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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Critique de l’américanité. Mémoire et démocratie au Québec. (2002)
Présentation


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Joseph-Yvon Thériault, Critique de l’américanité. Mémoire et démocratie au Québec. Montréal: Les Éditions Québec/Amérique, 2002, 374 pp. Collection: Débats. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 décembre 2015 de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[11]

Critique de l’américanité.
Mémoire et démocratie au Québec

Présentation

Mais ce qui demeure de façon beaucoup plus évidente, c'est le problème qu'avaient si bien posé les rouges dans les années 1850 : celui de l'appartenance du Québec à l'Amérique. Problème ancien, problème neuf aussi, et qui mérite autant d'attention que la question d'une éventuelle souveraineté politique du Québec.

Genèse de la société québécoise,
Fernand Dumont
 [1]

Ce livre a une histoire, l'histoire d'un étonnement, voire d'un agacement, face à la généralisation de la référence à l'américanité pour décrire l'identité nouvelle des Québécois. Cette utilisation est récente, elle débute timidement au tournant des années 1970 [2], principalement dans les milieux littéraires, pour s'affirmer pleinement, plus les années 1980 s'approchent de la fin du millénaire.

[12]

Aujourd'hui, l'américanité est en passe de devenir un lieu commun des milieux politique et intellectuel du Québec français. L'affirmation de l'américanité québécoise est partout. Elle est portée par les politiciens nationalistes pour exprimer l'ouverture économique du Québec à la mondialisation et particulièrement l'adhésion de ses leaders, dans l'enthousiasme, à l'Accord de libre-échange nord-américain - ALÉNA - et, bientôt, à la Zone de libre-échange des Amériques - ZLÉA. Elle est au cœur du discours de ses artistes, lorsqu'il s'agit de présenter l'originalité culturelle québécoise sur la scène internationale. Ainsi, quand le dramaturge québécois Robert Lepage accepte la direction artistique du Printemps du Québec à Paris - printemps 1999 -, il convie les Français à venir rencontrer l'Amérique [3]. Cette programmation, précise-t-il, « montrera le Québec tel qu'il est et non tel qu'on l'imagine, notre américanité, notre façon de faire, notre énergie, notre avant-garde [...] pour donner le pouls et le goût du Québec, traduire le Québec, société d'Amérique... et même changer la perception que les Québécois ont d'eux-mêmes [4] ». L'américanité a enfin ses chercheurs, qui participent à conférer une légitimité scientifique à ce qui était au départ une discussion entre littéraires. Historiens et spécialistes des sciences sociales se sont mis à décrire la genèse américaine de la société québécoise, à rappeler son implantation géographique sur le continent nord-américain, la participation de ses citoyens à la culture de masse nord-américaine ou, encore, l'intégration économique continentale qui ne cesse de s'accentuer.

Cette référence nous étonnait et nous agaçait, en raison, dans un premier temps, de son caractère d'évidence, de banalité, pourrait-on dire. Personne n'aurait l'idée de mettre en doute l'existence physique du Québec sur le sol nord-américain, son intégration économique et sa participation à la civilisation nord-américaine ? L'américanité ne serait-elle alors qu'une pensée molle, c'est-à-dire un mot à la mode dans les milieux culturels mais sans grandes conséquences ? le simple rappel, ou l'intérêt [13] soudain, par les spécialistes des sciences sociales, de la dimension continentale, américaine du Québec ? En histoire et en littérature, elle serait la description du procès d'autonomisation que les sociétés et les cultures issues de l'immigration européenne - les sociétés d'Amérique - ont dû réaliser pour s'adapter à un nouveau continent ; dans le champ identitaire, le rappel que le Québec partage avec les États-Unis un même univers technique et participe d'une même culture de masse ; en économie politique, l'affirmation d'un continentalisme. Évidence, disions-nous, car ces réalités sont depuis longtemps fort connues. Certes, on peut dire que, en considérant les influences multiples qui ont façonné tant l'histoire que la culture québécoises, on a souvent négligé la portion américaine de celles-ci et que l'américanité vise à rétablir un plus juste rapport aux faits.

