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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Claude Savary, Prolégomènes à une philosophie politique de la culture et de la science.” Un article publié dans la revue SOCIOLOGIE ET SOCIÉTÉS, vol. XIV, no 2, octobre 1982, pp. 150-165. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal. [Autorisation accordée par le professeur Claude Savary le 18 octobre 2006.]
Texte de l'article

Nous voici devant un ouvrage qui nous incite en premier lieu à penser et ultérieurement à la discussion de ses thèses. Ce à quoi nous sommes conviés, c'est à une réévaluation radicale de la signification et de l'orientation de la science. Mais une telle vue, bien qu'elle ne soit pas sans véracité, demeure en deçà du vrai. Car plus que de science, il est question d'existence. Il ne s'agit pas non plus en particulier des sciences humaines mais bien plutôt d'une réforme de l'entendement, allant jusqu'à soumettre à l'inspection non seulement les fondements et les intentions des savoirs mais encore la culture, les modes de vie et les valeurs qui leurs sont reliées. L'analyse se constitue en repérant trois « mouvements » de la pensée occidentale, trois formes possibles de l'anthropologie. Une première est assimilable au naturalisme mécaniciste. Elle se développe sous l'empire de la Raison. Dumont la désigne par le concept qu'elle vise dans ses objets et qu'elle isole dans le sujet connaissant : c'est l'anthropologie de l'opération. La deuxième est celle qui d'abord s'affaire à réduire le comportement aux structures, c'est-à-dire à l'opération. Mais l'examen de cette Science, de ce Savoir, conduit Dumont à le relativiser, c'est-à-dire à soutenir qu'en cet objet il n'y a pas que du connaissable, que du réductible par l'explication. Et, en outre, que ce comportement doit être vu comme signe de quelque chose qui le dépasse, d'une « autre réalité » [1] (332). Cet « objet » qui est le lieu d'origine de la deuxième anthropologie, en tant qu'il provoque une rupture avec l'anthropologie de l'opération qui s'est étendue comme savoir ou pensée de la réalité, il le nomme action. Il montre que si on prête attention à diverses formes d'action (le langage et la technique, le rêve, le mythe, l'idéologie, l'action historique) on s'apercevra qu'une confrontation entre ce qu'en dit le savoir de l'anthropologue de l'opération et ce qu'en laisse entendre un autre symbolique instaure une rupture et que l'action est finalement une médiation entre l'opération et l'interprétation qui sera le lot de la troisième et dernière anthropologie possible. 

Nous venons de résumer ce qui dans l'ouvrage est fort adroitement exploré et développé par des analyses riches et fouillées et fermement unifié dans un propos d'ensemble. Avant d'y revenir, il peut être utile d'introduire quelques commentaires destinés à situer cette entreprise. Elle a, de diverses manières, rapport à notre histoire intellectuelle. Elle vient, par exemple, expliciter et analyser, à sa façon, ce divorce regretté par Collingwood entre la science et la philosophie ; divorce qui vu d'ailleurs a été conçu comme l'« émancipation des sciences ». Ce qui, bien sûr, devrait nous amener à considérer les traditions philosophiques. Dans le regret de Collingwood, comme dans le thème de l'émancipation, la philosophie n'est pas ce que l'on trouve dans le positivisme logique ou dans la philosophie du langage. Ces dernières sont bien plutôt un retour sur la science qui s'est séparée ou émancipée de la philosophie (l'autre). Il s'agit bien plus de ce qui est parent de la métaphysique, de la phénoménologie, de l'existentialisme. Or les références de Dumont se font nombreuses à Ricœur, Sartre, Merleau-Ponty, etc. Et comment ne pas sentir ces accents heideggeriens dans plusieurs chapitres du livre [2]. Mais la signification de ces renvois n'est pas simple : s'ils lui servent pour étayer la troisième anthropologie (l'interprétation), ils sont aussi utilisés pour mettre en évidence des failles de l'existence et de l'anthropologie dans son ensemble. Par des voies nouvel les, nous sommes donc invités à une histoire de cette division de la science et de la philosophie, dans la philosophie elle-même, et dans la culture. Tantôt par l'étude de l'expansion progressive en Occident de l'anthropologie de l'opération. Tantôt, pour faire voir une autre possibilité qui en même temps permet de constater cette progression, par une fine interprétation de l'anthropologie grecque (IV, ii, « Autrefois, une anthropologie : l'exemple grec »). La séparation épistémique est alors abordée directement par le thème du Monde. Au Kosmos ancien, à la fois maison de l'homme, lieu de vérité, foyer de signification et idéal moral (pp. 164 sq.) se sont progressivement substitués deux mondes : celui d'une nature expliquée (idéalisée) par la Raison, réduite à des structures, un univers de faits construits, intelligible et connaissable mais inhabitable, et l'autre, un monde concret, « vécu », donné et non construit, impénétrable, lieu paradoxal de l'identité et de la pertinence. Rappelons-nous que Kant avait constaté et fortement consacré la séparation : il y a un abîme entre la raison pure (domaine du mécanicisme, de la science, de l'explication, de l'opération) et la raison pratique (domaine de la liberté, de la morale, de l'action). Il en faisait une caractéristique universelle. Weber y verra plutôt un moment historique : la rationalité, la bureaucratisation de la nature et de la société (leur réduction à des règles) et le désenchantement sont historiquement situés. Estimant qu'il y a là une impasse pour la pensée et divers embarras pour notre culture, Dumont s'engagera résolument dans des analyses destinées à éclairer les relations entre la science et la culture. 

Comment sera donc abordé ici ce qui a fait réfléchir Kant et qui faisait frissonner Weber ? L'argumentation explicite tout d'abord l'idée selon laquelle la science (raison, opération) nous donne accès à un monde inhabitable et inhumain. Les symptômes examinés font comprendre en quoi le monde est devenu inhabitable, par le contraste avec un autre qui le fut, et aussi en montrant comment s'est faite la transformation. Si ce monde fut « habitable » c'est que, par exemple, l'institution (i.e. la société et la conscience historique) n'était pas alors une construction de la Science et de la Raison : la Cité grecque et la Cité de Dieu ne sont pas des types idéaux ou des structures perçues par la connaissance et promises pour l'avenir ; ce sont des « ensembles concrets », des fusions de l'abstrait et du concret, les emplacements d'une pratique (pp. 172 sq.). Et la transformation est historiquement repérable, c'est-à-dire qu'on la trouve et que l'on saisit les différences dans la conscience des époques : ce qui constitue pour Thucydide l'intelligibilité de l'histoire c'est une « communauté humaine repérable » qui est à la fois « milieu d'existence » et « schéma de pensée » ; la Cité n'est pas alors ce qui est pensé par le Savant, un objet à venir considéré de l'extérieur. Cette révolution épistémique, cette modification du rapport au Monde (ou, peut-être mieux encore : passage d'un Monde vécu et senti à un Monde connu, expliqué et sublimé dans les structures que la raison produit), Dumont en examine de nombreuses facettes, en repérant des signes dans les sciences de l'homme, dans les traditions épistémologiques, dans les philosophies. Il fait témoigner le Husserl de la Krisis. Mais plutôt que d'asseoir l'analyse sur la notion d'une mathématisation galiléenne de la nature, il distingue une idéalisation de la nature et de l'histoire (IV, iii, pp. 172 sq.) Appellation qui me semble plus heureuse, plus significative. De même que l'usage qui en est fait. C'est effectivement une des thèses centrales que l'ouvrage s'appliquera à illustrer : ce que « Husserl a décelé dans la science, c'est dans l'ensemble de la culture moderne » que cela s'est produit. « L'idéalisation de l'histoire et celle de la Cité sont corrélatives à celle de la nature » (189). En effet, on a déjà prétendu, que malgré certaines résistances (e.g. Descartes), les Lumières et le Progrès avaient transposé de la nature à l'homme une forme de savoir dans laquelle sont visibles une négation, un rejet, une « destruction » du sensible, du commun, du « vécu ». Ce qu'une telle thèse veut dire n'est jamais facile à montrer. Dumont s'occupe de ce que Gillispie résumait ainsi : « La mécanique newtonienne fut universalisée en pensée, non pas à cause d'indications à l'effet que le monde n'est rien d'autre qu'une machine, mais à cause de sa rationalité. Les Lumières transporteront précisément la méthode cartésienne de la métaphysique à la philosophie sociale (alors que, en passant, Descartes avait exclu une telle chose). Le doute et la critique nous débarrasseraient des ténèbres et de l'erreur. Alors la raison reconstruirait l'humanité, l'armant du prestige de la science, qui nous le savons par Newton, ne peut pas errer [3]. » Ce que Dumont essaie de comprendre c'est pourquoi la rationalité nous intéresse ainsi, ce qu'il analyse c'est ce qui se passe lorsque se produit le transfert évoqué par Gillispie. C'est pour saisir ce phénomène et pour en éclairer les effets qu'il revient constamment à la culture. 

