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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marie-Blanche Tahon, “Féminisme et patriarcat.” Texte d'une intervention publié dans les Actes du Colloque de l'ACSALF de 1984, Le contrôle social en pièces détachées, pp. 59-71. Montréal: Les Cahiers de l'ACSALF, no 30, 1985, 263 pp. [Autorisation accordée par l'ACSALF le 20 août 2018 de diffuser tous les actes de colloque de l'ACSALF en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[59]

Le contrôle social en pièces détachées.
Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1984.
Première partie
PROBLÉMATIQUES

Féminisme et patriarcat.” [1]

Par Marie-Blanche TAHON

Chercheure autonome

Un des problèmes du "mouvement des femmes" réside dans le flou entretenu autour des mots 'féminisme' 'féministe-s' 'mouvement féministe' 'femmes' 'mouvement des femmes' 'mouvement de libération des femmes’. Le plus souvent, le mot 'féminisme' est vu comme englobant les autres, comme l'appellation minimale qui renferme approximativement ce que l'on veut dire et qui permet une identification.

N'est-ce pas ainsi qu'il faut lire la définition descriptive qu'en donne Nicole Laurin-Frenette lorsqu'elle le présente "sens large, comme l'ensemble du discours qui dénonce des conditions faites aux femmes dans la société, et énonce des modalités de transformation de ces conditions". Pour cette auteure, le féminisme "comprend l'ensemble des pratiques individuelles et collectives que recouvre ce discours. Dès lors, des personnes, des groupes et des organisations différentes, se partagent le discours et l'activité féministes. Ainsi, le féminisme ne se limite-t-il pas obligatoirement à l'étape contemporaine ou récente de l'histoire des femmes, à laquelle il est habituellement assigné".

Une telle définition introduit à un texte qui questionne la possibilité que le féminisme ait "été et se trouve encore associé à des réaménagements de l'organisation sociale du capitalisme" pour conclure notamment que "la force de cette contestation féministe peut être retournée contre les femmes si, dans leur lutte contre la domination, elles s'allient à des instances du pouvoir, à des appareils de contrôle : les partis, les sectes et les églises de toutes sortes, l'État..." [2].

Evelyne Tardy reprend explicitement cette définition du féminisme au sens large pour inférer que 'féminisme' et 'mouvement des femmes' sont synonymes. Cette même définition est alors utilisée pour lancer un appel à un "Front commun politique des femmes" en vue de "faire élire le maximum de femmes aux prochaines élections provinciales quelles que soient les couleurs des partis". [3]

[60]

Dans sa généralité, la définition du féminisme fournie par Laurin-Frenette est incontournable. Ce n'est d'ailleurs pas, me semble-t-il, l'intérêt majeur de l'article. Celui-ci réside plutôt dans l'essai de fournir "quelques éléments théoriques et historiques pour une analyse de la relation entre le Mouvement des femmes et l'État". D'ailleurs, l'auteure y parvient sans recourir une seule fois au terme "patriarcat". En ce sens surtout, elle se démarque des utilisations qui peuvent être faites de la définition du féminisme qu'elle propose.

De plus en plus, le 'féminisme' renvoie à ce que ses partisanes appellent la lutte anti-patriarcale, la lutte contre le patriarcat. Tout comme les mots 'féminisme' et 'féministe-s' deviennent des termes généraux, communs, neutres, les mots “patriarcat" et “patriarcal" sont souvent utilisés... comme les répondants des premiers [4]. L'existence du féminisme semble alors reposer sur celle du patriarcat.

Gayle Rubin [5] partage ce point de vue. Il n'en est pas ainsi pour Micheline de Sève qui note que Gayle Rubin "choisit de restreindre le concept de patriarcat à son acception classique mais (...) néglige ce faisant la puissance évocatrice d'un terme politiquement lourd de sens au profit d'une désignation plus rigoureuse peut-être mais qui a le défaut de sa neutralité sémantique" [6]. Dès lors, n'est-ce pas moins le terme que son utilisation actuelle qui est lourde de sens ?