L'américanité comme pensée molle ne soulève en soi aucun problème théorique ou politique, mais nous soupçonnions qu'il y avait plus que cela dans l'américanité québécoise. Si l'américanité n'est qu'une pensée molle visant à rétablir la part respective des influences qui ont façonné et façonnent la culture francophone d'ici, l'on comprend mal alors pourquoi existe, dans le Québec actuel, un tel emballement pour l'idée. Pourquoi une société, à travers ses créateurs littéraires, ses historiens, ses sociologues comme ses politiciens, se met-elle à entonner l'évidence ? Pourquoi cet intérêt soudain pour se comparer avec nos voisins du sud ? Pourquoi l'emballement pour l'américanité arrive-t-il à un moment particulier, soit au tournant des années 1980, et pas avant ? L'américanité semblait recouvrir quelque chose de plus profond, dans le cheminement identitaire des Québécois francophones, que la simple (re)pondération de ses influences extérieures. L'américanité était porteuse d'une pensée forte, révélatrice d'une impasse dans le cheminement identitaire de la nation française d'Amérique.

Que serait l'américanité comme pensée forte ? C'est l'affirmation que l'américanité n'est pas qu'une dimension parmi d'autres de l'identité québécoise, mais son caractère le plus déterminant, le plus fondamental. Le Québec francophone partage, avec le reste de l'Amérique et particulièrement avec les États-Unis, une même culture continentale qui le différencie, en même temps, d'avec les vieilles sociétés européennes. Il ne s'agit pas simplement du constat d'un partage d'une même civilisation technique, mais de l'affirmation de l'existence d'un ethos, d'une culture, dans le sens [14] anthropologique, qui ferait du Québécois, depuis les origines mêmes de son implantation en terre d'Amérique, un être... américain. Cette culture, par ailleurs, serait un impératif ; il faudrait consentir à cette appartenance continentale, faute de quoi l'être québécois serait aliéné en regard de sa véritable essence. L'américanité comme pensée forte, c'est encore l'idée de la rupture, c'est-à-dire une hypothèse selon laquelle la culture québécoise contemporaine est une radicale nouveauté en regard de l'histoire du Canada français, groupement historique qui n'aurait jamais assumé son destin continental. Tout cela participant enfin, comme l'a rappelé récemment Anne Legaré, d'une trajectoire de réalignement tant politique que culturel du Québec vers les États-Unis d'Amérique [5]. C'est la recherche d'une telle hypothèse forte de l'américanité qui a suscité ce livre.

Plus qu'elle n'étonnait, cette pensée forte de l'américanité, que l'on a effectivement trouvée dans les écrits sur l'américanité québécoise et que l'on décrira dans la première partie de cet ouvrage, agaçait. Elle agaçait parce qu'elle semblait être en totale contradiction avec l'existence au Québec, depuis le milieu du XIXe siècle, d'un mouvement d'affirmation nationale qui peut se lire comme une tentative historique de proposer un autre modèle sociétal que celui de l'Amérique anglo-américaine. Non pas que l'américanité s'oppose à l'affirmation autonomiste ou nationaliste du Québec. Cela, nous l'aurions compris car les changements de paradigme sont possibles dans l'histoire. Non, le discours sur l'américanité prétend habituellement accompagner la nouvelle audace du peuple francophone d'Amérique. C'est justement cette connivence, entre la pensée de l'américanité et l'affirmation nationale, qui révélait un paradoxe porteur d'impasses dans l'identité québécoise. D'une part, l'américanité comme pensée forte annonce un renversement de ce qui a caractérisé historiquement l'intentionnalité de la nation française d'Amérique, voire elle annonce la fin de toute intentionnalité dans l'histoire au nom du réalisme continental. D'autre part, elle affirme l'heureux destin autonomiste du peuple québécois. On aurait pu comprendre que, dans la morosité des années 1980, à la suite des échecs des référendums de 1980 et de 1995, de l'adhésion du Canada au traité de libre-échange américain, du déploiement d'une culture individualiste et utilitaire dans le Québec des années 1980, etc., les [15] penseurs de la nation québécoise abdiquent devant le projet de construire une société singulière en Amérique du Nord tout en adhérant joyeusement l’American Dream. C'est le contraire qui semblait être vrai. On assista plutôt à la transformation du désir d'autonomie en un rêve continental.

Cette contradiction est l'objet du présent livre. L'idée première en était d'écrire un document critique, polémique, contre les penseurs de l'américanité : un pamphlet du type Pour en finir avec l’américanité. L'américanité comme empêchement de comprendre la singularité du déploiement d'une nation française en Amérique. L'américanité comme dévoilement des contradictions de la pensée intellectuelle du Québec contemporain. L'américanité comme syncrétisme idéologique révélateur des impasses du Québec moderne.