On peut le dire en d'autres mots : ce sont les rapports entre la matière et l'esprit qui meuvent ainsi le travail de la pensée. D'un côté, les choses, l'univers de la nécessité ; de l'autre, le sens, l'univers de la liberté. Bien que contraint à concevoir en dernière analyse une unité de ces deux univers, Kant l'avait fait d'une manière telle (poussé par une autre nécessité) que chacun demeure séparé de l'autre, et que perdure la tension. Division que Hegel a résolue par une dialectique qui élimine l'hypothèse de la séparation des deux termes, puisqu'ils passent alors l'un dans l'autre « en vertu même de ce qu'ils sont », ainsi que l'énonce la Science de la logique. L'Anthropologie en l'absence de l'homme reprend la question en développant à propos des deux domaines séparés chez Kant une dramatique du sujet qui les vit et en y faisant voir une dialectique fort complexe dans laquelle un terme ne peut pas « passer dans l'autre », où la « solution » hégélienne prend l'allure d'une surrationalisation : idéalisation, « transposition de l'histoire dans un monde de l'Esprit... » (180). Il est quelque peu facile d'affirmer (c'est un des leitmotive des Lumières jusqu'à ce jour) et de montrer avec nostalgie que le progrès de la connaissance c'est celui de l'objectivité, de l'explication, de la signification empirique, de l'anonymat et la régression de la subjectivité, d e la connaissance de l'individuel, de l'identité et du sens. Il est exposé ici que cette vision est abstraite et simplificatrice, que les relations de la matière et de l'esprit sont un peu plus compliquées, et qu'on a peu remarqué comment la tension survient dans la culture et la meut. Dumont fait constater de plusieurs manières que l'anthropologue (quiconque tient un discours sur l'homme, sur la science...) instaure d'un côté du sens qu'il dit de l'autre ne pas devoir s'occuper et devoir même tenir en respect. On verra ainsi qu'est intenable cette classification qui soutient que la science constate (les faits) et que la morale prescrit (les valeurs). Une science des mœurs devient concurrente de la morale, ou dérive vers l'élaboration d'une morale par la science. On partait pour transformer les normes en faits et on se retrouve avec de nouvelles normes (voir l'examen fait de Durkheim, pp. 125-128). À la fin d'une magnifique mise en perspective de la sémiotique, la démonstration s'appuie sur l'aveu de Julia Kristeva, disant : « Le rôle du sémioticien est plus qu'un rôle de descripteur. Son statut changera le statut de la science elle-même : la société prendra de plus en plus conscience du fait que le discours scientifique n'est pas une symbolisation, qu'il est une pratique qui ne reflète pas mais qui fait ». Et que fait-il ? « Le sémioticien, poursuit-elle, n'est pas seulement linguiste et mathématicien, il est écrivain. » Le thème de l'Écriture occupe en effet une place importante dans tout l'ouvrage (voir I, ii). Et c'est par elle que l'anthropologue accomplit sa tâche. Et son action s'exerce bien dans deux directions. D'abord « Il fait place nette du sens : c'est son premier travail » (221). Souvenons-nous de l'intention affirmée de la Science des Lumières : nous débarrasser des ténèbres et de l'erreur ; ensuite, « ... fabriquer plus librement du sens. Produire » (ibid.). C'est-à-dire construire une société nouvelle selon les lois de la Raison. Et nulle intention blâmable n'est à attribuer à ce mouvement. Il s'agit d'une impulsion radicale : « l'homme ne peut se passer d'un horizon :... » (189). 

Ce qui précède nous conduit à introduire la clef de cette pensée : la culture. Et il est significatif que ce soit la culture, « entité » dont il ne reste justement plus grand-chose dans les sciences humaines. Confinée au rang de résidu dans ce que l'on pourrait appeler l'idéologie de l'idéologie, produit de l'idéologie, son expression la plus abstraite, ou objet de l'ethnologie, elle sera ici le lieu et le point d'ancrage qui permet de situer ces débats épistémiques de l'homme avec le monde, cette dialectique de la matière et de l'esprit. On ne trouvera pas de définition de cette « idée » partout présente. Elle est assimilable à l'« existence » dont il est par ailleurs montré qu'il n'y a pas de « pensée » (voir VI, iv) [4]. Donc le sémioticien, qui est aussi écrivain, ou encore, le psychologue qui investit le milieu scolaire et l'usine, l'historien et le sociologue qui s'adjoignent aux bureaucraties et aux technocraties d'État, sont autant de producteurs de sens. Et de culture. Et de manières d'avoir un horizon. On a dit plus haut que l'action était le domaine choisi pour montrer qu'il y a quelque chose qui résiste à la pensée opératoire, quelque chose qui la dépasse. On vient de voir comment l'action de l'anthropologue l'illustre. 

Il sera non seulement soutenu que les sciences produisent de la culture mais aussi qu'elles en proviennent. Notre attention est alors portée sur l'antinomie du réel et de la représentation, de l'empirique et du symbolique. Antinomie qui n'est pas le fait de la pensée pure, mais de l'existence, de la conscience que nous en avons, de notre raison pratique. Scission qui est d'ailleurs à l'origine du dédoublement dans lequel la science se constitue à la fois comme négation d'un donné et construction d'objets. Situation que Dumont nomme « mutation de culture » (364). Mais puisque la formation de la représentation comme « univers séparé » est aussi le fait de la société primitive, de l'anthropologie et de la Cité grecques, on est amené à se demander pourquoi il ne s'agit tout simplement pas de la culture. La fissure semble être là depuis toujours. Ce qui change, c'est la conscience qu'on en a, et l'Occident en serait la « conscience aiguë » (364). Dans un beau chapitre, à l'écart des concepts habituels des sciences et de leurs mises en formes théoriques, Dumont se livre à une phénoméno­logie de leurs assises, de leurs « conditions de production », pour parler d'oubli et de genèse, du langage, de la mémoire et du comprendre. Il dit que les sciences de l'homme « proviennent de la stupéfaction de l'Être » (103). N'importe plus tellement la bipolarité de la culture (première et seconde, distance et mémoire) mais un état « ontologique ». Une opposition scande l'œuvre tout entière de Dumont, celle du donné et du construit. Mais elle est indistinctement affirmée dans deux registres. D'abord celui de l'Être ou de l'Existence : la culture donnée est alors « essence de l'homme » (154), « maison de l'homme » (164), ce qui est « reçu » (168) et le « sens qui advient » [5] (319) ; la culture construite est « œuvres de l'homme » (154), ce qui est « posé devant nous » (168), « sens que je construis » (319). Dans ce cas, la culture donnée paraît bien être l'« à priori des structures et des comportements » que la « Note sur l'analyse des idéologies » de 1963 identifiait à la culture en l'opposant à l'idéologie [6]. Il s'agit alors d'un état ontologique. Dans un deuxième registre, on trouve les couples suivants d'opposés : « institutions enveloppantes » / « champs et modèles d'action fabriqués » (99), « héritage mythique » / « raison » (163), « assises historiques fermes » / « idéalisation de l'histoire » (178), « tradition orale » / « écriture » (343), « sociologie de la nuit » / « sociologie du jour » (336), etc. Tout semble alors être dans l'histoire où on cherche le moment d'une rupture. Mais l'analyse nous dit qu'il y a toujours coexistence des deux pôles (les primitifs, la Cité grecque, connaissent le dédoublement), que ne change que l'ampleur de la scission. Ambiguïté gênante que l'on serait tenté de résoudre en disant, par exemple, qu'ici « histoire » signifie « con­science historique ». Pourtant, des expressions comme « assises historiques fermes » ne désignent pas la conscience mais la réalité empirique... Gardons la question en mémoire pour y revenir. 

Les sciences fabriquent de la culture. Elles en surgissent aussi en s'insérant dans cette fissure. Voyons comment est décrit cet enchâs­sement de la science dans la culture. Par exemple, la société dont parle la sociologie est, avant qu'il y ait cette sociologie, une interprétation d'elle-même. Rappelons ce qui est dit dans les Idéologies : 

En effet, le dédoublement dont nous avons parlé n'est pas autre chose que la mise en forme, par la pratique sociale, de l'expérience confuse et éparse que les hommes font de leurs appartenances collectives. Ce dédoublement est une interprétation ; avant de projeter sur la société quelque herméneutique, il faut d'abord reconnaître qu'elle-même pratique la sienne propre [7].

