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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Pierre Vallières, “Sommes-nous en révolution ?” Un texte publié dans l’ouvrage d’Yvan Lamonde, avec la collaboration de Gérard Pelletier, CITÉ LIBRE. Une anthologie, pp. 338-346. Montréal : Les internationales Alain Stanké, 1991, 415 pp. [Avec l'autorisation de Monsieur Yvan Lamonde et de son éditeur accordée le 2 septembre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

VIII. Le débat Cité libreParti pris

Sommes-nous en révolution ?

par Pierre Vallières


Pierre Vallières.« Cité libre et ma génération », Cité libre, 59 (août-septembre 1963) : 15-22 ; repris dans P. Vallières. La liberté en friche. Montréal, Québec/Amérique, 1979, pp. 41-59.

Un texte publié dans l’ouvrage d’Yvan Lamonde, avec la collaboration de Gérard Pelletier, CITÉ LIBRE. Une anthologie, pp. 338-346. Montréal : Les Éditions internationales Alain Stanké, 1991, 415 pp. [Autorisation formelle accordée par Yvan Lamonde et son éditeur, le 2 septembre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]


Une révolution - je ne crois pas que l'expression soit trop forte - se produit actuellement dans la province de Québec. Nos amis Canadiens français, qui sont nos partenaires dans la Confédération, ont jugé que le temps était venu pour eux de se mettre à l'heure du monde moderne. Cela sous-entend une nouvelle façon d'aborder l'éducation, la revendication d'une voix plus forte dans les questions économiques, un rôle beaucoup plus actif de la part du gouvernement provincial.

C'est ainsi qu'après plusieurs autres de nos personnalités bien-pensantes, le ministre des Finances du gouvernement Pearson, M. Walter Gordon, prenant dignement la parole le 6 janvier dernier devant le Canadian Club de Toronto, entretenait ses concitoyens de la « révolution québécoise », cette révolution « tranquille », « pacifique », « démocratique », comme on dit dans nos milieux, cette révolution libérale qui consiste à s'asseoir à son tour confortablement dans les chesterfields du capitalisme.

Depuis le temps qu'on nous casse les oreilles avec cette révolution verbale, qui sert d'étendard à Jean Lesage, comme l'autonomie fleurdelysée servait de drapeau à feu Duplessis, il ne serait peut-être pas inutile de nous demander, au moins une fois, si oui ou non nous sommes en révolution au Québec. Et cela d'autant plus qu'il est dans la tradition de nos gouvernements de brouiller les idées pour empêcher les gens de prendre une conscience claire de la réalité et de choisir avec lucidité des objectifs qui servent leurs intérêts.

L'autonomie, comme chacun sait, a servi sous Duplessis et Saint-Laurent à nous vendre sans résistance aux Américains, comme jadis on flattait doucement les moutons pour mieux les tondre. La « révolution tranquille » sous le double régime libéral Lesage-Pearson, ne sert peut-être, au fond, qu'à nous donner l'illusion de l'indépendance pour nous pousser plus sûrement à servir des intérêts étrangers sous prétexte de « nous mettre à l'heure du monde moderne ». Qui sait ?...


La sortie d'Égypte

Il est vrai que la volonté de nos dirigeants de rattraper le butin de la collectivité - ou plutôt celui de nos chefs d'industrie (?) et de nos commerçants - pousse un peu tout le monde à sortir d'Égypte et à rechercher la terre promise par les prêtres de la rue Saint-Jacques. Ce n'est pas un mal. Les Québécois, exploités en douceur dans une atmosphère de soumission et de repliement, avaient besoin du déblocage de l'administration politico-financière du Québec et du dégel des ressources naturelles pour commencer à vouloir prendre leur place au soleil.

Il est vrai également que la victoire libérale du 22 juin 1960 - qui dans un pays aussi arriéré que le nôtre manifestait un progrès certain - suivie très peu de temps après par la croisade populiste des Créditistes, (qui, à leur manière, nous ont rappelé à d'agaçantes réalités, comme le chômage et l'injustice sociale), il est vrai que cette victoire, tout en remplissant d'aise nos élites réformistes, n'a signifié en réalité, pour la masse, que l'éventuelle possibilité de s'acheter une plus grosse voiture.

Combien d'électeurs de Jean Lesage ont pensé qu'ils pourraient peut-être, sous son gouvernement, faire instruire leurs enfants gratuitement ?