En effet, dans sa relation constitutive, explicitement oppositionnelle, au patriarcat, le féminisme entretient la confusion femme, mère, fille, qu'il n'a certes pas inventée mais qu'il reprend à son compte. Le recours au terme patriarcat dévoile alors le positionnement des féministes non comme femmes mais comme filles, avec toute l'ambivalence (non analysée) que la filiation implique. La fille fait le père. Pas de père sans fille.

Cette acception, peut-être non voulue mais sémantiquement non neutre, découle du recouvrement des femmes par les mères-ménagères. L'utilisation du terme patriarcat renvoie du coup à ce qui continue d'être perçu comme le confinement des femmes à la sphère de la production domestique [7] - commun dénominateur sur lequel repose "l'unité des femmes" que les féministes se croient tenues d'établir -, comme l'enfermement des femmes dans "le privé".

[61]

Que des recherches historiques de plus en plus nombreuses établissent que l'ascension du "privé" correspond à l'effritement du pouvoir patriarcal n’entamera pas ce point de vue. Il ne saurait être entamé puisque la raison sociale du féminisme est l'oppression commune et généralisée des femmes dans le temps et dans l'espace, ce qui rend nécessaire le recours à un terme aussi englobant que "le patriarcat".

Pointer ce monstre empêche toutefois de réfléchir sur l'identité sociale des femmes. Une telle réflexion a été amorcée à partir du point de vue selon lequel la femme [8] n'existe pas en soi car "'femme' n'a de sens que dans le système de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels" [9]. Véhiculé par un courant de lesbiennes radicales, ce point de vue dépasse largement la polémique "hétéro-collabo". Il y a une autre réflexion qui est à l'œuvre chez celles qui interrogent la différence sexuelle [10], qui pensent 'femme-s' et 'homme-s' et pas d'abord 'mère-s', 'fille-s', 'père-s', 'fils'. Cette dernière réflexion est facilement réduite au cliché femme-(porteuse de) vie. Françoise Duroux s'écarte de ce risque de réductionnisme en écrivant "il ne s'agit pas de prendre encore une fois sur nous le corps, le sexe (et que se perpétue ailleurs la civilisation du hors-sexe) mais, par notre déplacement de faire exister qu'il y en ait deux, et entre les deux, une différence" [11]. Mais on peut se demander si la dénégation largement répandue à l'égard d'une recherche sur la différence sexuelle ne relève pas du refus d'affronter les questions des différences biologiques, refus qui serait justifié par l'imposition "séculaire" de 'la femme-nature" et la nécessité, réelle, de faire valoir que l'infériorisation est sociale. Un tel refus ne s'apparente-t-il pas au tabou.

Le féminisme, en se définissant dans une relation de couple avec/contre le patriarcat, occulte ces interpellations contradictoires qui questionnent toutes deux l'identité sociale femme-s En entretenant la confusion femme-mère-fille, grâce à l'image toute puissante du père, le féminisme parle pour les faire taire. En ce sens, le féminisme constitue une réponse à un besoin de régulation sociale provoqué par l'émergence du mouvement de libération des femmes.

La valorisation souvent incantatoire du “vécu" des femmes [12], quand est gommée une analyse du quotidien [13], illustre l'entretien d'une pensée mythique [62] (a-historique) autant que le refus d'aborder la question de l'identité. Les deux éléments sont liés. Ils sont tous deux nécessaires pour faire du mouvement féministe le mouvement social reconnu de l'heure, pour le constituer en relève du mouvement ouvrier car "le mouvement des femmes agit présentement comme fer de lance de la remise en question globale de la société capitaliste et patriarcale" [14]. Le mouvement féministe serait même le mouvement le plus révolutionnaire -même si le mot a perdu de son fumet en ces temps de crise- parce que les femmes constitueraient le groupe -la classe ?- le plus opprimé dans le temps (oppression préalable au capitalisme et toujours de rigueur sous "le socialisme") et le plus nombreux.