 

Dans l'Anthropologie en l'absence de l'homme, c'est la science dans son ensemble qui est vue sous cet éclairage. Soucieux de montrer que l'opération (la théorie) n'est pas vraiment le dernier mot de la science, l'A. s'emploie à le faire reconnaître par l'examen de divers exemples. Il n'a pas de peine à faire voir que l'ethnologie doit partir des pratiques sociales. Passant ensuite à l'œuvre de Mauss, il montre que partant du Savoir il doit revenir au singulier et au concret dans un mouvement où la pensée prend l'allure de la vérification du Savoir. Mais ce n'est qu'en apparence. C'est plutôt comme si dans la théorie avait été laissé pour compte à titre de résidu et d'inessentiel ce qui réapparaît alors comme une couche plus profonde. Après l'opération qui est construction de l'objet, l'interprétation. Et c'est encore au cœur de l'action, celle de l'anthropologue, qu'une telle rupture est avérée. Celle-ci s'offre aussi à nos regards dans la monographie où « c'est elle, et non la théorie, qui est ouverture vers les fondements d'une anthropologie de l'interprétation... » (349' ss) Le mouvement qui semble quelquefois être la règle, celui qui irait de l'opération vers l'interprétation, prend aussi la direction inverse. Car le point de départ était dans les pratiques sociales ; la rupture chez Mauss s'accompagne « de suggestions que lui fournit sa propre culture » (305). On s'aperçoit que l'interprétation dont on suppose l'apparition à la fin du parcours était là d'entrée de jeu mais qu'elle fut rapidement recouverte : car

 

L'anthropologie de l'opération est volonté de savoir ; il lui faut commettre à l'égard du monde de l'homme une extraordinaire effraction pour n'en retenir que ce qui s'y dissimule comme savoir, au point de ramener l'homme, le sujet, à autre chose que lui-même. (343)

 

Il n'est pas inédit de penser que la science écarte quelque chose. Mais ce qui est recherché ici avec insistance c'est pourquoi il en est ainsi. Est-il d'abord possible de thématiser cette « autre chose que lui-même » ? À certains moments nous sommes renvoyés vers ce qu'on appelle le « pouvoir ». Dans les Idéologies, il demandera si les problèmes « choisis » par une science positiviste ne seraient pas « arbitrairement prélevés sur un plus vaste espace social ? », s'ils ne seraient pas « suggérés par les représentations des sujets sociaux, des pouvoirs en particulier ? » (les Idéologies, p. 166 (je souligne) ; voir p. 170). On retrouve cette idée ici. Mais ce n'est pas ce phénomène qui retient cette pensée. Par-delà ces divers intérêts pour la théorie, ceux que l'on reporte à des pouvoirs, à des représentations des sujets sociaux, il y a autre chose. L'anthropologue, le savant, ne sont pas des suspects. Mais dans la mesure où la production du savoir a pour concomitant la création de culture, dans la mesure où son action à deux faces ne fait que « déplacer » la culture que le savoir prétendait par ailleurs éliminer, l'anthropologue apparaît comme l'indice d'une singulière résistance du sens. C'est en cela qu'il est, comme l'action, un médiateur. Rappelons encore que le savoir se constitue aux dépens du rejet de quelque chose. De quoi s'agit-il ? Quel est cet « autre chose que lui-même » ? Qu'est-ce qui est en cause dans et par la médiation ? 

Qui cherche à répondre à de telles questions découvre que la réponse n'est pas univoque, qu'il est attiré dans deux directions. Il est d'une part orienté à ce vers quoi il y a médiation et qui peut être nommé « la culture en son origine » (335). D'autre part, vers l'action, vers la médiation elle-même. L'ouvrage force notre attention en premier lieu : en nous référant à une « essence de l'homme », à une culture comme donné dont les traces nous paraissent effacées, en rapportant le mouvement infini (sans but) de la science à la crise (l'absence) d'un principe, en nous enchantant lorsqu'il parle d'une mémoire dont on ne voit plus l'objet, etc. Mais on ne peut s'empêcher de remarquer qu'il se souci également de l'état de la situation, de la « facticité », c'est-à-dire de la médiation. On retrouve l'ambivalence qui fait demander si la « maison de l'homme » est ici ou ailleurs, historique ou anhistorique. La réponse doit prendre acte de l'intérêt porté aux traits repérables de l'action et aussi du rapport entre l'interprétation et ces traits. On les croise lorsque Dumont analyse le travail « 'action) de l'ethnologue et celui du psychanalyste. Nous avons là des médiations dans la mesure où la pensée opératoire qui s'y applique se voit dépassée par quelque chose qui y résiste et qui l'enveloppe. Sommes-nous alors nécessairement renvoyés, comme on peut le penser, à un autre monde que celui-ci ? Ce n'est pas le cas. Lorsqu'il parle de l'ethnologie, de la psychanalyse, de l'histoire, sont d'abord reconnues les vertus et les vérités de l'anthropologie de l'opération : « l'inconscient produit nos rêves et notre vie... », « l'histoire m'advient comme l'inconscient, elle me produit, elle me structure. L'anthropologie de l'opération trouve là son fondement. » L'anthropologie de l'interprétation reconnaît le sien dans un acte qui englobe dans un même regard le savoir opératoire, son objet et ce qui lui échappe. D'abord, je me rends compte que « l'inconscient produit nos rêves et notre vie », comme je me rends compte que « l'histoire produit ma culture » (349). Cette conscience que nous avons du mécanisme n'est que mentionnée au passage. Elle est ce qui nourrira l'interprétation. On peut introduire celle-ci en demandant d'abord : « Que faire de notre savoir des structures ? » L'interprétation apparaît alors comme un retour vers l'objet repris dans ses conditions d'existence : « La nécessité de reprendre autrement, dans une pratique, ce que le savoir a déjà dit à sa façon, montre bien qu'il s'agit davantage que de savoir. » (348) En psychanalyse c'est par la clinique, l'entretien, dont il veut souligner « l'irréductibilité » et le « caractère spécifique », car c'est bien là que se passe l'essentiel de la psychanalyse et il ne s'agit pas de savoir. Dans les sciences de la culture, la monographie a une fonction analogue. Pas plus que dans le cas de l'entretien, il s'agirait alors de vérifier des connaissances mais d'une autre chose. De manière à voir ce que c'est, rassemblons quelques formulations :

 

... en dernière instance, l'objectif de l'entretien clinique est de rendre au patient sa faculté de dialogue ; (...) On n'y sort pas de soi vers le savoir, ni vers les systèmes de rôles et de statuts où les autres sont pris avec soi. On y cherche une sorte d'origine commune des sujets. (350) 

Mais n'est-ce pas justement par un défaut de ces généralisations que la monographie, comme l'entretien clinique, est indispensable ? Sa nécessité foncière lui vient de sa singularité. Elle est le moment concret où, quelles que soient les ambitions du savoir ou de la politique, l'historien, le sociologue ou l'ethnologue s'introduisent, comme sujet de culture, chez d'autres sujets de culture pour provoquer une rencontre, un dialogue, une interprétation dont ni le savoir ni la politique n'éclairent le fondement. (351) 

Quand on s'efforce de redescendre vers ses fondements, l'anthropologie de l'interprétation nous incite, en définitive, à revenir sur l'emprise première de toute anthropologie dans le monde de l'homme. (ibid.) 

Tristes tropiques ne prouve rien quant aux théories de Lévi-Strauss ; ce livre nous révèle ce dialogue singulier avec des hommes étrangers dont la science procède sans le résumer. L'interprétation y enveloppe le savoir. (350) 

Nous comprenons que l'interprétation a pour milieu et souci une « origine commune des sujets », ainsi que le concret et la singularité, alors que l'opération se situe à l'écart, dans des généralisations qui ne peuvent éclairer le fondement de l'interprétation. La situation du savoir est alors assez malaisée car il nous parait sans connexions avec la singularité, le concret et l'interprétation. En un sens, ce n'est pas surprenant : Dumont défie inlassablement la pertinence du savoir, nonobstant sa vérité [8]. Mais comment alors dire que « L'interprétation enveloppe le savoir » si elle lui est aussi étrangère, et quel sens peut avoir l'« emprise de l'anthropologie dans le monde de l'homme », et comment concevoir que la science puisse quand même procéder de la singularité ? Si ce n'est que sur le mode négatif. Il semble y avoir là une difficulté. En outre, le savoir parait tellement étranger à l'activité essentielle (l'interprétation) que l'on s'interroge sur les motifs de l'intérêt qui lui est apporté. On peut résoudre la difficulté en supposant qu'en dernière analyse il est exact que la science n'est qu'une rationalisation, qu'une diversion et une compensation, qu'elle ne serait fondée que sur des lacunes. Une telle simplification, à cause de sa superficialité et vu l'intérêt constant dont la pensée même est ici l'objet [9], nous invite à questionner plus avant. En prenant d'abord cette réflexion à contre-courant, pour qu'elle s'explicite et se précise, ou pour que le contraste avec ce qui s'y oppose lui donne sa couleur. L'idée selon laquelle le savoir ne servirait pas à l'interprétation supposerait que le particulier est hors d'atteinte pour le général. S'il faut entendre par là que les théories ne rendent pas compte des faits, nous avons une affirmation qui demande examen. Car elle est partagée par le positivisme, lorsqu'il insiste sur la vérification, la mise à l'épreuve des théories par les faits, sur les incessantes modifications et corrections qu'on doit leur apporter par l'expérimentation, la falsification, etc. Les théories ne sont donc jamais à prendre pour des certitudes. Le positivisme insiste aussi de plusieurs façons sur les rapports à établir entre les théories et les faits : par exemple, lorsqu'il requiert que des principes de liaison fassent voir les articulations entre les théories et l'empirie et, plus encore, que les faits soient approchés à l'abri des influences théoriques. Dans le positivisme, la connaissance ne réside-t-elle pas primordialement dans la saisie du concret ? 

