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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Les rapports culturels entre le Québec et les États-Unis. (1984)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Claude Savary, Les rapports culturels entre le Québec et les États-Unis. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1984, 353 pp. [Livre diffusé en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 25 mai 2021.]

[9]

Les rapports culturels entre le Québec
et les États-Unis.

Avant-propos

Les études sur les rapports entre le Québec et les États-Unis paraissent avoir été généralement orientées vers deux pôles. D’une part, on s’est livré à la prospection d'influences, plutôt conçues comme nocives, et dont on voulait dénoncer de dangereuses conséquences. Cette attitude comportait des émotions ambivalentes : craintes relatives à une influence envahissante ainsi qu’à diverses formes d’aliénation [1] en même temps que le sentiment d’une nécessité d’emprunter. D’autre part, on a procédé à la confection de bilans des rapports politiques et économiques, pour décrire une situation, mais d’une manière abstraite et statique. La nature de ces bilans est telle que l’accent y est mis sur les rapports officiels qui renvoient ordinairement à des politiques et à des ententes gouvernementales.

Néanmoins, il est clair que dans le passé la relation avec les États-Unis a aussi été perçue et étudiée autrement, c’est-à-dire plus concrètement et, en quelque sorte, « objectivement » et froidement. C’est le cas, par exemple, des analyses d’Edmond de Nevers (1896 et 1900), d’Errol Bouchette (1906) et des travaux publiés en 1941 par Gustave Lanctôt [2]. Plutôt que d’être saisi au travers d’activités diplomatiques ou institutionnelles, ou approché du point de vue d’une morale, le fait est alors envisagé comme une donnée de l’histoire. De cela témoignent, plus près de nous encore que les études que j’ai mentionnées, les Essais sur le Québec contemporain publiés en 1953. Le texte de Jean-Charles Falardeau, qui clôt cet ensemble d’essais, manifeste une telle conscience de la situation. En se référant simultanément au développement économique et à la géographie, il préfigure cette certitude que nous ressentons aujourd’hui, celle d’être entraînés dans un mouvement planétaire [3]. Il s’agissait d’une saine reconnaissance de l’histoire et de ses enjeux, déjà explicités comme des défis qu’on essaie de comprendre plus que comme des menaces. Un énoncé comme celui-ci le suggère : « De fait, le processus fondamental de notre société dont traitent directement ou indirectement les études de ce volume et dont l’industrialisation ne fut en définitive qu’une des manifestations est celui de l’américanisation [4] ».

Mais pourquoi s’attarder à des rapports culturels ? Il faut d’abord spécifier, car la méprise est si courante, qu’il ne sera pas ici question de relations culturelles conçues comme des « échanges », comme une diffusion et une circulation de produits (livres, disques, revues, tournées de troupes de théâtre, etc.). Parmi tous les sens que l’on donne au mot culture, il faut retenir son sens anthropologique, soit l’ordre des normes, des valeurs, des comportements, de l’action et de l’organisation de l’existence. Il est ici proposé que c’est à ce niveau plus « totalisant », où les réactions sont globales et concrètes, celui de la culture au sens anthropologique, qu’il sera pertinent de se placer. Ce qu’il peut y avoir d’imprécis dans cette approche trouve sa contrepartie positive dans le fait qu’elle permet d’appréhender tous les aspects d’un ensemble. Et, par ailleurs, si les données économiques et politiques cessent d’être abstraites et ont pour nous quelque pouvoir de motivation ainsi que leur signification entière, n’est-ce pas parce qu’elles sont reprises sur un [10] autre registre qui est celui de la culture ? Si ce n’est pas le cas, quel peut bien être le sens des décisions que nous prenons et des connaissances que nous possédons ? Après avoir d’abord relaté une évolution économique, c’est d’un tel point de vue que se plaçait Jean-Charles Falardeau pour la résumer :

C’est contre certaines formes de cette civilisation urbaine et américaine fondamentalement antinomique avec sa philosophie de la vie et sa philosophie tout court, que le Canada français oppose opiniâtrement l’affirmation de son identité religieuse et culturelle. Là réside le vrai drame de notre société [5].