Cette surenchère dans l'oppression nie les conditions de possibilité d'émergence d'un mouvement de libération des femmes, les contradictions (matérielles et idéologiques) sur lesquelles il prend assise et se construit. La référence actuelle au patriarcat renvoie la situation des femmes à une accumulation d'oppressions. À la journée de travail salarié s'ajouteraient les tâches domestiques telles qu'effectuées par la femme patriarcale (au sens propre) mais enrichies d'exigences nouvelles liées à la société de consommation. S'y ajouterait aussi l'entretien des enfants comme s'ils étaient toujours aussi nombreux que lorsqu'ils étaient produits comme force de travail gratuite pour les travaux agricoles sans être astreints à une socialisation raffinée alors que celle-ci est maintenant en grande partie prise en charge par des appareils étatiques et que leur nombre est à la baisse. De plus, les femmes devraient se soumettre à “la dette conjugale” toujours plus élevée au plan des jeux érotiques (pour le plaisir des seuls hommes) et surtout des sentiments à réactiver quotidiennement (pour le bien-être existentiel des seuls hommes, toujours).

Cette vision, à peine exagérée, oblitère une des causes importantes de l'émergence de la contestation des femmes dans les années '60-70 : l'inadéquation entre l'image de la "vraie" femme mère-épouse à plein temps et la socialisation de plus en plus poussée de la production d'enfants et de la production domestique qui rendait cette image caduque.

En faisant de la reconnaissance du travail domestique son cheval de bataille (théorique mais rarement pratique sinon en Italie) -opération certes importante et nécessaire- mais en le renvoyant au patriarcat - opération [63] insuffisante qui s'inscrit dans une démarche mimétique de l'analyse marxiste [15]-, le féminisme réactive l'image de la ménagère plein temps. Ce qui provient, en partie, du manque de perspective à l'égard de la remise en question d'un autre couple célèbre : production/reproduction. Mais surtout, cette réactivation, non voulue en elle-même sans doute, repose sur la nécessité d'établir l'unité des femmes. La sollicitude dont est actuellement l'objet l'AFEAS n'est pas étrangère à cette crispation. La recherche de l'unité des femmes connote un discours qui ne se contente pas seulement de dénoncer des conditions faites aux femmes dans la société ; elle illustre la velléité de se constituer en groupe de pression dans les appareils existants.

Les professions de foi sur le bien-fondé du caractère polymorphe du mouvement se font de plus en plus rares et cachent de plus en plus mal l'aveu des difficultés que rencontrent les féministes qui veulent à la fois se prévaloir d'un point de vue "révolutionnaire" (féministe) et le faire valoir dans les appareils existants (conduite de filles préférées du père). Les récentes péripéties qui ont entouré la nomination de la présidente du Conseil du Statut de la Femme en sont une illustration. Il en est ainsi des débats internes au sein du Mouvement Socialiste qui se sont soldés par le départ des féministes.

Tirant le bilan de cette expérience, Claire Duguay et Micheline de Sève écrivent que “le combat pour la reconnaissance 'idéologique' du féminisme est résolument engagé en particulier au sein des organisations de gauche mais (qu‘) on aurait tort de minimiser la force des habitudes, le poids des traditions, le style de fonctionnement et de langage dominants qui font que les féministes continuent d'apparaître comme marginales, étrangères dans un monde régi sur le mode patriarcal" [16]. Certes, un monde régi sur le mode patriarcal considère les féministes comme des étrangères ne devrait pas étonner si "le combat pour la reconnaissance 'idéologique' du féminisme" n'était pas "résolument engagé" au sein d'instances de pouvoir mixtes. Cependant, se mettre un tel monstre sur les bras, les féministes n'obturent-elles pas la subversion des femmes et ne tombent-elles pas dans le piège qu'elles ont elles-mêmes tendu.

Un exemple lumineux de ce genre de raisonnement est fourni par Armande Saint-Jean, qui se définit elle-même comme “féministe radicale et féroce" [17], dans son livre Pour en finir avec le patriarcat [18]. L'originalité de la [64] pensée de l'auteure est de faire reposer le fondement de la légitimation de l'unité des femmes non sur leur oppression mais sur leur féminisme. Toutes les femmes seraient féministes car "toutes les femmes participent au mouvement des femmes, de bon gré ou non, qu'elles en soient conscientes ou non".