La méfiance dont fait montre Dumont à l'égard des théories a-t-elle le même sens [10] ? Il semble utile d'y voir deux motifs insuffisamment distingués. D'abord la crainte que les théories nous fassent préjuger de la nature des « choses », qu'elles soient déformées sous le poids de l'impérialisme théorique. Souci tout à fait fondé et partagé, nous l'avons vu, avec la sensibilité positiviste. Il y a aussi une préoccupation qui n'est pas sans rapport avec la première mais qui devient une inquiétude et qui veut mettre l'accent sur un danger qui n'est plus épistémologique mais vital et existentiel. On peut l'exprimer en disant qu'en certains domaines et à certains moments il importe plus d'agir que de penser, on pourrait même dire que peu importe la vérité et la valeur des théories, du point de vue de ce qui est à connaître, l'action a plus de prix que la pensée. On devinera qu'il en est ainsi en psychanalyse, lorsqu'il est question de clinique et d'entretien, et aussi lorsque l'on parle de culture [11]. Mais il n'est pas à exclure que le positivisme le plus rigoureux puisse partager cette appréhension. 

Précisons un peu plus nettement de quoi il s'agit lorsque Dumont décrit la raison opératoire, sur quoi repose, entre autres choses, l'idéalisation (de la nature, de l'histoire, de la société...) qu'il impute à cette raison. En V, vii (« une anthropologie de l'opération ») sont présentés des résultats, des orientations, des intentions que l'on trouve chez Piaget, Chomsky, Norbert Wiener et Lévi-Strauss. On y découvre toujours les mêmes caractéristiques qui indiquent que la raison opératoire ne s'intéresse qu'à ce qui est général : une source commune qui est « au-delà du vécu des phénomènes étudiés et du vécu de l'observateur lui-même [...] d'où découlent à la fois la production des phénomènes et la connaissance qu'on en acquiert » (231). On s'aperçoit aussi que ce que cette raison retient et valorise c'est l'aspect connaissable du réel et le sujet connaissant comme structure épistémique. On est facilement convaincu de ce qui précède par la facture et la variété des analyses. Ce qui est moins visible et moins illustré c'est le passage de la science à la culture, c'est de quelle manière nous trouvons ensuite « une culture ramenée elle-même à des opérations de fonctionnement » (236). Qu'il y ait là une réduction - dans la science - on le conçoit. Mais le sens de la conclusion : « ... pour la culture qu'ils habitent tous deux (l'anthropologue et l'homme) ... après la réduction demeure un reste énorme... » (ibid.) suscite des interrogations. On peut comprendre soit que la culture - une fois la réduction faite par la science - est appauvrie de ce que la réduction a laissé pour compte, soit que quelque chose soit enfouie dans l'ignorance. Deux effets qui peuvent confluer. Il semble y avoir ici une zone obscure : les phénomènes qui appartiennent à cette dialectique de la science et de la culture, par exemple, le remplacement du « vécu » par ce qui relève de l'opération, ou encore le refoulement d'un « vécu » par des conceptions de la science, bien que cela soit décrit d'une manière plausible, on se demande s'il n'est pas possible d'être à ce sujet plus démonstratif [12]. Diverses questions peuvent servir d'entrée en matière : si un vécu n'est pas tout simplement remplacé par un autre, le premier ayant lui aussi remplacé un plus ancien ? (question qui rejoindrait celle d'un « vécu irréductible », d'un « mémoire »... ?) ; pourquoi, la science ayant fait sa réduction, ce qu'elle ne vise pas, ce reste, ne poursuivrait-il pas sa vie propre ? Quoiqu'il en soit, on voit le sens du propos : si la science n'est pas pertinente c'est qu'elle ignore ce reste (il faut ajouter : que ce reste ne paraît pas connaissable : que la science a envahi la culture) ; et l'on doit espérer découvrir ce reste dans cette critique de la culture qui est, il ne faut pas l'oublier, ce à quoi l'ouvrage veut nous mener. Et l'on peut comprendre par là en quoi le savoir doit nous intéresser, car il est un des points de départ de la critique. Mais continuons à nous souvenir de cette question : si ce reste échappe vraiment à la science. 

Repartons de cette provocation pour reprendre le questionnement et demander ce que signifie la mise en cause faite par Dumont de la Rationalité et des Lumières. Nous avons vu que l'on pouvait assimiler des traits gnoséologiques qu'il veut sauvegarder à ceux que le positivisme reconnaît lui aussi. On pourrait ajouter que la science est par nature ouverte à des modifications et des ajustements qui seraient conformes à l'objet. Mais là n'est sans doute pas le problème, car il s'agit de méthodologie et ce qui est en question pour Dumont c'est bien plus les intentions radicales de la science. Il faut aussi regarder si par « singularité » on comprend la même chose dans l'un et l'autre cas. De la science historique, Dumont dira qu'

« ... sauver la singularité des événements... », « il lui est loisible... » « ... moyens qui n'épuisent pas sa vocation de fond,... ». Nous nous sommes déjà demandés s'il s'agissait de science, si l'opération avait quelque rapport positif avec l'interprétation. Il semble bien que ce soit plutôt non. Là-dessus, nous poursuivrons plus loin. 

Notre philosophie est dominée par deux traditions, celle de la machine et celle de l'esprit ou du spectre (Machine et Ghost). Celle de la machine part de la constatation du fait de l'existence de la science, de la connaissance objective. Et dans cet univers où les choses deviennent intelligibles, l'explication se fait nécessairement par l'hétérogène, l'anonyme et le répétable. Celle du spectre rejoint, malgré la réputation que lui a imparti Gilbert Ryle, l'empirisme. On a beau dire et beau faire, il n'en reste pas moins que c'est nous qui expliquons. Cette tradition repose sur la constatation d'un autre fait, celui de la moralité (la loi morale, la liberté, la responsabilité). Et de celui de la distinction que nous faisons entre les données et les théories, et de la validation de ces dernières. Elle met en évidence la réalité de l'expérience, fondement de l'empirisme. C'est en rapport avec certains aspects de cette expérience que perdure une conscience de l'identité et de la subjectivité. C'est cette opposition entre deux ordres que Kant ressentait avec acuité et que Hegel pensait résoudre par la dialectique. Et ce qui fait problème ce n'est pas la « sorte » d'explication du monde naturel mais l'explication même, et si on explicite certains traits de l'empirisme et de la tradition du spectre (certains traits, car il y a une forme d'empirisme qui converge avec le mécanicisme), on est contraint de demander quelle place reste pour la vie, pour la Lebenswelt, dans un monde où la seule connaissance sérieuse est la connaissance scientifique (i.e. le mécanicisme). 

La tension entre le mécanicisme et l'empirisme se développe chez Dumont comme la dramatique d'une conscience scindée. S'il est admis que l'explication se fait par l'hétérogène, il y a véritablement une singularité qui échappe à l'anthropologie de l'opération [13]. Cette inéluctable hétérogène étant l'« autre chose que lui-même ». Peut-on savoir ce qu'est le « lui-même », le sujet ou « la culture en son origine », puisque c'est de cela qu'il s'agit ? On serait porté à le croire : il y a une anthropologie de l'interprétation. Pourtant, on nous en fait douter, certains passages interdisent ce qui serait une nouvelle traversée ou fuite vers un hétérogène. « Philosophes de l'intimité » aussi bien que « tenants de l'objectivité des structures » sont perçus comme niant « la culture en ce qu'elle a d'irréductible » (79). Si la manière husserlienne de surmonter la crise de la Raison par la recherche d'un retour à un originaire est déclinée c'est qu'elle demeure à l'intérieur de la Raison, y prospectant un absolu, un « radicalisme de l'acte fondateur » (Husserl, cité p. 188). Pour Dumont, si on parle d'originaire, de commencement, il ne peut s'agir que du concret, que d'un donné. Il n'y a pas de commencement absolu de la pensée [14], c'est-à-dire que la pensée ne commence que par une référence à un objet concret. Si, pour Husserl, la crise de la science était vraiment crise de la culture, il fallait relativiser la Raison et revenir à la culture comme à un absolu qui la précède :

 

... pour les cultures, écrit Dumont, il n'y a pas de commencement qu'une philosophie pourrait reprendre. La culture est médiation. On ne commence pas une médiation, on la reconnaît. (189)

 