Le ton polémique est resté, mais il fut en cours de route quelque peu atténué par le fait que l'américanité ne révélait pas uniquement les impasses du Québec contemporain, mais ouvrait aussi la voie aux grands enjeux des sociétés hypermodernes. L'américanité nous est apparue finalement comme une manière excessive d'exprimer ici un malaise propre à la modernité radicale et sa négation des dimensions subjectives de la vie sociale.

Un autre facteur atténua le ton polémique de l'ouvrage. Notre confrontation avec l'américanité tirait en effet, en grande partie, son origine d'un projet autre. Nous avions entrepris au cours des années précédentes de comprendre l'affirmation québécoise contemporaine en reconstituant une tradition de pensée politique, une filiation intellectuelle. On rappellera, en troisième partie de cet ouvrage, certains éléments de cette démarche. Soulignons pour le moment comment l'américanité s'imposait, sur ce chemin, comme une indication que nous faisions fausse route. La question du Québec n'était pas de l'ordre de la filiation mais de la nouveauté, elle ne reposait plus sur une certaine compréhension du passé mais essentiellement sur un rapport à l'avenir. La compréhension du cheminement de cette société était moins à scruter dans son histoire, celle du Canada français, que dans son appartenance continentale à l'Amérique, elle était moins de l'ordre de l'intention que de l'ordre des faits. L'agacement se devait ici d'être transformé en débat d'idées. Prendre au sérieux les arguments des penseurs de l'américanité québécoise, pour les réfuter certes, mais aussi pour tenter de mieux saisir la trame, l'intentionnalité, qui [16] nous semblait sourdre d'une histoire politique de la pensée intellectuelle du Québec. Bien que faisant fausse route, le débat autour de l'américanité participe à éclairer une telle discussion.

*
*     *

Ce livre est construit autour de trois parties, qui ont chacune une relative autonomie. En effet, chacune constitue en soi un minilivre, précédée d'une introduction qui en précise la problématique. La première partie, Sur les routes de l’américanité : les impasses, correspond à l'intention originale du projet. Il s'agit de déchiffrer une pensée forte de l'américanité pour démontrer comment les multiples routes vers lesquelles une telle pensée conduit sont des impasses en regard de la permanence dans la société québécoise d'une intention particulière dans l'histoire. La deuxième partie, On Va tant aimée la modernité, vise à mettre en contexte la pensée québécoise sur l'américanité dans un débat intellectuel glus large, celui touchant l'interprétation de la modernité. Si le débat intellectuel québécois contemporain reste au centre de ce questionnement, la discussion le déborde ici largement pour s'ouvrir sur la place de la mémoire et de la tradition dans la pensée contemporaine tentant de rendre compte de l'hypermodernité. La thèse que l'on y défendra est que la pensée de l'américanité québécoise participe d'une interprétation radicale de la modernité propre à l'époque contemporaine et à sa difficulté de réinscrire une subjectivité dans l'histoire, phénomène toutefois particulièrement exacerbé dans le Québec de l'après-Révolution tranquille. La troisième partie, Que reste-t-il du Canada français ? Une trace, se veut une esquisse de ce que pourrait vouloir dire la réinscription de la question du Québec dans une histoire intellectuelle susceptible d'être assumée par des contemporains. La tradition dont nous nous réclamerons alors n'est ni celle d'une essence nationale ni celle d'une culture première, mais la trace dessinée par une tradition discursive. La nation reste dans la modernité avancée l'un des seuls lieux structurants d'une telle tradition. C'est cette question que l'américanité interdit de penser ; c'est pourquoi cette troisième section se présente comme un canevas d'un travail futur qui irait au-delà de l'américanité.

Ce livre s'inscrit dans une histoire politique des idées, type de travaux largement délaissé au cours des dernières années pour faire place aux [17] analyses de nature plus empirico-scientifique. C'est donc dire que notre corpus n'est pas la société québécoise comme telle, mais la représentation de cette société telle qu'elle ressort de la production intellectuelle contemporaine. C'est dire aussi que ce projet repose sur un exercice périlleux, l'analyse critique des « faits » étant difficilement dissociable d'un regard critique sur les principales interprétations intellectuelles du Québec contemporain. Pour se prémunir quelque peu de l'accusation de faire œuvre de négativisme, de déconstructivisme en regard des travaux de nos contemporains, l'on rappellera que c'est la place notable prise par une œuvre dans le champ intellectuel qui en fait, dans une telle lecture, un objet d'analyse privilégié. C'est la pensée forte de l'américanité qui nous intéresse ici, non la pensée molle.