Une telle approche règle "radicalement" la définition du mouvement des femmes comme mouvement social. Malgré cela, l'auteure ne se sent pas dispensée d'une présentation hiérarchisante des féministes selon une division du travail classique en termes de complémentarité et de degré de prise de conscience. Si toutes les femmes sont féministes, celles-ci n'avancent pas toutes au même rythme, à la même vitesse. L'auteure décèle quatre “familles de pensée" au sein du mouvement féministe québécois qu'elle décrit comme idéologiquement cohérent.

La première comprend les femmes, dit Saint-Jean, que "j'appelle les féministes sociales puisqu'elles refusent elles-mêmes de s'appeler féministes". Leur préoccupation sociale serait "plutôt de justice sociale qu'une amélioration du sort des femmes" alors que leur but fondamental serait “l'épanouissement des femmes à l'intérieur du rôle d'épouse/mère/servante de la famille" pendant que les jugements qu'elles portent sur les femmes s'exprimeraient en termes de féminité. De plus, ces "féministes sociales" ne font pas de déclarations publiques quand elles se trouvent dans des organismes officiels et n'émettent pas d'opinions déterminées sans obtenir au préalable l’assentiment des hommes".

Une telle opération de désignation relève -au nom-du-père ?- de la volonté de Saint-Jean. Cette manière de faire lève naïvement le voile sur le respect [19] dans lequel sont tenues les femmes membres d'organisations féminines “traditionnelles". "L'écoute du vécu" surdéterminé par la recherche de l'unité quantitative des femmes revêt une forme d'œcuménisme qui accorde au label "féministe" le pouvoir d'absoudre les péchés. Cette manière de procéder empêche de percevoir -sinon ridiculise- les contradictions dans lesquelles sont placées des femmes. L'analyse de ces contradictions [20], féconde pour l'avancée de la compréhension théorique de la situation des femmes, ne peut être menée si l'on impose cette caricature de "féministes sociales".

[65]

La présentation des "féministes réformistes", la deuxième famille n'est guère originale. Elles "font un travail essentiel, un travail fastidieux, obscur et exigeant", "un travail passablement difficile qui demande beaucoup de temps et de patience". Un vrai travail de femmes, quoi ! À la fois insuffisant et nécessaire. Mais les "féministes réformistes" "emportent toute ma reconnaissance", note l'auteure indulgente, “parce que sans elles il nous passerait souvent des choses horribles sous le nez sans qu'on les voie". Voilà qui doit faire office de bilan : elles ont la bénédiction de Saint-Jean.

La caractérisation des "féministes marxistes", la troisième famille tend elle aussi à l'universalisme. Cela peut paraître d'autant plus étonnant que l'objectif proclamé consiste à présenter les “familles de pensée" à l'intérieur du mouvement féministe québécois. Dans son analyse, l'auteure se contente de stigmatiser la primauté de la lutte de classes qui serait la marque de fabrique de cette "famille" sans prendre en considération le fait que ces dernières années, au Québec, -comme aussi en Italie-, ce soit sous les questionnements, interpellations et remises en cause de ces militantes qu'ont éclaté les organisations classiques d'extrême-gauche. De fait, cet élément est complètement passé sous silence. L'auteure a cependant observé que "les plus âgées" se détachent de ces groupes où "elles finissent" par y déceler la misogynie... mais "sont immédiatement remplacées par des nouvelles qui viennent, à leur tour, répéter le dogme...''. Pas plus que la sortie des plus âgées, n'est analysée la constance de la prétendue attraction des organisations politiques mixtes. Pourtant, des "féministes marxistes" françaises ont tenté de le faire avec un certain bonheur sans pour autant parvenir à questionner, à partir de leur expérience de la rupture, leur relative insatisfaction de la seule militance féministe [21].

Viennent enfin les "féministes radicales", les membres de la quatrième famille pour contrer la vulgarité de l'image reçue selon laquelle elles sont "les extrémistes, celles qui crient le plus fort et qui réclament avec le plus d'acharnement", l'auteure recourt à l'étymologie du mot "radical" pour les définir comme celles qui “voient la racine, l'origine de l'oppression des femmes dans un système qui existe depuis des siècles, des millénaires et qui s'appelle le patriarcat". Pour ces femmes, l'objectif consiste à "modifier ce système pour le remplacer non par un matriarcat calqué sur le système actuel inversé (domination des femmes), mais plutôt sur une autre forme [66] d'organisation de la vie en société. Plutôt qu'un rapport de forces et de pouvoir entre dominées [22] et dominants, ce système renouvelé aurait pour base le respect et l'égalité entre tous les êtres humains dans la réciprocité et l'interdépendance''. Un tel "objectif" repose sur le postulat de base selon lequel "le privé est politique".