Autre façon de revenir à un ensemble concret, à l'emplacement d'une pratique. Mais on retrouve un problème rencontré plus haut. Il ne semble pas s'agir d'un fait d'histoire, d'une « communauté humaine repérable » comme la Cité grecque. Ce serait donc ce qu'il y a d'ontologique dans la situation. La valorisation du concret est réaffirmée dans un autre contexte où, par ailleurs, comme dans le cas que nous venons de soumettre, l'anthropologie de l'interprétation paraît encore soupçonnée d'en appeler à l'hétérogène. Citant un texte de Jung sur le rêve et son interprétation, il constate que nous sommes référés à un « déroulement du rêve » et conclut : « ... ce qui nous est offert dans les deux cas, au départ et à la fin, c'est un anonymat des phénomènes où l'homme est nature et flux de significations ». « Nature » pour l'anthropologie de l'opération, « flux de significations » pour l'anthropologie de l'interprétation ! Le donné est donc encore esquivé. Le socle, le point fixe se trouverait-il dans l'action, ainsi que nous l'avons pressenti ? C'est la conclusion que l'on trouve ici : « Dans l'entre-deux, l'action affirme et réaffirme un sujet de la praxis, sujet sans cesse compromis sur ses deux rives... [15] » (330-331). Ce que l'on vient d'apercevoir est quelque peu déconcertant. On aurait cru que l'interprétation nous donnait accès à l'irréductible et la voilà qui devient suspecte [16]. Mais on s'était déjà aperçu que l'interprétation était la première forme que prend l'anthropologie. Est-il par ailleurs vraiment étonnant qu'on en vienne à faire le constat de ce décollement ? Une interprétation ne suppose-t-elle pas une distance par rapport à un donné ? Plus haut, voulant exprimer comment les sciences s'inséraient grâce à une fissure, nous allions spontanément vers un texte pris dans les Idéologies et décrivant le dédoublement comme une interprétation. On pourrait croire qu'il n'y a là qu'un tout premier décollement qui ne serait qu'un élan que l'anthropologie de l'opération s'empresse de poursuivre, pour s'intéresser à « autre chose », nous assurant d'une confortable absence. Mais y a-t-il finalement une anthropologie de l'action ? Nous avons vu qu'il n'y avait pas de « pensée » de l'« existence » [17]. En tout cas, l'action est très certainement ce qui se trouve le plus à proximité de l'existence et le plus propre à en faire sentir le pouls. Les anthropologies de l'opération et de l'interprétation ne sont pas à récuser mais à être explorées en tous sens ; il est particulièrement approprié de les voir comme des actions, et d'estimer celles-ci, dans leur ensemble, quant à leurs fins, à leur destination. 

C'est en dernière analyse une présence à la « tragédie humaine » qui porte l'ouvrage. Le travail authentique de l'historien (sa présence à l'homme ?) est perçu comme devant être une « intervention » dans cette tragédie. Les sondes jetées dans cet océan que constituent les achèvements du savoir découvrent dans l'anthropologie un recouvrement de la tragédie et de l'homme. Au principe de cette réflexion, il y a la culture, toujours dans les deux sens que nous avons reconnus. D'abord, il y a bien un vide, un manque qui rend l'anthropologie possible ; il y a depuis toujours une absence (de l'homme) que l'anthropologie constate et prolonge. D'une certaine manière, l'anthropologie, production de culture, ne vient pas ombrager et remplacer l'homme et en entraîner l'absence, comme des passages nous en donnent quelquefois l'impression : il est absent depuis toujours [18] et il « s'acharne à creuser et combler cette absence » (369). Cette culture qui est comme un vide et son remplissement, nous sommes invités à en faire le sujet de notre réflexion. En second lieu, il y a du « concret » et de deux façons. D'une part, il y a croissance de l'anthropologie, épaississement d'une ombre qui recouvre l'absence même plutôt que l'homme. À ceci doit être rattachée, accompagnant l'idée d'une croissance de l'anthropologie, celle d'une désintégration ou d'une défaillance de la culture qu'il appelle habituellement commune et qui est remplacée par celle que crée l'anthropologue. Et c'est bien toujours le vide qui apparaît comme le moteur de ce mouvement historique et concret. D'autre part, dans l'actualité, il y a toujours ce vide que l'on peut percevoir dans « l'inadéquation répétée du savoir et de la conscience », dans « l'impossibilité d'égaler la vérité aux pratiques sociales » (303-304). Persiste une cassure que le savoir ne parvient nullement à recoudre ; au contraire, il la rend plus vive, et, par ailleurs, l'action nous fait percevoir l'insuffisance de tout savoir : le sentiment nous effleure constamment qu'au fond la faille ne peut se combler que par une action dont la portée exacte demeure obscure ; par ailleurs, certaines formes de l'action montrent plus manifestement qu'il en est ainsi (le mythe, le rêve, l'idéologie), c'est-à-dire que c'est en les considérant comme des actions que les faits du monde peuvent être appréciés : à un point tel que les diverses formes de savoir et même de pensée se révèlent avoir l'impulsion à agir et l'action pour ressort. C'est ainsi que les enveloppe leur caractère de production de sens et de culture. Les faire percevoir ainsi et inciter à une impressionnante phénoménologie de la culture est sans doute un des premiers desseins de Dumont et une autre façon de rejoindre le concret : d'où le projet d'une critique du savoir (et de la culture) comme idéalisation et l'instigation à reconnaître des médiations, la culture comme donné. Mais on voit que l'action peut être pipée, comme l'interprétation. Comment en sortir ? Il y a bien ce travail conséquent d'une mémoire, d'une récapitulation remontant le cours de la pensée pour retrouver l'originaire (« là où la science commence et recommence ? ») (324), il y a bien à la fine pointe de l'action (et du savoir), comme le diamant de l'ancre, cette croyance, décrite comme une « adhésion commune à l'existence », comme une « Solidarité de référence ». (319-325) Sur ces points décisifs, on souhaiterait pouvoir aller plus avant. 

La pensée poursuit ici infatigablement son propos avec rigueur. L'objet, on en conviendra, n'est pas à la portée d'un regard pressé et fugace. En témoignent l'abondance des thèmes et de leurs enchaînements, ce à quoi cette réflexion s'alimente, thèmes et enchaînements auxquels la pensée doit, si elle veut « comprendre », s'intéresser d'une manière souvent inédite, à l'intérieur d'une vaste problématique. Il y a là, je l'ai suggéré, une forme de l'empirisme. Revenons-y rapidement et dans la mesure où des dénominations peuvent servir de repères sans cependant épuiser tout le sens de l'effort de pensée et sans pouvoir remplacer une lecture directe. Aussi pour ajouter quelques interrogations à celles qui se sont glissées silencieusement dans ce qui précède. L'empirisme, comme expérience de la subjectivité, peut prendre bien des directions, en ce qui a trait à la connaissance du monde, à sa perfectibilité, à sa transformation en objet de contemplation, etc. Il n'est pas facile de voir en quel sens va ici la pensée. Ce monde est-il connaissable ? Il semblerait que ce soit le cas. Mais se peut-il que la connaissance positive et vraie soit à tout jamais étrangère à la pertinence ? Et comment expliciter ce qu'est la connaissance pertinente ? Et si les deux formes de connaissance sont irréconciliables, comment éviter le manichéisme et le désenchantement ? Comment les aménager et peut-on vivre ainsi ? Le pessimisme ne peut que s'accroître. Ces questions peuvent se préciser si on les formule au moyen des trois catégories que voici : l'idéologique, le tragique et l'utopique [19]. On serait incliné à estimer que chez Dumont le tragique occupe tout l'horizon. Essayons de voir de plus près. La vision paraît d'abord plutôt idéologique. En déployant ses analyses et interrogations, elle s'inscrit dans l'effort d'autofondation de l'homme qui est propre à l'idéologie, elle n'accepte pas le monde et ses discours tels qu'ils sont mais elle les questionne et les problématise. Par d'autres traits, elle est en partie idéologique, en partie tragique : elle veut améliorer le monde (le monde et notre existence ne sont pas un tumulte insensé) et ne le refuse pas, elle veut le changer, comme dans l'idéologie, non le supporter ; elle ne mise pas sur l'héroïsme individuel, comme le tragique, mais sur un effort collectif, concrétisé par la « communauté des interprétants ». Elle n'est ici que partiellement idéologique : car elle comporte une limitation du politique, la vision proprement idéologique mise plus sur une pratique des faits, le tragique sur une pratique des valeurs. Dumont suspecte les utopies, les ramène au présent, il est sensible à l'histoire et elles ne le sont pas. Mais comme c'est le cas pour la vision tragique, chez lui, la fêlure, la distance entre le réel et l'idéal sont surmontées par des rites, par des solidarités quotidiennes plutôt que par un activisme et par des pratiques rationnelles. Toute la question dépend peut-être de cette « communauté possible des interprétants » qui apparaît comme visée concrète. Il importe d'y voir une parenté avec ce qui était appelé une « adhésion commune à l'existence », une « Solidarité de référence » (319-325 ; voir ci-haut), et aussi avec cette « culture en ce qu'elle a d'originaire ». Il me semble aussi assuré que c'est ce que Dumont retrouve dans sa belle interprétation de la Cité grecque : elle met en évidence un certain statut du politique, un état du langage, une « pratique de la parole ». Aristote pouvait écrire que « l'aptitude aux activités politiques » était une des quatre considérations auxquelles devait répondre le site et le plan d'une ville [20]. On est bien tenté de dire : « Qui ne voudrait être ce citoyen ? » Ne sommes-nous pas encore ramenés, comme au début, à ces pages du Lieu de l'homme où il s'agit du langage, de la « simpli­cité du dire originel » ? (le Lieu de l'homme, p. 31). Mais il y a plus. On doit recourir à un autre analogue de la « communauté possible des interprétants », l'entretien psychanalytique, qui est pour Dumont la situation la plus propre à illustrer ce que sont l'interprétation et l'opération, et ce qui leur résiste et les enveloppe. Et noter qu'il scrute l'histoire et l'ethnologie pour y trouver des équivalents de l'entretien. Gilles-Gaston Granger a déjà soutenu que le problème - insoluble - de l'histoire, pour qu'elle soit une science, est qu'elle « nous donne l'exemple paradoxal d'une clinique sans pratique » [21]. Ce qui revient à dire qu'il n'y a pas de clinique du tout (ou une clinique « spéculative », d'où le paradoxe). Chez Dumont, le sens de son action parait être de faire de l'« anthropologie » (notamment sous le nom d'histoire) une clinique avec pratique, par des incitations à transformer la société en une « communauté possible des interprétants », en un analogue de l'entretien psychanalytique. Et ainsi que le laissent voir les rapprochements déjà faits, cette communauté à quelque chose de mythique. Et, d'autre part, comme il le reconnaît : « l'entretien psychanalytique... ressemble au rite... » (348). Dans la vision tragique, la solution des tensions est associée aux « rites sacrés » (Gouldner). 