L'histoire des idées proposée ici est une histoire politique, c'est dire qu'elle s'intéresse aux idées, non en soi comme des systèmes qui tiennent leur cohérence de leurs propres principes d'énonciation, mais comme des idées toujours engluées dans les rapports sociaux et politiques, toujours en bute à vouloir comprendre une société réelle. Histoire politique des idées aussi, par les fréquents rappels théoriques ou les détours comparatifs dans d'autres contextes historiques, détours qui pourront sembler superflus à certains. Fernand Dumont dans l'introduction à Genèse de la société québécoise ne dit-il pas de la théorie qu'elle est comme l'échafaudage d'une construction qu'il faut enlever, après coup, de façon à mieux faire ressortir la forme achevée de l'œuvre [6] ? On se permettra ici d'être en désaccord avec Dumont, dont on aura pourtant souvent l'occasion, au cours de cet ouvrage, de suivre les traces. Dans une histoire des idées, l'échafaudage fait partie de la démonstration. La mise en contexte de la pensée québécoise contemporaine avec des débats se déroulant dans d'autres sociétés de la modernité avancée sert par ailleurs à démontrer l'une des thèses centrales de cet essai, selon laquelle la modernité ne met pas en place uniquement des procès institutionnels rationalisants, qui tendent à s'imposer partout de la même manière, à se mondialiser, mais interprète encore de manière contextualisée de tels procès. L'histoire politique des idées est un champ particulièrement fécond pour démontrer que la modernité a encore des histoires.

[18]

On rappellera encore ce que ce livre n'est pas. Bien qu'il parle de l'américanité, il n'est pas un livre traitant explicitement des États-Unis. Certes, on a dû y faire plusieurs incursions pour comprendre le sens de l'américanité québécoise, mais l'objet d'étude est bien ici la représentation dans la pensée québécoise de l'Amérique, non l'Amérique - étatsunienne ou plus timidement latino-américaine - en elle-même. Le voyage entrepris ne nous conduit d'ailleurs pas sur la route de l'Amérique française, comme y conduit la Volkswagen du grand roman de l'américanité québécoise, Volkswagen blues, de Jacques Poulin. Il se limite à nous guider dans un pan contemporain de l'imaginaire québécois, nous ramène d'ailleurs, comme on le verra, à la piste du Canada français.

Bien qu'encore ce livre fasse amplement référence aux milieux culturel et particulièrement littéraire québécois, notamment dans la genèse de l'américanité québécoise, il ne participe pas de l'analyse culturelle ou littéraire. Nous n'avons pas cherché, par exemple, à savoir si les romans d'un Jacques Godbout, d'un Jacques Poulin, d'un Réjean Ducharme participent effectivement de l'américanité. Nous avons plutôt tenu pour acquis la façon dont les critiques littéraires les ont identifiés comme des écrivains de l'américanité. Peu importe l'intention première de leurs ouvrages, ils furent propulsés dans le champ discursif de l'américanité. C'est le jugement porté sur leurs œuvres plus que leurs œuvres elles-mêmes qui devenait l'objet de notre étude.

Une dernière remarque s'impose en regard de l'objet à l'étude et de la terminologie utilisée. Ce livre parle abondamment du Québec français ou encore des Québécois francophones. Il faut comprendre cette référence dans un sens empirique premièrement. Nous nous sommes limité à l'étude de l'américanité et de la pensée modernisante, qui portent sur l'identité, tant historique que contemporaine, de la nation française d'Amérique. Cette étude n'inclut pas la conception, certainement différente, qu'ont pu développer d'autres communautés d'histoire habitant le territoire québécois, notamment les autochtones et les Anglo-Québécois. L'usage généralisé de l'expression québécoise, pour parler de l'identité de l'ensemble des citoyens du Québec, a le double défaut d'inclure dans le discours identitaire des groupes qui ne s'y identifient pas nécessairement et de miner la légitimité de l'expression politique de la communauté franco-québécoise en la renvoyant à des attributs ethniques. Certes, et nous en discuterons [19] longuement, la référence québécoise contemporaine se veut civique, territoriale, inclusive de l'ensemble des habitants du territoire, c'est là même sa caractéristique dominante. Il s'agit là d'une intentionnalité, encore largement portée par les seuls Québécois francophones - et pas par tous - qu'il faut comprendre et non subsumer derrière le générique québécois. L'expression québécoise reste de mise néanmoins lorsque l'on se réfère à la dimension sociétale de la réalité du Québec et non au discours identitaire des groupes qui y habitent. On comprendra qu'il n'est pas toujours aisé de maintenir cette distinction. Il va de soi que c'est au champ discursif portant sur l'aventure en terre d'Amérique de la nation française d'Amérique que nous nous intéressons et par ce fait à tout le discours intellectuel, pas seulement celui des seuls Québécois francophones, même s'il est évident que c'est de ce groupe qu'émane l'essentiel des éléments au débat que nous soulevons [7].