À maints égards, une compréhension analogue de leur situation est devenue commune à toutes les petites et les moyennes nations et même à certaines grandes nations de la planète. Elle relève de ce que Jacques Berque appelle les « trois contradictions de l’ère industrielle [6] ». En même temps, nos sciences sociales se délestent de leur socio-centrisme. On se souviendra des admonestations de Wright Mills, demandant que « l'État-nation » soit pris comme « unité significative », tout en remarquant que « le meilleur de la sociologie actuelle, ce sont les recherches à l’échelle des grandes régions du monde », et que :

il est vrai que tous les États-nations n’ont pas le même pouvoir de créativité historique. Certains sont si petits et tellement tributaires des autres, qu’il faut étudier les Grandes Puissances pour comprendre ce qui s’y passe [7].

Sans doute, un cadre d’analyse fort élaboré pourrait être construit en faisant fond sur un grand nombre d’indications du genre de celles qui précèdent. Du reste, je l’ai noté plus haut, il y a là des attitudes et des perceptions qui sont fort anciennes et qui entraient déjà dans une interprétation des faits. Mais en avions-nous mesuré toute la portée ? Cela a-t-il marqué nos enseignements et nos recherches d’une manière significative ? Nous sommes-nous engagés dans une étude systématique des États-Unis ? En tout cas, pour prendre un exemple, on n’en voit pas beaucoup de traces dans ce qui s’est écrit récemment sur nos idéologies, bien qu’il paraisse y avoir dans cette conjoncture historique matière à comprendre ces idéologies. On découvre quelquefois avec étonnement une scission de notre société : une partie tournée vers la France alors que l’autre l’est vers les États-Unis. Pourtant, dans les Essais sur le Québec contemporain de 1953, ce clivage entre les « intellectuels » et la population sautait déjà aux yeux de l’observateur :

Il semble, écrivait-on, qu’au fur et à mesure que cet avant-garde croît en nombre et en sagesse, l’écart s’élargit entre elle et la masse de la population. On croit voir s’ouvrir une paire de ciseaux [8].

Un des objectifs des textes qui sont ici présentés est d’examiner des questions et des problèmes de ce genre, d’étudier le passé sous l’angle des rapports, [11] entendant par là non pas les rapports officiels, mais les représentations de la société, et au-delà, la réalité [9]. Bien sûr, cela n’exclut pas les jeux d’influences des États-Unis sur le Québec. Mais ces influences n’ont pas seulement été reçues ; elles ont aussi provoqué des confrontations, des processus originaux d’assimilation. Plus encore, ces deux sociétés ont évolué de manières à la fois semblables et différentes ; on a donc fait place à la comparaison.

Donc, il s’agit d’examiner des questions et des problèmes, et, dans la perspective qui vient d’être décrite, de faire un bilan de la recherche sur ces questions et ces problèmes, et de proposer des avenues pour de futures recherches. Mais cela implique aussi, on le verra, une étude systématique de la société américaine. En effet, l’idée de rapport culturel peut se préciser dans une réflexion sur le développement culturel : ainsi, écrira Michel de Certeau, « c’est le contact ou la confrontation avec une autre société qui rend possibles dans la société originaire des hypothèses véritablement neuves » et « cette rencontre avec un autre monde, avec une autre société, est la condition d’un possible renouvellement interne à chaque société [10] ». La conséquence est qu’il importe de connaître cet « autre monde ».

* * *

Par la variété des aspects étudiés, les contributions qui sont ici présentées résistent à la synthèse. Je me bornerai à décrire rapidement des contenus. D’abord celui d’une première série portant sur des « perspectives historiques, des origines à la Deuxième Guerre mondiale ». Ensuite, celui d’une deuxième, sur « quelques problèmes d’aujourd’hui ». Enfin, je résumerai ce qui s’est dit dans deux tables rondes portant sur des questions spéciales.

Perspectives historiques, des origines
à la Deuxième Guerre mondiale


Pour commencer, un exposé confère déjà à l’ensemble de l’histoire quelques-uns de ses aspects durables : celui de Cameron Nish sur « l’étude comparative de la colonisation du continent américain : colonies françaises, britanniques et espagnoles », suivi d’un commentaire de Denys Delage. Nish retrace l’évolution du phénomène selon les situations démographiques, politiques et militaires des métropoles européennes, s’arrêtant à des explications des lieux d’implantation et au jeu de divers hasards. Delage, quant à lui, replace les trajectoires des sociétés colonisatrices dans le système économique mondial, c’est-à-dire dans la transition vers le capitalisme, en portant aussi son attention sur la question amérindienne. Son analyse le conduit à se demander si « surdévelopper l’appareil d’État pour contrer une faiblesse économique » est une constante de notre histoire.