L'ambiguïté et l'ambivalence de la culture disparaissent, les deux registres distingués antérieurement se trouvent fondus dans l'existence qui est synthèse de l'en soi et du pour soi, de la matière et de l'esprit. Les « institutions enveloppantes », les « assises historiques fermes » doivent être prises pour des mythes, comme la « communauté des interprétants », dans une appréhension où les données de l'histoire et de la vie, où les hommes ne sont jamais seulement des réalités empiriques ou des choses mais aussi et surtout des projets et d es rêves, des faits de sens. Voilà ce qui résiste au savoir et le déborde. Nous sommes les deux à la fois. Dumont se livre à une dissection au bout de laquelle l'anthropologie de l'opération apparaît comme une raison subissant l'empire des régularités hétérogènes, de l'anonymat des phénomènes. Les deux autres anthropologies nous font penser à l'acting out ou, à l'acte manqué [22]. Dans les trois, le sujet est déporté hors de lui-même. Mais malgré les privilèges parfois accordés à l'action, on comprend aussi que l'ouvrage se termine surtout par une incitation à penser, comme si toute action avait tendance à s'enrayer. Occasion aussi de soupçonner que la mise en cause des anthropologies, et particulièrement de la Rationalité et des Lumières, ne va pas aussi loin qu'elle en a l'air. La sphère du tragique et du mythique n'est donc pas sans pouvoir rencontrer celle de la critique et de l'examen ? C'est pourquoi on pouvait, il y a un moment, le rapprocher d'une vision idéologique, au sens indiqué. La pertinence n'est pas non plus l'opposé de la vérité, comme l'erreur, et leur contact n'est peut-être pas impossible. Quant à cette « méfiance » à l'égard des théories, il devient encore plus clair qu'elle n'est pas à comprendre dans le strict contexte d'une épistémologie. On reconnaîtra qu'en relativisant toutes les anthropologies - et toutes les théories - la pensée ne fait que pousser à ses limites une des conséquences de l'empirisme. Elle ne le fait pas ici du point de vue de la connaissance mais de celui de la Lebenswelt. Faut-il encore parler de « pensée » lorsqu'il s'agit d'« adhésion à l'existence » ? Cet être préthéorique, peut-on l'amener à l'expression et au dicible ? Là-dessus, on peut méditer. Pour l'instant, le lieu de l'homme est celui d'une perplexité quant à la pertinence du théorique, et j'ajouterais, pour ma part, quant au destin du préthéorique, de « la culture en ce qu'elle a d'originaire », devant la solidité et les réussites de la connaissance scientifique. 

Cette oeuvre, comme la vie, se tient dans un état d'équilibre métastable entre la science et la culture. Et surtout du point de vue de cette dernière, si voisine de l'existence dont il n'y a toutefois ni pensée ni anthropologie ! Elle ne fait pas la requête classique de métamorphoser la science en culture mais, les rapportant l'une à l'autre, elle nous révèle qu'il y a lieu d'interroger la signification de la science dans et pour la culture, d'être attentifs à des embarras de notre culture, embarras que la science a pu occasionner et qu'elle perpétue. Élément peut-être décisif de ce programme dont Pierre Rosanvallon analyse une autre face mais que pourtant il décrit en des termes qui évoquent ce que Fernand Dumont nous presse d'entreprendre : « Il faut aller jusqu'au bout du voyage à l'intérieur de nos aveuglements, pour retrouver dans la lucidité du face à face avec nos héritages les plus secrets la force d'un nouveau courage [23]. » 

Au moment où il faut clore, des questions sur un certain nombre de points viennent à l'esprit :

 

a) Le problème abordé ici est souvent par ailleurs circonscrit comme résultant d'un écart, d'une opposition entre, d'une part, la science et son mécanisme, d'autre part, l'esthétique, la morale, la métaphysique [24]. Or, pour Dumont, s'agirait-il de combler cet éloignement, de recoudre, pour reprendre une expression de Dante, alors qu'il était aux prises avec un contexte analogue et qu'il évoquait la Cité antique comme un « fait vénérable », comme « la patrie » et ce lieu de fondation « de la véritable liberté », de recoudre, disait-il, « la tunique déchirée » (Dante, Monarchia) ? Et comment le faire ? Par contre, l'approche est moins directe, plus radicale que celles qui interprètent ce débat comme celui de la science et de la culture. On l'a vu, la science est judicieusement replacée dans la culture. La « solution » repose sur une médiation, un donné non reconnu et oublié. Peut-on dire plus sur ce donné et sa reconnaissance, sur cette « médiation » qu'on ne commence ni recommence mais que l'on reconnaît ? Dumont nous dit bien que, sans exclure la chose, le programme à réaliser n'en est pas un qui est métaphysique. Mais est-il imaginable que l'on puisse l'attaquer en l'absence d'un souci métaphysique ? La médiation n'est-elle pas de cet ordre ?

 

b) L'œuvre invite à réfléchir sur des fondements. Plus que des fondements de la science, il s'agit de ceux de la culture. D'où la résurgence du donné. Mais - question massive et quelque peu défiante - comment croire qu'en se livrant à la réflexion l'anthropologue pourra sauter par-dessus son ombre ? Comment ne pas penser que, comme on l'a vu, il n'y aura pas encore une échappée vers l'hétérogène ? En d'autres mots, lorsque l'on insiste sur la ressource qu'offre un donné, « la culture en ce qu'elle a d'irréductible », n'y aurait-il pas encore là en quelque lieu de la « théorie » ? Pas de théorie strictement scientifique mais, dans ce cas, « métaphysique » : comme on parle de « méta­physique du positivisme logique » (G. Bergmann) ou d'une métaphysique ou matérialisme historique ?

 

c) De L'anthropologie en l'absence de l'homme, il se dégage clairement que nous sommes fragmentés en deux mondes : celui des faits, de la vérité, des moyens ; celui du sens, de la valeur, de la pertinence, des fins. La critique mine la croyance selon laquelle ces deux « domaines » sont bien distincts et qu'il ne fait pas de doute que nous pouvons isoler des fins et que nous reconnaissons que des moyens (suppléés par une connaissance des faits) sont à leur service [25], en montrant, somme toute, que la science produit de la culture, que les moyens sont métamorphosés en fins. Mais le problème de la distinction des moyens et des fins se reposera tout entier. Et celui qui se posait à propos de la théorie ne réapparaîtra-t-il pas ? On peut reprendre ces questions autrement : dans le cas des « rapports » de la science et de la culture, est-ce que ce sont les moyens qui ont déterminé les fins ? Ou l'inverse ? Il semblerait que pour Dumont les moyens aient produit des fins : la prévalence de l'anthropologie de l'opération détermine une société modelée sur le fonctionnement, la production, etc. Ne devrons-nous pas dire la même chose de la « communauté des interprétants » ? Les moyens de la réaliser la produiront. Il semblerait donc que l'ouvrage procède à une redoutable démystification, en ramenant le domaine des faits à celui des valeurs. Redoutable en ce sens que dans sa propre visée, comment pourra-t-on distinguer les valeurs des faits ? En d'autres mots, les moyens (le genre d'anthropologie) utilisés, quels qu'ils soient, produiront de la culture. Mais on voit déjà que la réflexion qui s'engage à ce grand avantage de nous faire réaliser qu'à la source de l'anthropologie, il y a comme un « choix » de culture et de valeur.

