la production et de la circulation sociales de la connaissance requise pour la production des biens en général mais aussi pour la production de la connaissance elle-même. Cette industrialisation est fondée sur un processus de séparation entre les moyens de production de la pensée (“means of thought") tels les laboratoires, les bibliothèques, les ordinateurs pour le traitement de données d’une part et le pouvoir de produire la pensée ("thought power") d'autre part [17].

A notre avis, les laboratoires et instituts de recherche des sociétés industrielles développées que Touraine a qualifiées de sociétés post-industrielles voire de sociétés programmées [18] seront de plus en plus pour les intellectuels et les travailleurs scientifiques ce qu'ont été les manufactures pour les hommes de métier au XIXe siècle : séparés des moyens de production puis dépossédés du contrôle sur leur procès de travail, ils seront de plus en plus assujettis à des normes précises de production dans l'accomplissement de tâches parcellisées requérant des qualifications professionnelles très circonscrites. Cette proposition demeure encore à l'état d'hypothèse et demandera à être vérifiée par l'étude de situations concrètes.

CONCLUSION

La problématique que nous tentons d'élaborer vise à contrer à la fois le déterminisme technologique et l'économicisme. C'est donc dire, qu'à notre avis, il y a place pour un mode alternatif d'informatisation du savoir -c'est une hypothèse qui reste à vérifier- parce que les forces productives, dont la technologie, n'intériorisent pas complètement la logique de la production propre à un mode de production donnée, et ne sont pas seulement le reflet des rapports de production qui lui sont propres. Elles conservent, dans une certaine mesure qu'il nous appartient de cerner par l'analyse, une indépendance par rapport aux lois ou principes qui marquent la dynamique des rapports de production.

[44]

Cette, possible alternative réside aussi dans la conscience des scientifiques et des techniciens de l'informatique d'occuper une place stratégique dans les rapports de production. Si leur autonomie d'action dans les entreprises est déjà entamée, leur subordination réelle n'est, par ailleurs, pas encore complétée : la production de logiciels et de micro-ordinateurs demeure encore une inconnue pour beaucoup de dirigeants d'entreprises et d'investisseurs mais aussi pour la grande majorité des opérateurs et opératrices actuelles et potentielles.

Il est un fait qu'actuellement la production du matériel (hardware) ou de l'équipement de même que sa circulation-vente sont soumises aux règles et au contrôle capitalistes. Il n'en va pas encore de même pour la production et la circulation-vente des logiciels (software). Pour l'instant, ce sont les travailleurs-producteurs qui contrôlent les savoirs requis et les manières de produire un peu à la manière des artisans, puis des hommes de métier dans les manufactures du XIXe siècle et du début de ce siècle Les grands enjeux de la prochaine étape se situeront autour du contrôle des activités intellectuelles de production mais aussi du contenu des produits. Cela pourrait se faire suivant le même principe tayloriste de subdivision des tâches et de quantification du travail afin de mieux mesurer la performance et de mieux contrôler les producteurs et leur production. C'est l'étape-clé du processus de disciplinarisation du travail et des travailleurs qui fait son chemin depuis près de deux cents ans ; c'est aussi l'un des enjeux stratégiques majeurs qui se joue sur la scène du virage technologique des années ‘80.

Nous espérons que ces quelques préliminaires et réflexions permettront d'amorcer une analyse rigoureuse de la spécificité du rapport de domination politique dans les procès de production mais aussi de ce que nous pourrions appeler la domination technologique. À l'heure de l'informatisation de la société, le repérage de cette forme de domination nous apparaît des plus urgent.

Céline Saint-Pierre
Sociologie
Université du Québec

[45]

NOTES

[46]



[1] POULANTZAS, N, Pouvoir politique et classes sociales. Paris, Maspéro, 1968.

[2] Le temps nous étant imparti, dans le cadre de ce panel, ne nous le permet pas.

[3] Voir à ce sujet, les travaux de Charles Bettelheim et de Louis Althusser et la thèse de la révolution scientifique et technique.

[4] REINFELDER, M., "Introduction : Breaking the Spell of Technicism”, in Slater, Phil (ed.), Outlines of a Critique of Technology. London, Ink Links, 1980, p. 12.

[5] LUKACS, G., “Technology and Social Relations", New Left Review. 39, p. 29. Cité par Monika Reinfelder.

[6] MARCUSE, H. L'homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1964.

[7] GORZ, A, Critique de la division du travail, Paris, Seuil, Coll. Points, 1973.

[8] BRAVERMAN, H., Travail et capitalisme monopoliste, Paris, Maspéro, 1976.

[9] MARGLIN, S. "What do bosses do ? The Origins and Functions of Hierarchy in Capitalist Production". Review of Radical Political Economy. 6, 1974.

[10] DE GAUDEMAR, J.P., L'ordre et la production, Paris, Dunod, 1982.

[11] ENGELS, F. On Authority, publié par Marx, Engels, Basic Writings in Politics and Philosophy. New York, Doubleday and Co., 1959, p. 483.

[12] DE GAUDEMAR, op-cit., p. 21.

[13] HABERMAS, J., La technique et la science comme idéologie. Paris, Gallimard, p. 43.

[14] HABERMAS, J., op. cit.. p. 45.

[15] BAHR, H.D., "The Class Structure of Machinery : Notes on the Value Form", in Slater, Phi), (ed) Outlines of a Critique of Technology. London, Ink Links, 1980, p. 120.

[16] Lire à ce sujet, l'article de Bahr cité précédemment.

[17] BAHR. H.D.. op. cit.. p. 138.

[18] TOURAINE, A, Production de la société, Paris, Seuil, 1974.



Retour au texte de l'auteur: Céline Saint-Pierre, sociologue Dernière mise à jour de cette page le samedi 18 avril 2020 16:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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