Tel le secret de fabrication de la Labatt, les origines et les fortunes de ce slogan [23] ne, sont pas percés. Il faut se contenter du "y est bonne, rare" ou encore de "on peut mesurer l'importance de leur impact (celui des féministes radicales qui adoptent ce postulat) sur la conscience féministe québécoise par la fréquence avec laquelle, aujourd'hui, on se réfère au patriarcat comme étant le système à l'origine de l'oppression des femmes et à ses manifestations dans la vie des femmes". Enfin, l'analyse concrète des féministes radicales québécoises [24], pas plus que celle de la pratique des autres féministes, n'est faite. Cela n'empêche pourtant pas l'auteure de décréter qu'elles font "la jonction entre leur engagement de militantes et l'évolution forcément lente et quotidienne d'un problème qu'elles situent dans un contexte beaucoup plus vaste et global".

La clarification de l'oppression quotidienne des femmes n'est certes pas chose aisé. De telles citations révèlent qu'Armande Saint-Jean fait du "patriarcat" le repoussoir d'un manque d'approfondissement théorique de l'appréhension des formes que prend l'oppression des femmes. Il en découle une totalitarisation du mouvement féministe qui est rendue nécessaire par la vision défendue du patriarcat. Non analysé, celui-ci est un "tout" face auquel les femmes -''les dominées"- doivent aussi mécaniquement constituer un tout. Féminisme fourre-tout. Position minée par deux exigences irréconciliables : d'une part, asseoir la légitimité des "radicales" et de leurs sous-fifres “réformistes" en caricaturant les “sociales" et les "marxistes" et d'autre part rabattre toutes les femmes vers le féminisme pour légitimer une lutte. Vigilante, l'auteure prend soin d'éviter que des récalcitrantes tentent d'échapper à l'enfermement de sa typologie familialiste, aussi prévient-elle celles qui "ont commencé à se distinguer, comme les féministes écologiste ou les lesbiennes féministes" que leurs "différences se situent davantage au niveau des modalités d'intervention et des secteurs d'intérêts et d'actions privilégiées qu'à celui des postulats et des analyses de fond".

[67]

Que Jovette Marchessault endosse cette vision en se réjouissant de ce que ce livre s'alimente à la pensée radicale féministe "et plus souvent qu'autrement lesbienne" de la dernière décennie [25] éclaire une perception de la radicalité -les lesbiennes seraient les plus radicales parmi les féministes parce qu'elles sont lesbiennes- qui refuse de prendre en compte ce qu'implique le développement de l'analyse lesbienne radicale pour le féminisme [26].

Le repliement frileux sur un féminisme qui fait ce qu'il peut ("évolution forcément lente") est, à mon avis, la résultante de la mise en présence de deux totalitarismes qui se soutiennent l'un l'autre. D'une part, toutes les femmes sont féministes et "on ne peut être à la fois pour les féministes et contre elles, d'accord avec certaines idées mais en désaccord avec d'autres". D'autre part, "le patriarcat est, en fait, le système dans lequel nous vivons (...) l'ensemble des règles et des normes sur lesquelles repose toute l'organisation de la société dans sa globalité autant que dans chacune de ses parties, puisque c'est là que s'inscrit l'existence de chacun-e des individu-e-s qui composent cette société". Dans ce contexte, le patriarcat est un "système qui gouverne à la fois la partie et le tout, le groupe autant que chaque membre du groupe. Ce système est séculaire et universel". Il se manifeste sous diverses formes puisqu'il épouse toujours les particularités géographiques, politiques, économiques, ethniques et qu'il les transcende". Il invente le féminisme. Voilà une approche dite "substantielle" par l'auteure, approche qui renvoie, faut-il le rappeler, aux thèses fonctionnalistes battues antérieurement en brèche par des féministes -comme Kate Millet [27] et même la si peu "radicale" Betty Friedan. [28]