 

d) Ce que l'on vient d'observer nous montre bien que ce qui nous est proposé constitue finalement une « autre » culture, d'autre valeurs. Je ne m'arrêterai pas au problème que d'aucuns soulèveraient ici, à savoir que ce qui est proposé ce n'est pas une autre culture mais la culture. En tout cas, une telle question ne serait pas complètement insolite. Au surplus, la « communauté possible (je souligne) des interprétants » devrait, on doit le supposer, dépendre d'un consensus. (Laissons de côté le fait que l'absence-de-communauté des opérateurs-producteurs-consommateurs ne repose que sur un consensus qui est contestable). Ce qui est frappant c'est qu'elle semble se définir par un consensus, puisque ses valeurs primordiales seraient : « l'adhésion commune à l'existence », la « Solidarité de référence ». En guise d'expédient, ramassons ce qui peut intriguer dans quelques questions : Que penser du décalage énorme entre une telle communauté des interprétants et nos immenses sociétés de marchandage et de négociations ? Et alors, comment esquiver l'utopie qui est cet « exercice libre d'une intelligence s'amusant à la construction d'un monde qu'elle sait provisoirement irréelle » et qui ne comporte « pas de plan pour l'action » (les Idéologies, pp. 115-118) ? En regard de ce consensus, comment situer l'énoncé qui dit que « la sociologie est d'abord une science des conflits... », son objet « ... Un conflit des pratiques de l'interprétation », et « ... qu'une société [...] avant d'être une chose, est un débat ? » (ibid., 158, 171) Que sera le sociologue de la « communauté des interprétants » ? Et comment rapprocher l'ensemble de ceci que disait Max Weber : « L'empire des valeurs est dominé par un conflit insoluble, donc par le besoin de compromis continuels. Personne ne peut décider comment les compromis devraient être faits, à moins que ce soit une religion « révélée ? [26] »

 

Peut-être est-il possible de formuler un problème crucial. On identifie l'aire des valeurs à celle du choix, de la décision et de la différence. Comment concilier cela avec l'idée selon laquelle il y a en dernière analyse une médiation, un donné qu'il faut reconnaître ? À un autre niveau d'analyse, on peut demander en abrégeant beaucoup : comment récuser l'idée chomskyenne d'une « Raison de la culture » (au nom des cultures particulières) pour ensuite mettre de l'avant celle de la « culture en ce qu'elle a d'originaire » ? Cette dernière peut paraître aussi anonyme et hétérogène que la première. Mais reposons abruptement la première question : comment choisir ce que l'on doit reconnaître ? On peut en dire autant des « théories ». Si on revient à ces rapprochements opérés entre faits et théories, on doit en convenir : les théories découlent de choix de valeurs (que Dumont nommerait des interprétations). Il y a donc toujours nécessairement « théorie ». En voulant les éviter, on semble bien se sortir d'un monde où il y a choix et valeur. Doit-on conclure que c'est à cela que conduit la reconnaissance d'un donné ? 

e) Une dernière question que je formule rapidement naît des précédentes. La culture est très certainement le domaine par excellence des valeurs. L'ouvrage n'ignore pas la pertinence du politique. Mais, comme on le notait à l'instant pour la métaphysique, la nature humaine étant ce qu'elle est, on concevra qu'on soit poussé à s'enquérir du statut du politique en investissant un champ à l'horizon duquel il se profile nécessairement. En intitulant cette brève étude « Prolégomènes à une philosophie politique de la culture et de la science », je ramenais, par ces termes, l'ensemble à un modèle assez classique. Mais j'y voyais quand même une pertinence. Alors on se demande ce qu'il en sera du pouvoir dans une communauté des interprétants. Que trouverons-nous au bout d'un projet qui, dans ses marges et implicitement, relativise la « culture savante » et revalorise la culture commune, traditionnelle et « populaire ». 

À tout considérer, le malaise qui occasionne ces questions souvent informelles et incomplètes vient de la condition suivante : on est amené à chercher une philosophie de l'histoire alors que l'histoire et sa philosophie sont, comme le veut l'ouvrage, constamment ébranlées dans leurs assises. On reste dans une ambivalence qui rappelle celle du temps et de l'histoire chez Augustin [27]. Lorsque l'on questionne sur le statut du politique, sur la prédominance des valeurs et d'un donné à reconnaître et qui paraît écarter le choix, sur le recours nécessaire à une réflexion métaphysique devant cette « culture en ce qu'elle a d'originaire » et ce « reste » que survole la science, sur le problème que pose le statut des théories ainsi que sur le saut que l'anthropologue ferait par-dessus son ombre, sur la résurgence de l'utopie et l'amplification du tragique, sur la valeur du Savoir positif, en tout ceci on s'inquiète au fond de la réalité de l'histoire, on appréhende sa dissolution et la nôtre et son remplacement par une ombre. Étrange renversement des émotions, car Dumont veut nous faire percevoir que l'histoire n'est qu'une ombre et nous voilà redoutant la proie pour nous raccrocher à l'ombre ! Mais l'ambivalence semble là en quelque part - dans le texte -, elle peut engendrer malentendus et incompréhensions. Il n'est pas sans intérêt de s'y arrêter. Ne discutons pas, comme on le fait souvent, de la « réalité historique », de l'existence réelle de la Cité grecque et de la Cité de Dieu, ces deux communautés qui sont pour Dumont des exemplaires de ce que devrait être l'aménagement de l'existence et ce qu'il valorise au plus haut point en y voyant « les emplacements d'une pratique », des « fusions de l'abstrait et du concret ». L'ambivalence est entraînée - et le malentendu peut en sortir - par le recours incessant à la « Cité », à la « communauté », et même à la « culture », à ces notions qui renvoient néanmoins à l'histoire telle que l'entend la conventionnelle philosophie de l'histoire, dans une réflexion qui désire par ailleurs qu'on l'abandonne. Je conjecture qu'il ne s'agit pas que de terminologie. 

Désamorçant par le fait même l'objection banale que l'on ferait à l'auteur en disant que les constructions des savoirs, il les remplace par les siennes, ne faut-il cependant pas se dire que cette ambivalence découle de cette ombre qui entoure toujours l'anthropologue ? Car, comme l'absence, elle est bien là depuis toujours. N'est-ce pas cette ombre qui resurgit, d'abord insidieusement, lorsqu'on préconise « une autre philosophie de l'histoire » (361) et - je force le trait - lorsqu'on retrouve l'« historien » comme intervenant dans la « tragédie humaine » ? En se rappelant le procès de Socrate, il est bien difficile de croire qu'il voyait dans la Cité cet « emplacement d'une pratique », si on retient que pour lui la Cité, plutôt que d'être là dans l'empirie, n'existe, comme le disait Merleau-Ponty, que « dans son rapport vivant avec Athènes, dans sa présence absente » et qu'« enfin de compte, la Cité est en lui ». Mais si cette action est toujours individuelle et à recommencer, les idées d'histoire et de communauté ne sont-elles pas à relativiser, peut-on vraiment parler d'« emplacements d'une pratique » ou d'« assises historiques fermes » ? On peut poursuivre en analysant un peu différemment l'idée de Cité de Dieu. Comment dire qu'il s'agit là de l'« emplacement d'une pratique » ? Si par cela on entend le vif de l'histoire, celle-ci telle qu'elle est vécue, ne serait-il pas plus juste de dire que cette histoire est bien plutôt un mélange inextricable des deux Cités ? Les choses ne sont-elles pas comme les décrit Löwith ? « La substance de l'histoire de l'homme, écrit-il, est un conflit entre la Civitas Dei et la Civitas Terrena. Ces cités ne sont pas identiques à l'église visible et à l'état mais deux sociétés mystiques... [28] ». Que dit le De Civitate Dei ? « Ayant donc mis sous nos yeux les deux cités, l'une dans les réalités de ce siècle, l'autre dans l'espérance de Dieu, toutes deux sorties comme d'une porte commune de mortalité, porte ouverte en Adam, pour s'élancer en avant et parcourir leur carrière, chacune tendant au but respectif qu'elle doit atteindre... [29] », L'« emplacement d'une pratique » ne serait-il pas ce mélange des deux cités plutôt que la Cité de Dieu ? Par ailleurs, comme dans le cas de Socrate et de la Cité grecque, le « sens » de l'ensemble ne vient-il pas de l'extérieur, de l'élément mystique, et ne concerne-t-il pas les personnes, de telle sorte qu'il n'y a pas vraiment d'ensemble et que les notions d'histoire et de communauté sont ici problématiques ? 

Le but de ces courtes exégèses n'était pas de chicaner sur des interprétations, mais de soulever deux questions. De demander d'abord si ces références pleines d'ardeur à la Cité, comme à la communauté et à l'histoire, de même qu'à l'« emplacement d'une pratique » ou à des « assises historiques fermes » ne pouvaient pas nous abuser. Car ces exégèses, si elles sont appropriées, n'indiquent-elles pas qu'il faut atténuer la portée historique et sociale du discours ? Et peut-être revenir au tragique [30] ? Par ailleurs, je ne doute pas que Dumont soit d'accord avec ce que je viens de dire de Socrate et de la Cité grecque. Et je ne pense pas que nous soyons très loin de ce qu'il vise : ne voulait-il pas en commençant nous persuader que la vérité n'était pas dans l'histoire ? Et ma deuxième question suppose qu'il était inévitable que de quelque façon il se glisse des interprétations semblables à celles sur lesquelles je chicane et que le tragique soit par là adouci au profit de l'historique. Car, évoquer, quitte à engendrer l'équivoque, une Cité et une communauté possibles, n'est-ce pas la seule façon d'être en relation avec l'homme, par une « présence absente », comme Merleau-Ponty le disait à propos de Socrate ? Comme si l'anthropologue ne pouvait se départir de son ombre, de « son insinuation qu'il y a une telle chose qu'une histoire des hommes. » (352) Car s'il n'y a pas de Cité sans Socrate, celui-ci ne Peut quand même pas être dans elle. N'est-ce pas ce que cache et révèle l'ombre ? L'anthropologie en l'absence de l'homme n'est-elle pas aussi une manière de présence de l'homme à lui-même ? 