Une même remarque s'impose en regard du Canada français, que nous utilisons dans son sens historique. Il est fréquent aujourd'hui de substituer le terme Québécois à celui de Canadiens français pour parler de l'identité québécoise d'avant la Révolution tranquille. Une telle substitution est une faute historique, elle n'a de sens que si l'on parle de l'espace sociétal du Québec et non de l'identité des groupes qui y habitaient. D'autant plus que le nationalisme canadien-français ne se limitait pas aux frontières politiques du Québec, même si le Québec fut toujours le lieu de son déploiement principal. C'est faire preuve de présentisme que de subsumer la référence canadienne-française dans la référence québécoise. Comme on le verra, cette projection du présent dans le passé participe d'un problème plus général, au cœur de cet essai, soit celui d'un rapport problématique des Québécois francophones à leur mémoire.

On pourra reprocher à ce livre d'être encore un énième essai sur le Québec obnubilé par la question nationale. Certes, la question nationale n'informe pas tout l'ensemble de la société québécoise. Le Québec reste le lieu d'interrogations et d'imaginaires qui ne sont pas propres à la question [20] nationale. Il est possible de comprendre, comme tendent à le faire de plus en plus d'analystes, de larges pans de la société québécoise en évacuant la référence nationale et en inscrivant le Québec dans des régulations économiques et politiques régionales, voire mondiales. La fibre nationale des Québécois, même chez les plus ardents partisans du projet souverainiste, est aujourd'hui happée par la légèreté et la fluidité des appartenances plurielles des sociétés démocratiques modernes [8]. Les Québécois, il faut s'en réjouir, ont d'autres passions que la question nationale, des passions bourgeoises certes, comme celles de réussir et de s'enrichir, des passions militantes aussi, comme celles de l'économie solidaire ou de l'égalité hommes-femmes. Il n'en demeure pas moins que, pour un sociologue, ce qui fascine avant tout dans la société québécoise, c'est la permanence d'une proposition, depuis le mitan du XIXe siècle, de faire société, en Amérique, autour de l'espace francophone. Une telle proposition, parce que étrangère à l'Amérique, est un (im)pensé de l'américanité québécoise.



[1] Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, p. 334.

[2] Louis Dupont, « L'américanité québécoise ou la possibilité d'être ailleurs », dans Le Québec et les francophones de la Nouvelle-Angleterre, Dean Louder (dir.), Québec, PUL, 1991, p. 190, attribue à Jacques Godbout en 1966 la première identification de l'américanité pour parler de la littérature québécoise. Ce terme est repris en 1970 dans un texte de Michel Têtu « Jacques Godbout, ou l'expression québécoise de l'américanité », Livres et auteurs québécois, Québec, PUL, 1970, p. 270. Comme on le verra plus loin, il faudrait toutefois faire remonter le début de la discussion contemporaine sur l'américanité à des textes de Jean Lemoyne datant du début des années 1950.

[3] Anne Legaré, dans « L'américanité, une pensée de l'alignement culturel », Argument, vol. 4, n° 1, 2001, p. 167, rappelle justement que dans le cadre de cet événement la ministre québécoise de la Culture et des Communications d'alors, Agnès Maltais, associait « l'âme québécoise » à l'américanité.

[4] Communiqué du gouvernement du Québec, ministère des Relations internationales, 13 octobre 1998.

[5] Anne Legaré, op. cit.

[6] Fernand Dumont, Genèse, op. cit., p. 18.

[7] Non seulement la réflexion sur l'américanité et son rejet d'une singularité historique du Québec français émanent-ils principalement des intellectuels franco-québécois, mais on peut même dire que les intellectuels anglo-québécois qui s'intéressent à la question du Québec sont plus enclins à y percevoir la permanence d'un cheminement original.

[8] Sur la diversité du nationalisme contemporain, voir de Jocelyn Maclure et Alain-G. Gagnon, Repères en mutation. Identité et citoyenneté dans le Québec contemporain. coll. « Débats », Montréal, Québec Amérique, 2001.



Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le vendredi 12 février 2016 14:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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