On peut dès lors se demander comment le patriarcat fonctionnant tel que prétendu, le féminisme a-t-il pu émerger et se déployer. Pour Armande Saint-Jean, cette question n'a pas à être posée puisque toutes les femmes sont féministes, le féminisme constituant l'essence de l'être-femme. Si la question ne se pose pas pour le féminisme, elle peut être soupçonnée pour le mouvement des femmes. Ainsi, après avoir doctement prétendu qu' "il importe de dissiper la confusion qui entoure ces deux notions (statut et conditions d'existence) parce que, de plus en plus, on a tendance à parler du statut pour désigner les conditions et, plus grave encore, à croire que modifier les conditions d'existence signifie changer le statut", l'auteure est amenée à proposer en conclusion qu'"à force d'agir sur nos conditions d'existence, les [68] voir, les nommer, en expliquer les causes, identifier les moyens de changer, nous modifions la réalité et nous grugeons lentement mais sûrement le statut de dominées où l'on a voulu nous enfermer". En d'autres termes, en étant féministes, nous faisons reculer le patriarcat selon Armande Saint-Jean. Aussi conclut-elle en entretenant le floue d'une telle approche en disant que "la génération des femmes de trente à quarante-cinq ans est la première à tenter le tour de force de tout faire en même temps ou de ne faire que ce qui nous plaît. Ces femmes auraient été les premières à divorcer en masse, à provoquer des avortements aussi fréquents qu'il le faut, à assumer seules, par choix, la responsabilité psychologique et matérielle d'une famille".

Voilà un nouveau modèle de femmes-mères qui constitue une réponse inespérée pour l’"État-Providence" "en crise" : les femmes acceptent de s'occuper, seules, des enfants. Leur souci de reconnaissance sociale ne recule devant aucun sacrifice ! Il n'y a plus de distinction, plus d'analyse. Telle est la conclusion à laquelle nous conduit l'approche de cette auteure. Tel est aussi le piège d'une vision dichotomique trop souvent présentée comme la seule valable. Aussi, nous apparaissait-il important de le mettre en relief.

Marie-Blanche Tahon
Chercheuse autonome

[69]

[70]

[71]

[72]



[1] Je remercie Diana Bronson, André Corten et Martine Fourcand pour leurs commentaires sur la première version de ce texte. Celui-ci, comme on dit, n'engage que moi.

[2] Nicole LAURIN-FRENETTE, "Féminisme et anarchisme : quelques éléments théoriques et historiques pour une analyse de la relation entre le Mouvement des femmes et l'État", dans Yolande COHEN, Femmes et politique. Montréal, Éditions du Jour, 1981, pp. M7-191.

[3] Evelyne TARDY, "Le mouvement des femmes et la crise", Cahiers de l’ACFAS, no 16, Crise économique. Transformations politiques et Changements idéologiques. Actes du colloque de la Société québécoise de science politique, 1983, pp. 353-371.

[4] Un exemple choisi : "Parler stratégie implique que l'on se pose les questions suivantes : quel est le but ultime du mouvement féministe ? Pour le mouvement ouvrier, c'est, ou c'était, l'avènement d'une société sans classes. Pour le mouvement féministe, c'est l'avènement d'une société sans...quoi ? Admettons même que l'on s'accorde sur une formulation assez vague, car on peut mettre différentes choses sous les mots, telle que ‘le renversement du patriarcat' ; comment fait-on...", écrit Christine DELPHY dans “Les femmes et l'État", Nouvelles questions féministes, no 6/7, 1984, pp. 5-19. Je souligne.

[5] Gayle RUBIN, "The Traffic in Women", dans REINER, R.R., Toward an Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975, pp. 157-210.

[6] Micheline DE SÈVE, Du socialisme patriarcal au féminisme socialiste, ronéo., 24 p., texte distribué par l'auteure lors du séminaire qu'elle assurait, "Mouvements sociaux au Québec", UQAM, science politique, automne 1983.