L'ouvrage fournit déjà des réponses à de telles questions. Certaines de ces dernières s'écartent délibérément du dessein premier de l'auteur. Elles sont posées ici pour aller plus avant, pour obtenir des décantations, comme on nous y invite à la toute fin, éprouvant pertinemment que l'homme « n'est pas mort », qu'« il s'interroge » (369). En plus de nous éveiller à l'inquiétude et à l'espoir, il nous remémore le premier mot de la Métaphysique d'Aristote : « Tous les hommes désirent naturellement savoir. » 

L'Anthropologie en l'absence de l'homme est un appel exigeant et passionné aux praticiens des sciences humaines à être sensibles à l'événement, à être pensifs au sujet des fondements et des horizons de leurs travaux et recherches et à les replacer sous un éclairage où se dévoile la question de notre identité et de notre destin. Freud nous a rendu sensible « à tout ce qui reste dans les marges de la prose de la vie » et Claudel en disait : « Tout ce bruit en train de devenir une parole, c'est peut-être intéressant après tout [31]. » On trouve chez Dumont une des contributions les plus cohérentes et les plus imposantes pour rendre ce bruit intéressant, pour le constituer en parole. 

 

Claude Savary
Université du Québec à Trois-Rivières


[1] À moins qu'il y ait des indications différentes, ces renvois sont à Dumont, Fernand, l'Anthropologie en l'absence de l'homme, Paris, PUF, 1981.

[2] On se souviendra de la Lettre sur l'humanisme, citée dans le Lieu de l'homme, Montréal, HMH, 1968, p. 31 et du commentaire de Dumont : « Qui pourra mieux dire l'extrême idéal, le dernier courage de ceux qui écrivent dans le présent de la parole ? Qui ne voudrait être ce paysan ? »

[3] Charles G. Gillispie, The Edge of Objectivity. An Essay in the History of Scientific Ideas, Princeton University Press, 1960, 1973, p. 153.

[4] On pourra rapidement mesurer à quel point les positions de Dumont sont intempestives en comparant avec Lévi-Strauss disant que le but des sciences humaines est de « réintégrer la culture dans la nature, et finalement la vie dans l'ensemble de ses conditions physico-chimiques », la Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 327.

[5] Voir la parenté entre la culture et la conscience dans le Lieu de l'homme, p. 51.

[6] F. Dumont, « Note sur l'analyse des idéologies », Recherches sociographiques, IV, 2 (1963), p. 161. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[7] Fernand Dumont, les Idéologies, Paris, PUF, 1974, pp. 170-171.

[8] Des thèmes comme ceux de la pertinence et de la vérité, de l'ombre de l'anthropologue, de l'absence de l'homme ne peuvent malheureusement qu'être mentionnés ici malgré leur importance dans l'ouvrage.

[9] E.g. : « La croyance, l'adhésion ne sont-elles pas l'éviction de la pensée ? De la pensée réflexive, prise au sens strict, en effet ; de la pensée, certes pas » (320) ; « ... s'impose l'impératif de penser la culture en son origine. » (335)

[10] Méfiance qui est un des fils de la trame de l'Anthropologie en l'absence de l'homme. Elle est explicite dans l'article « Le projet d'une histoire de la pensée québécoise », paru dans Philosophie au Québec (sous la dir. de Panaccio et Quintin), Montréal, Bellarmin, Paris-Tournai, Desclée, 1976. À propos des travaux de l'Institut supérieur des sciences humaines de Laval sur l'histoire des idéologies, elle est indirectement relevée par A. Vachet (compte rendu de Dumont et al., Idéologies au Canada français, 1900-1929, dans Livres et auteurs québécois, 1974, Québec, PUL, 1975, pp. 281-282), par moi-même, en atténuant (compte rendu de Dumont et al., Idéologies au Canada français, 1930-1939, dans Livres et auteurs québécois, 1978, Québec, PUL, 1979, p. 272. Jean-Guy Meunier en fait une critique à partir d'un texte qui en dérive : « Le « Livre blanc » de « La politique québécoise du développement ». Esquisse critique d'une philosophie de la culture », Philosophiques. VI, 2 (1979), pp. 347-360. J'ai amorcé une étude du problème global dans « Les sciences humaines et l'interprétation », Philosophiques, VII, 2 (1980), pp. 267-299 (en part. à la fin).

[11] C'est pourquoi lorsqu'on se met en frais de « définir » la culture, de « dire ce que c'est », on conclut si souvent dans une impuissance à penser et à des incitations à agir.

[12] On ne peut qu'être très sensible à ce qui dans l'ouvrage parle des âges de la vie, de la naissance et de la mort... Mais ce qui fait difficulté c'est qu'on parvient mai à le rattacher à la dialectique de la science et de la culture.

[13] Et de l'action. Selon notre référence à la p. 323, seule l'interprétation sauverait « la singularité des événements... »

[14] Une interrogation sur le « commencement » de la pensée et sur les cheminements de son histoire. Ce serait une façon de résumer le propos de l'Anthropologie en l'absence de l'homme.

[15] Cependant, le texte de la p. 323 que nous citions plus haut met sur le même pied, cette fois, les anthropologies de l'opération et de l'action...

[16] voir aussi le Lieu de l'homme, pp. 192 sq.

[17] Voir ci-haut n. 4 et la p. 325 : « ... il ne peut y avoir une anthropologie de l'existence ».

[18] Peut-on hasarder une association avec ces vers d'un poème ? Tous les hommes sont morts Mais ils attendent la nouvelle... Fernand Dumont, l'Ange du matin, Montréal, Les éditions de Malte, 1952, p. 18.

[19] Je les emprunte à A. W. Gouldner, The Dialectic of Ideology and Technology. The Origins, Grammar and Future of Ideology, Toronto, Macmillan, 1976, ch. 3 : « Surmounting the Tragic Vision : Generic Ideology as Idealism » ; « Idéologie » n'est évidemment pas à prendre ici dans son acception la plus courante et spontanée.

[20] Aristote, Politique, 133 à 34 sq., cité par Moses I, Finley, Mythe, Mémoire, Histoire, Paris, Flammarion, 1981, p. 90.

[21] Gilles-Gaston Granger, Pensée formelle et sciences de l'homme, Paris, Aubier, 1967, pp. 206-209.

[22] Cf. le Lieu de l'homme, p. 153 : « Au point où nous en sommes, et il s'agit maintenant de notre histoire à nous, le destin de l'intellectuel apparaît comme un énorme acte manqué. J'en verrais un des signes les plus nets dans les théories de l'engagement qui... », l'Anthropologie en l'absence de l'homme élargit, explicite dans plusieurs directions ce qui était énoncé dans le Lieu de l'homme.

[23] Pierre Rosanvallon, le Capitalisme utopique, Paris, Seuil, 1979, p. 5.

[24] Voir dans Klemke, Hollinger et Mine (directeurs de la publication), Introductory Readings in the Philosophy of Science, New York, Prometheus Books, 1980, la sixième partie (« Science and Culture »), en partie l'article de L. Marx, « Reflections on the Neo-Romentic Critique of Science ».

[25] Ce qui semble bien être le point de vue positiviste. Voir A. Pap, An Introduction to the Philosophy of Science, New York, The Free Press, 1962, p. 420.

[26] Max Weber dans une lettre à Robert Wilbrandt, 2 avril 1913 : cité par W. Schluchter, The Rise of Western Rationalism. Max Weber's Developmental History, University of California Press, 1981, p. v (ma traduction).

[27] Voyez H.-I. Marrou, l'Ambivalence du temps de l'histoire chez saint Augustin, Montréal, Institut d'Études Médiévales et Paris, Vrin, 1950.

[28] Karl Löwith, Meaning and History, Chicago, The University of Chicago Press, 1964, p. 169 (ma traduction).

[29] Augustin, la Cité de Dieu, XV, xxi, trad. Combes, Paris, Desclée de Brouwer, 1960, pp. 135-137. Ce texte, avec bien d'autres, est cité dans l'étude Th. E. Mommsen, « St. Augustine and the Christian Idea of Progress : the background of the City of God », Journal of the History of Ideas, XII (1960), 346-374.

[30] Et qu'adviendra-t-il de la « communauté possible des interprétants », s'il faut que le tragique nous fasse appeler la « Tour de Babel » ? Où situer cet opposé dans le discours de l'anthropologue ?

[31] Cf. J.-B. Pontalis, Après Freud, Paris, Julliard, 1965, p. 38.

’il lui est loisible de recourir à des schémas, à des modèles, à des théories empruntées à d'autres sciences systématiques ou de sa propre fabrication, de recourir donc aux anthropologies de l'opération et de l'action ; mais ce ne sont là que des moyens qui n'épuisent pas sa vocation de fond, qui est de sauver la singularité des événements, des hommes, des institutions et donc l'irrémédiable présence des mémoires collectives. (323) 


Retour au texte de l'auteur: Claude Savary, professeur de philosophie, UQTR Dernière mise à jour de cette page le lundi 22 janvier 2007 11:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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