Non, il faut bien se le dire, pour un grand nombre de nos concitoyens le choix d'une équipe nouvelle n'était pas le premier d'une série de choix rationnels.


Une évolution capitaliste

On doit admettre, par contre, que, depuis ce fameux 22 juin et malgré l'inconscience politique des Québécois, il semble devenu possible au pays des traditions fossilisées de violenter quelque peu les structures sociales pour les transformer, c'est-à-dire pour les rendre « acceptables » au siècle de l'énergie nucléaire.

Lévesque nous l'a déjà démontré. Gérin-Lajoie et Kierans essayent de nous convaincre que cela ne s'arrêtera pas avec l'étatisation de l'électricité.

Les projets de ces trois ministres - projets que Jean Lesage assimile à sa « grandeur » sans les avoir pensés, voulus, ni même peut-être digérés - font rêver la petite bourgeoisie francophone, sous-développée, d'indépendance à la française et, trouvant appui sur l'éveil nationaliste de cette classe, véhiculent à peu près tout ce qu'on rencontre d'idées nouvelles au Québec.

Pour l'opinion publique, la « révolution québécoise » dont a parlé M. Gordon aux Torontois, c'est d'abord la défaite de l'Union nationale, le Frère Untel, la nationalisation de l'électricité, le projet d'une caisse provinciale de retraite, le projet d'un vrai ministère de l'Éducation, le projet d'un complexe sidérurgique, la montée séparatiste, l'Expo universelle de 1967, le métro de Montréal, la Place Ville-Marie, la SGF et, tout récemment, la brèche enfoncée dans le monopole financier Ames-Banque de Montréal par la coalition du gouvernement et de la Banque Royale.

Mais tout cela fait-il une révolution ? Un début de capitalisme d'État, encore timide, (que certains appellent « capitalisme populaire », parce que le gouvernement et la SGF émettent des obligations d'épargne), a pu faire croire aux « cabochons » que les Libéraux « inclinent » vers la gauche. Il faut vraiment que nos gens soient ignorants pour qu'un Gérard Filion, par exemple, prenne la peine d'expliquer dans chacune de ses conférences que l'objectif de sa société, comme celui du gouvernement, est de construire un capitalisme autochtone avec l'appui du peuple. Cette vérité est inscrite dans tous les gestes du gouvernement. Ceux qui redoutent, en constatant l'évolution actuelle, l'avènement d'un nouveau castrisme ne savent vraiment pas ce qu'est une révolution.


Définitions à retenir

Au juste, qu'est-ce qu'une révolution ?

Au sens socialiste du mot, il y a révolution quand le changement des institutions établies s'accompagne d'une modification profonde dans le régime de la propriété des moyens de production, faisant passer celle-ci des possesseurs de capitaux aux travailleurs, afin qu'ils puissent orienter l'économie, la politique et la culture en fonction de leurs besoins réels et non plus en fonction des intérêts particuliers et arbitraires de ceux qui, historiquement, se sont trouvés en possession de l'argent et de la puissance. (Ce n'est certes pas ce qu'ambitionne le cabinet Lesage, Lévesque inclus.)

Par suite, on appelle révolutionnaires ceux qui, au sein d'un parti ou d'un mouvement, préparent intentionnellement, avec les ressources idéologiques, politiques et autres dont ils disposent, et dans un contexte déterminé, une semblable révolution. (Où trouver un tel groupe ? Au plan de l'action et de l'efficacité, le PSQ lui-même n'existe qu'en puissance.)

On décide rarement de devenir révolutionnaire. Habituellement, le révolutionnaire est un opprimé.

Le révolutionnaire appartient à la classe de ceux qui travaillent pour la classe dominante. Il est révolutionnaire, non pas d'abord en tant que travailleur, mais en tant qu'insatisfait, conscient d'être exploité et dépassant la situation où il se trouve par son désir d'une situation radicalement différente, d'où l'exploitation aura disparu, en même temps que les classes sociales.

L'oppression - sous quelque forme qu'elle se présente - ne fait pas surgir des révolutionnaires comme des champignons. « C'est la lumière qui fait les révolutions », disait Mounier. Sans une prise de conscience éclairée, ayant pour base une analyse réaliste des faits, aucun exploité ne peut devenir révolutionnaire. C'est pourquoi l'ignorance des peuples est entretenue systématiquement par les gouvernements réactionnaires des pays colonialistes et capitalistes des cinq continents.