[12]

Dans un exposé intitulé « Au XIXe siècle : idéologies américaines et idéologies québécoises », Jean-Paul Bernard nous fait voir les nuances qu’il est nécessaire d’apporter à nos interprétations de ces représentations. Il nous montre combien la perspective continentaliste est relativement nouvelle et combien elle est prometteuse pour l’appréciation de nos idéologies. Ce à quoi nous conduisent les considérations de Bernard et le commentaire d’André Vachet, c’est à bien plus que des nuances à ajouter à nos conceptions traditionnelles : c’est à une reprise du sens qu’ont pu avoir dans notre histoire ces deux idéologies majeures qu’on a appelé « ultramontanisme » et « libéralisme ». Nous sommes invités à revoir jusqu’à la signification de ces termes.

Le sujet qui vient d’être évoqué n’est pas sans liens avec l’imaginaire collectif. A cet égard, Guildo Rousseau, dans sa communication (« Les relations littéraires Québec/États-Unis au XIXe siècle ») nous entretient des divers lieux et thèmes de recherche (les journaux, les voyages, le théâtre et les spectacles) et de certains cas, comme la fortune de Fenimore Cooper et de Longfellow, qui sont propres à alimenter une prospection de l’image de l’Amérique dans l’imaginaire québécois. Le chercheur trouvera encore ici de nombreuses pistes auxquelles s’ajouteront les suggestions du commentateur Maurice Poteet. Celui-ci suscite une interrogation relative aux nombreuses filiations non explorées jusqu’à maintenant entre les relations littéraires et l’émigration, laissant entendre qu’une signification de cette émigration de québécois vers les États-Unis pourrait par ce détour être mise en lumière.

Ce sujet, l’émigration, est repris dans son ensemble par Yves Roby dans son bilan portant sur « Un Québec émigré aux États-Unis ». Celui-ci concerne aussi bien la Franco-américanie elle-même que les causes de l’émigration. Il faut s’étonner, avec Roby, que « si peu d’historiens se soient préoccupés d’expliquer en profondeur l’émigration de près d’un million de québécois », et également être attentifs à cette indication d’Albert Faucher, que Roby reprend à son compte, et qui invite à replacer ce mouvement migratoire dans un contexte « nord-américain, voire même mondial ». Partant du bilan de Roby, Pierre Anctil nous entraîne dans une zone qui est plus explicitement celle de la culture et de la signification des événements. Il plaide en faveur d’une réflexion sur la Franco-américanie faite à la lumière de l'ethnic revival « qui a pris de l’ampleur aux États-Unis depuis le milieu des années soixante ». Il voit là un éclairage possible de « l’identité nord-américaine des francophones que nous sommes encore ». Et lorsque Claire Quintal, dans son commentaire, nous demande de nous intéresser aux Franco-américains, disant qu’ils sont « ces autres vous-mêmes », malgré des accents forts différents, elle s’intéresse au fond à la même question que Pierre Anctil.

Et quand Richard Jones nous entretient par la suite du « spectre de l’américanisation », on se trouve plongé au coeur du même problème et on pressent les connexions entre l’imaginaire et le réel. Cela se produit lorsque Jones nous rappelle qu’en 1927 Taschereau, parlant des investissements américains, disait qu’il aimait « mieux importer des dollars américains qu’exporter des Canadiens aux États-Unis ». [13] Dilemme qui exprime on ne peut mieux la source de nos fantasmes et les replace dans une infrastructure contraignante. Retrouvant les questions de Bernard et Vachet concernant nos grandes idéologies (« ultramontanisme » et « libéralisme »), il suggère que l’on se demande « si le spectre a existé pour le peuple ». Il note qu’on a peu tenté de comprendre ces idéologies en les rapportant aux États-Unis. Il vient ici à l’idée que c’est justement de cela que relève en partie la discussion de Bernard et Vachet : en ce sens que nous aurions conçu à propos de nous-mêmes un libéralisme européen mais vécu un libéralisme américain. Dans son commentaire au texte de Jones, André-J. Bélanger est attentif à la bipolarité de notre structure idéologique. Il me semble déceler un mouvement de balancier : ouverture au monde et au présent/fermeture, l’ouverture étant une prise en compte de la modernité. La lecture « qu’avait faite Tocqueville du destin de l’Occident » en serait le paradigme et, pour nous, Dessaulles, de Nevers et Bouchette représenteraient des consciences de cette situation.