[7] Eliane VIENNOT ne manque pas d'humour quand elle limite aux “nombreuses chansons du début du mouvement, où il n'était question que de faire la cuisine au mari et de torcher les gosses, alors que la majorité des féministes étaient célibataires, divorcées, homosexuelles..." dans “Des stratégies et des femmes", Nouvelles questions féministes, no 6/7, 1984, pp. 155-172.

[8] Le singulier ne renvoyant pas d'abord au "mythe", c'est le singulier du pluriel.

[9] Monique WITTING, "La pensée Straight", Questions féministes, no 7, février 1980, pp. 45-53.

[10] Luce IRRIGARAV, Éthique de la différence sexuelle. Paris, Minuit, 1984.

[11] Françoise DUROUX, "La société des femmes", Les Cahiers du Grif. No 28, 1983-84, pp. 25-35.

[12] Voir l'article virulent et stimulant de Ti-Grace AKTINSON, "Le nationalisme féminin", Nouvelles questions féministes, no 6/7, 1984, pp. 35-54.

[13] Des éléments pour mener cette analyse -elle pourrait transformer profondément les sciences humaines si elle parvenait à se garder de la séduction de L'empire du sociologue, collectif "Révoltes Logiques", Paris, La découverte, 1984,- sont fournis notamment dans Yolande COHEN, op cit.. et dans les travaux de sociologues françaises (Françoise BATTAGLIOLA, Danièle CHABAUD, Danielle COMBES, Dominique, FOUGEYROLLAS, Monique HAICAULT, Danielle KERGOAT,  Anne-Marie RICHARD, etc.) dont certains se retrouvent dans Le sexe du travail. Grenoble, PUG, 1984. Voir aussi tout particulièrement, Monique HAICAULT, "Femmes de valeur, travail sans prix : le travail à domicile", dans La dot, la valeur des femmes, GRIEF (Univ. Toulouse-le-Mirail), 1982, pp. 53-65.

[14] Micheline DE SÈVE et Claire DUGUAY, "Critique féministe d'une crise qui est aussi patriarcale", Cahiers de l'ACFAS, no 16, op. cit., pp. 507-518.

[15] Pour un approfondissement de cette question, voir mon article "Femmes en classe", à paraître dans André CORTEN, Modj-ta-ba SADRIA, Marie-Blanche TAHON, Les autres marxismes réels, Paris, Bourgois, 1984.

[16] "Tant d'amarres à larguer : une analyse des pratiques du mouvement des femmes", Politique, no 5, 1984, pp. 51-73.

[17] Voir La vie en rose, no 18, 1984, p. 13.

[18] Montréal, Éditions Primeur, 1983.

[19] Dans le sens utilisé par Sarah KOFMAN dans Le respect des femmes, Paris, Galilée, 1982.

[20] Par exemple, la revendication du maintien de la ferme familiale par les femmes collaboratrices qui expriment ainsi leur souci de sauvegarder leur part d'autonomie récemment acquise et difficilement reconnue.

[21] Voir Marie-Claire BOONS, Thérèse BRISSAC, Annik KERHERVE, Marie-Jo ROUSSEL, Eliane VIENNOT, C'est terrible Quand on y pense. Paris, Galilée, 1983, et ma recension dans Interventions économiques, no 12/13, 1984.

[22] Les soulignés sont de moi. La graphie du livre fait un abondant usage de mots en majuscules.

[23] Voir les réflexions amorcées par les rédactrices du no 28 des Cahiers du Grif, D'amour et de raison. 1983-84.

[24] Voir Diane LAMOUREUX, Les difficultés d'émergence d'un mouvement autonome de femmes au Québec, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, thèse de 3e cycle, 1982.

[25] Voir La vie en rose, no 15, 1984, p. 61.

[26] Voir Diane LAMOUREUX, op cit. et le texte de présentation de la revue Amazones d'hier, lesbiennes d'aujourd'hui, dans lequel on peut lire : "c'est enfin prendre en main notre vécu de lesbiennes, nos dires, s'occuper directement de nous et en dehors de la protection du féminisme".

[27] Sexual Politics, 1969, tr. fr., Paris, Stock, 1971.

[28] The Feminine Mystique. 1963, le tr. fr. 1964, Paris, Denoël-Gonthier.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 18 avril 2020 16:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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