L'argument de ces gouvernements est que la classe dirigeante possède des privilèges de droit divin et que la nature humaine exige l'exploitation de la majorité par la minorité. « Il y aura toujours des pauvres et des riches. »


L'inconscience qui fait la sécurité des riches

Dans un pays un peu plus évolué, comme les États-Unis ou le Canada, on se contente de brouiller les idées et cela est d'autant plus facile qu'un grand nombre de collets blancs, de fonctionnaires et même d'ouvriers - en somme, la majorité des citoyens -, tous salariés et véritablement exploités au profit de la classe dirigeante, ne peuvent désirer abolir cette classe, parce qu'ils jouissent partiellement de ses privilèges et que cette portion d'avantages immédiats leur suffit.

Personne ici, pas même les syndicats, ne présentant aux masses les revendications économiques fondamentales, rien n'est plus facile que d'intégrer les exploités dans le système qui les exploite. On n'a qu'à les gaver de certaines facilités secondaires et superficielles - comme la possibilité de choisir entre cinq cents sortes de chapeaux - et de les endormir quotidiennement, par le moyen des mass media, dans une savonneuse et divertissante « culture populaire ».

Dans nos pays prospères, cette culture équivaut à l'ignorance entretenue au Pérou par la caste des privilégiés.

Comme cette ignorance, elle sert les intérêts de la classe possédante, en premier lieu, l'intérêt de cette classe que rien ne vienne bouleverser son ordre.

Moins odieuse que l'analphabétisme érigé en système social, la bêtise bien payée et bien nourrie rend le peuple tout aussi impuissant et favorise très peu l'exaspération. Elle endort. Elle fortifie même l'inégalité sociale, car elle est conservatrice.

Sans la bêtise qu'elles répandent autour d'elles pour entretenir l'inconscience et les illusions, nos classes dirigeantes, du clergé à la haute finance, ne pourraient longtemps se maintenir au pouvoir. Elles recevraient de formidables coups de pieds au cul ! C'est pourquoi elles ont tout fait pour empêcher la création d'un véritable ministère de l'Éducation (laïque) qui puisse apprendre éventuellement au peuple qu'il est arbitrairement dépossédé de ses droits fondamentaux et surtout qu'il est capable, s'il le désire et en prend les moyens, de déloger ceux qui, avec la bénédiction de l'Église, se sont accordé la vocation de diriger les affaires humaines à leur profit exclusif, ou du moins largement prioritaire.

« Dans la société de type capitaliste, écrivait Frantz Fanon, l'enseignement religieux ou laïque, la formation des réflexes moraux transmissibles de père en fils, l'honnêteté exemplaire d'ouvriers décorés après cinquante années de bons et loyaux services, l'amour encouragé de l'harmonie et de la sagesse, ces formes esthétiques du respect de l'ordre établi, créent autour de l'exploité une atmosphère d'inhibition », génératrice d'apathie collective.

C'est bien ce qu'on constate au Québec, où la révolution trouve peu de chair où enfoncer ses griffes, même si le mouvement nationaliste a commencé de marteler de slogans la conscience populaire.

Car le peuple, au fond de lui-même, n'a pas l'impression que ce nationalisme le concerne.


L'apathie, malgré les bombes

En fait, il a bien raison.

Car ceux qui passent au Québec pour des « révolutionnaires » (démocrates, il va sans dire) ne sont que des nationalistes féodaux qui veulent s'intégrer davantage à la société capitaliste nord-américaine. Elles veulent jouir, ces élites bourgeoises, d'une égalité de droits et de profits qui n'implique pas du tout un changement de structure. Bien au contraire, leur objectif n'a de chance de se réaliser que dans les structures actuelles. En somme, la « révolution tranquille » est celle de capitalistes en voie de développement, d'hommes d'affaires et de commerçants qui bientôt, si ce n'est déjà fait, seront les premiers à nous exploiter, au nom de la tradition.

Dans ce groupe, sont inclus aussi bien les Libéraux et les Conservateurs que les séparatistes, ces néo-maurassiens (à l'exception de quelques-uns) dont la hantise est de faire parler français au capitalisme, mais pas du tout de promouvoir l'émancipation du peuple.

Un communiqué du RIN, transmis aux journaux le 10 janvier dernier, illustre bien cette mentalité réactionnaire évoluée que l'on rencontre non seulement dans les milieux séparatistes mais jusque dans le cabinet Lesage, à qui surtout on attribue le mérite d'une révolution au Québec.