Problèmes d’aujourd’hui

Du bilan concernant le passé, des travaux à faire en ce domaine, nous allons à quelques problèmes d'aujourd’hui. Dans une présentation de « l’arrière-plan économique et politique », Bruno Perron nous décrit l’espace actuel dans lequel s’inscrivent nos activités économiques et politiques, et les processus qui sont à l’œuvre dans cet espace. Cette description fait voir les paradoxes qui naissent d’une mise en rapport de l’économique et du politique. Elle fait aussi ressortir les traits fondamentaux de notre croissance économique, notre situation dans la division nord-américaine du travail ; elle met en évidence « une mauvaise articulation de l’ensemble économique » et une dépendance « vis-à-vis d’éléments exogènes fondamentaux ». Que des problèmes aient tendance à s’atténuer à mesure que diminue l’importance économique des États-Unis dans le monde, c’est ce que, à la suite de Perron, Pierre-André Julien constate dans son commentaire, en ajoutant que l’on doit de plus en plus mesurer notre situation en tablant sur une montée de l’entrepreneurship francophone au Québec ainsi que sur la reconstitution chez nous d’un réseau économique dynamique.

De là nous passons aux incidences « des États-Unis sur la littérature québécoise ». Ronald Sutherland et Paul-André Bourque, qui commente son exposé, s’entendent pour que l’on reconnaisse et explore la nouveauté de notre littérature actuelle, comme ils perçoivent que bien souvent il s’agit de voir des développements parallèles, des homologies, plus que des influences. Sutherland nous propose une série de sujets de recherche : l’évolution des protagonistes dans les deux littératures, le parallélisme des littératures féministes, les conceptions de l’individualisme et du collectivisme, etc. Ceci devrait être parfois mis en rapport avec des changements sociaux où simultanément se conjuguent une baisse de natalité et une « francophonisation » des immigrants. Des similitudes sont perçues en des lieux très différents : Sutherland décèle des analogies à explorer entre la littérature du Sud des États-Unis et la littérature québécoise ; Bourque se demande si on ne rencontre pas de plus en plus un inconscient collectif nord-américain.

[14]

À l’égard de ces rapports culturels, que dire de « L’enseignement et la recherche » c’est-à-dire de développements parallèles ou d’influences dans l’enseignement supérieur et la recherche ? En lisant l’exposé de Charles Davis sur la question, on s’apercevra qu’il y a là un champ qui a tout pour mettre à l’épreuve la sagacité des chercheurs et que c’est probablement aussi un de ceux où le problème entier de l’américanisation et de la spécificité culturelle peut se poser avec le plus d’acuité. À cela il y a plusieurs raisons. Par exemple, c’est là qu’apparaît le mieux la difficulté de distinguer l’américanisation de la modernisation. Il faut en effet se demander si beaucoup de disciplines scientifiques (sinon toutes) ne sont pas trans-nationales par plusieurs de leurs caractères. Plutôt que de faire une synthèse des travaux assez peu nombreux sur de telles questions (l’auteur note que, pour la plupart des disciplines et des institutions scientifiques québécoises, nous ne disposons pas d’histoires récentes), Davis nous donne accès aux données concernant le flux de personnel hautement qualifié et d’étudiants, les interventions financières dans la recherche universitaire et la langue de publication des résultats de la recherche. Mais cela ne l’empêche pas de revenir plus loin à des problèmes fondamentaux et de s’interroger, à la suite de Fournier, Maheu, Rocher, sur l’originalité possible de sciences et de recherches québécoises. Dans son commentaire, Brigitte Schroeder-Gudehus fait à son tour ressortir les nombreux problèmes que l’on rencontre lorsqu’on aborde une telle question. Par exemple, la méthodologie et la conceptualité appropriées pour analyser des rapports culturels sous cet angle sont loin d’être au point. À propos de la langue de publication, il faut bien voir, fait-elle remarquer, que des « conceptions instrumentalistes » affrontent des « conceptions culturelles » et aussi qu’au travers de multiples influences plus visibles s’affirment des désirs d’identité qui le sont moins.

Au nombre des aspects de la situation actuelle, on rencontre les « nouvelles cultures » dont nous entretient André Joyal. Il s’agit d’abord, pour lui, de situer l’émergence de valeurs nouvelles et de retracer l’évolution d’un mouvement vers ce qu’il appelle la « vie alternative » : il faudrait en relever les principales manifestations écrites (les « références ») ici et aux États-Unis, en signaler les retentissements et les rebondissements dans l’ordre économique et dans la vie politique, en présenter des expressions concrètes dans les domaines de l’alimentation, de l’habitation, de l’édition, etc.. Andrée Fortin, quant à elle, s’interroge sur la signification culturelle de ce mouvement. S’agit-il de nouvelles valeurs ou d’un retour à une société traditionnelle ? Et ces nouvelles valeurs, que l’on interprète comme une adaptation à une situation sociale qui a changé, ne pourrait-on pas aussi penser qu’elles sont portées par de nouveaux mouvements sociaux (par exemple, le féminisme) qui supposent une nouvelle rationalité ? D’autre part, un certain sens de la vie communautaire ne serait-il pas la valeur fondamentale de cette nouvelle culture ?

Line Ross et Roger de la Garde abordent ensuite les « médias et l’industrialisation de la culture ». Le fait qu’ici encore, mais d’une manière plus importante qu’ailleurs, nous soyons dans un mouvement mondial peut avoir pour conséquence de nous enhardir. Nous sommes de moins en moins seuls. Ross et de la Garde exposent les orientations des recherches sur les industries culturelles : elles deviennent [15] de plus en plus critiques, sont attentives à la production culturelle dans d'autres pays ; elles comportent une explication de la prépondérance des modèles américains, elles proposent des recherches à faire pour trouver d’autres modèles, ainsi que des travaux sur la « réception » (et non seulement sur l'émission) des produits. Elles montrent que nous sommes invités à l'optimisme et non seulement au désespoir et à l’inaction. On le concédera, et d’ailleurs Ross et de la Garde le font aussi, la situation spécifiquement québécoise est ici vue de haut. C’est ce qui incite Yvan Lamonde à signaler qu’il existe des travaux ayant pour objet l’influence américaine au Québec et au Canada dans plusieurs domaines : presse et périodiques, cinéma, radio, télévision. Pour Ross et de la Garde, commente Lamonde, il y a d’abord une « construction de l’objet » qui précéderait une sociographie. En plus de supposer qu’il faudrait procéder à l’inverse, il formule une question plus générale quant à l’ensemble des études sur la société québécoise, et aussi relativement à la genèse de la « thèse du continentalisme ».

En traitant de rapports entre deux sociétés, on en vient à penser qu’il serait pertinent de savoir quelle connaissance l’une a de l’autre. De là l’idée d’apporter un complément à ces études par une table ronde portant sur l’enseignement et la recherche sur les États-Unis dans les universités québécoises et sur l’enseignement et la recherche sur le Québec dans les universités américaines.

De manière à désigner ce qui semble être une anomalie, on dit quelquefois qu’il y a dans les universités du Québec plus de spécialistes de l’antiquité grecque que des États-Unis. Quoi qu’il en soit de la signification ou de la vérité d’une telle affirmation (ou d’une telle situation, au sens où une situation a sa signification et sa vérité), Steve Randall et Gilles Vandal nous donnent des informations fondamentales à ce sujet. On trouvera des indications sur les orientations des recherches en cours, en particulier en histoire et en sciences politiques, les moyens de publications, le nombre de personnes qui s’y consacrent, etc... Il faut le signaler, pour avoir une idée de l’état de ces études, nous avons spontanément pensé à l’histoire et à des prolongements possibles en sciences politiques. Sans doute, parce qu’on ne trouve pas chez nous de « centres » d’études américaines ou, comme le fait remarquer Vandal, de « regroupements » de chercheurs. Comme on le constate par les contributions de Marc Boucher, Robert-M. Gill et Mary Jane Greene, il en va autrement aux États-Unis. On y repère des centres d’études québécoises (le plus souvent dans des centres d’études canadiennes) ainsi que des regroupements régionaux impressionnants de gens intéressés par les études québécoises. L’intérêt relativement très fort que l’on y rencontre pour de telles études est en partie relié à des événements publics et à la manière qu’ont les médias de les rapporter. D’autre part, de telles études sont souvent rattachées à des thèmes tels que la langue française, l’écologie (les pluies acides), les études féministes, etc. Entre autres choses, on constatera qu’il y a autant sinon plus de revues consacrées au Québec aux États-Unis qu’il y en a sur les États-Unis au Canada.