Parlant de la lutte entreprise par M. Kierans pour la création d'un deuxième syndicat financier, le RIN écrit notamment : « Le gouvernement du Québec ne doit pas emprunter à la même source, mais, au contraire, diversifier l'origine du capital étranger, en s'adressant par exemple aux pays européens (sous-entendu : en premier lieu, la France gaulliste). Or, à l'heure actuelle, la lutte que mène le ministre du Revenu, M. Eric Kierans n'aboutira qu'à garder en vigueur la même formule de financement qui fait que le gouvernement doit se soumettre aux dictats de la grande entreprise étrangère, les deux syndicats financiers étant également contrôlés par la haute finance anglo-américaine ».

En somme, le RIN demande au gouvernement de se libérer des dictats de l'entreprise étrangère anglo-américaine en s'adressant à l'entreprise étrangère européenne, si possible française ou belge. Mais qu'est-ce que cela changerait à notre situation si nous étions exploités en français plutôt qu'en anglais ?

Ainsi, une fois de plus, nos « élites » s'apprêtent à nous trahir en faisant du Québec non plus seulement le partenaire subalterne et soumis des monopoles anglo-américains, mais encore de ceux du Marché commun, ce qui, dans une perspective capitaliste, donne l'impression d'être un affranchissement ! Même si elles désirent diversifier les sources d'emprunts et les échanges commerciaux, dans l'espoir, au fond bien naïf, de constituer un capitalisme autochtone plus indépendant, il n'en reste pas moins qu'elles ne visent essentiellement qu'au renforcement des privilèges établis. Car nos élites ne désirent pas conduire la nation canadienne-française vers son émancipation économique, en organisant le mouvement ouvrier de manière à en faire un parti populaire apte à prendre le pouvoir et à rendre ce pays socialiste, c'est-à-dire réellement nôtre.

Le nationalisme sur lequel elles s'appuient pour nous « avoir » demeure néanmoins le seul facteur qui fasse un peu bouger notre peuple et qui lui donne, pour la première fois depuis la Conquête, la possibilité de choisir sa propre voie.

Nos dirigeants, qui s'efforcent de catalyser cet éveil national pour mieux s'intégrer au capitalisme, seront peut-être amenés finalement à multiplier les mesures socialistes, si leurs concurrents plus puissants pèsent trop fortement sur eux. Mais cela demeure hypothétique, d'autant plus que, malgré les bombes du FLQ (qui ont fait plus de bruit dans l'imagination des intellectuels que dans la réalité) l'apathie domine encore notre milieu. Nos hommes ne sont pas sortis des tavernes.

Un autre facteur de ralentissement provient du gouvernement Lesage lui-même qui, poussé malgré lui à l'action, s'efforce en même temps d'engourdir le mouvement dont son arrivée au pouvoir a favorisé l'éveil.


Les appels de la raison

Sous le régime duplessiste, nous paraissions libres, parce que souvent on nous refusait le droit de parler ou d'agir. L'indignation nous servait d'affirmation personnelle contre le crétinisme établi. Mais depuis que la mort de Duplessis nous a délivrés d'une certaine inquisition et que la défaite de l'Union nationale nous a donné des raisons d'espérer, la liberté est devenue plus concrètement le pouvoir de choisir et, par conséquent, de rejeter.

Jouissant d'une démocratie plus grande, il se peut que nous décidions un jour de mettre un terme à la « révolution tranquille » elle-même.

C'est pourquoi un peu partout se sont vite multipliés, depuis que les idées ont commencé de courir les rues, les appels à comprendre « raisonnablement » notre destin, c'est-à-dire à ne pas mettre en cause trop de choses et à prendre possession bien tranquillement de la vérité, ou plutôt de la propagande.

Et cela se fait avec le concours des éditorialistes des grands journaux et la connivence de tous les froussards qui s'imaginent encore que leur peur est un respect d'autrui. Ce n'est même pas une soumission à la vérité.

Non seulement le gouvernement libéral redoute une revanche des Conservateurs mais, plus profondément, il craint comme le diable que la conscience nationaliste (qu'il est bien obligé d'entretenir pour conserver son prestige) ne se transforme peu à peu en une conscience révolutionnaire et n'entreprenne de déloger du pouvoir les partis traditionnels et la bourgeoisie dont ces partis servent avant tout les intérêts, au nom de la démocratie.

C'est pourquoi il ne manque pas actuellement de penseurs pour construire laborieusement des « renouvellements » d'institutions établies et des « nouveaux départs » qui ne servent, au fond, comme le dit Pierre Vadeboncoeur dans un article publié dans ce numéro, qu'à prolonger l'équivoque dont nous souffrons et à perpétuer le plus longtemps possible des privilèges qui se sentent menacés.