[16]

De toute évidence, en s’engageant à faire le point sur l’état des recherches concernant les rapports culturels entre le Québec et les États-Unis, on est amené à se heurter au problème de l’identité ou de la spécificité, « notion nécessaire et maudite » (Jacques Berque). Nous avons exploré cette notion au moyen d’une deuxième table ronde intitulée « Notre orientation culturelle en Amérique du Nord ». Elle réunissait Lise Bissonnette, Fernand Dumont, Georges Balandier, Elliott Feldman, Edouard Tiryakian et Jonathan Weiss. Nos invités ont développé des propos qui portent l’attention sur la multiplicité des appartenances ainsi que sur la particularité d’une situation qui fait que nous sommes des privilégiés mais dans une situation difficile. Il y a privilège et difficulté du fait que nous sommes en dialogue avec plusieurs cultures et, par là même, constamment obligés de nous définir. Ce destin naît de la multiplicité des liens : au continent nord-américain, certes ; à la France, aussi, dont il faut dynamiser l’apport en le rendant prospectif, dans une modernité qui ne peut s’identifier totalement à l’américanité. Nous sommes attirés par deux champs de force et il faut les connaître tous les deux. Un destin de marginaux devient une source latente de créativité.

Claude Savary

[17]

NOTES

[18]


[1]       La réaction a quelquefois été violemment négative : voir l’enquête de la Revue dominicaine (1936) : Notre américanisation, Montréal, L’Œuvre de presse dominicaine, 1937. À cet égard les Trois essais sur l’insignifiance de Pierre Vadeboncoeur (Montréal, L’Hexagone, 1983) constituent l’étonnant témoignage d’une désespérance et de la vision morale dont les craintes ont été habillées. Mais un court commentaire de Jean-Louis Roy (Le Devoir, 11 juillet 1983) fait voir à quel point est fragile cette interprétation de la culture (et de la menace).

[2]       Les Canadiens français et leurs voisins du Sud, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, 1941. On retrouvera, bien sûr, dans les études que nous publions ici, des renvois à ces auteurs et travaux, ainsi qu’à d’autres, de même que des indications bibliographiques.

[3]       Jean-Charles Falardeau, « Perspective », Essais sur le Québec contemporain (Québec, PUL, 1953) :239-252.

[4]       Jean-Charles Falardeau, Op. cit., p. 252. On le constatera dans plusieurs des études qui suivent, ce sentiment s’amplifie aujourd’hui pour être compris, souvent sous le nom de « modernité » (ou de modernisation), comme un phénomène mondial.

[5]       Jean-Charles Falardeau, Op. cit., p. 252. Se pourrait-il que par ce biais de la culture on soit exposé à revenir à une vision morale ? Ce n’est pas le cas ici. Elle est prise comme donnée de l’histoire. En outre, l’approche par la culture ne va pas sans difficultés. La conceptualité et l’instrumentation qu’elle utilise est encore à mettre au point et la chose est notée dans quelques-unes des contributions que l’on va lire. On peut avoir accès à cette conceptualité, ou ensemble de notions (culture populaire, de masse, traditionnelle, savante, bourgeoise), au moyen de travaux qui circonscrivent une portion du domaine et que j’extrais d’une littérature considérable : Jean-Pierre Dupuis et al., Les pratiques émancipatoires en milieu populaire, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1982 (notamment le texte de Robert Laplante, « Sur la notion de culture populaire », aux pp. 13-44, — où se trouve un bon tour d’horizon avec une bibliographie variée —), Claude Javeau, « Le mythe de la culture populaire et les nouvelles formes de contrôle social », Loisir et Société/Society and Leisure, 4, l(1981) :3 9-52 (d’orientation plus critique que le précédent) ; voir aussi Zigmut Bauman, Culture as Praxis, London & Boston, Routledge and Kegan Paul, 1973.

[6]       Jacques Berque, « Logiques plurales du progrès », Diogène, 79 (1972) : 3.

[7]       C. Wright Mills, L’imagination sociologique (Paris, Maspero, 1967) : 142-159. (L’édition américaine est de 1953).

[8]       Jean-Charles Falardeau, Op. cit., p. 253.

[9]       Dans un contexte analogue à celui-ci, je rencontre cette distinction dans un article de Paul-André Linteau, « Les relations entre le Québec et les États-Unis au XIXe et au XXe siècles : historiographie et perspectives de recherche », communication présentée au Congrès de l’Associazione Italiana di Studi Canadisi, Piazza Armerina, février 1983, p. 29 du texte miméographié. Au plan épistémologique la distinction présente des problèmes dont il n’y a pas lieu de discuter ici.

[10]      Michel de Certeau, « Quelques problèmes méthodologiques ». Perspectives du développement culturel, numéro hors-série de Analyse et Prévision (oct. 1973) : 28.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 3 juillet 2021 19:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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