Le « droit divin » essaie par tous les moyens d'avoir raison de notre toute fraîche impatience.

Pendant ce temps, où sont les révolutionnaires québécois, c'est-à-dire les quelques individus qui ne croient pas que l'ordre de choses dont ils souffrent ait été produit et doive être nécessairement maintenu pour d'obscures fins transcendantes ? Je sais qu'il existe des Québécois pour lesquels tout effort en vue de supprimer l'ordre établi n'apparaît pas comme « coupable ou inutile », qui veulent même consciemment le supprimer, parce qu'ils croient que cela peut et doit être fait. Ils sont éparpillés dans différents mouvements et divers secteurs de l'organisation sociale. Ils constituent un ferment réel d'évolution et de progrès, mais leur manque de cohésion comme groupe idéologique et politique ne leur a pas encore permis de jouer un rôle efficace et révolutionnaire, dans le sens défini plus haut.


Bureaucratie de la révolution

Jusqu'à maintenant, la révolution des révolutionnaires québécois s'est regardé le nombril dans la bureaucratie quelque peu agitée des journaux, des revues, des syndicats et de certains mouvements politiques.

Même les plus sérieux d'entre eux, les plus gueulards et les plus intelligents, n'ont pu s'empêcher (peut-être parce qu'eux aussi sont bien payés et nourris) de succomber à la fascination narcissiste de la forme-à-venir de la révolution. Ils n'ont fait qu'adhérer à une philosophie, même s'ils racontent que toute philosophie est du « vasouillage » inutile. Ils ont beaucoup de peine à se réunir dans un même mouvement pour préparer résolument la révolution dont ils parlent. Ils se contentent d'être des professeurs.

Lequel d'entre nous ne s'est pas un jour convaincu qu'il accomplissait effectivement quelque chose en assistant à des meetings socialistes avec des masses de documents, de projets, de bilans, d'objectifs et de proclamations ? Qui n'a pas écrit ou du moins parlé son manifeste ?

La bureaucratie « révolutionnaire » est capable de se néantiser dans ce genre de paperasses aussi bien que n'importe quelle autre bureaucratie.

Les trésoriers ramassent les cotisations qui servent à imprimer des cartes de membre et parfois un bulletin mensuel. Les journalistes écrivent des communiqués de presse et des articles de revue. Les présidents prononcent des discours et les badauds applaudissent ou portent des pancartes. Tout ce monde semble très occupé et ne fait rien du tout.

Lorsque nous commencerons à préférer l'efficacité aux rêves, la ferveur à la grandiloquence, la rue aux salons de Westmount et le travail à la facilité, peut-être alors pourrons-nous espérer, comme plusieurs le souhaitent, promouvoir efficacement le socialisme au Québec et apporter une réponse réaliste aux exigences que l'éveil nationaliste commence à susciter au sein de la collectivité canadienne-française.

Tout est encore permis au Québec. Et comme dit M. Merleau-Ponty, « il n'y a pas d'ambivalence de l'histoire, il n'y a que des hommes irrésolus ».

Mais pour nous mettre à agir, peut-être faudrait-il nous libérer davantage de ce que notre inconscient entretient encore de mythique ou d'illusoire dans notre mentalité. Peut-être faudrait-il entreprendre d'aller une fois pour toutes au bout de nos raisonnements, sans redouter les conclusions.

Il ne manque pas de pseudo-politiques chez nous, qui s'imaginent qu'avec un minimum d'idées et d'humanisme il est possible de percevoir sûrement la signification effective d'une situation donnée. Il ne manque pas, non plus, d'intellectuels capables de nuancer et, pour une même situation, de découvrir plusieurs significations possibles. Les seconds se disent démocrates et respectueux ; ils traitent les premiers de totalitaires. Les premiers se prétendent réalistes et accusent les seconds d'idéalisme. En fait, l'intellectuel aurait avantage à se jeter dans la politique et le politique dans la réflexion, pour établir un dialogue qui ne pourrait qu'être utile aux deux en évitant les combats stériles - surtout quand l'intellectuel et le politique visent un même objectif.

Mais l'un et l'autre sont-ils capables de choisir ? Ne sont-ils pas tous deux emprisonnés dans des absolus arbitraires : chez l'un, l'absolu de la liberté de conscience ; chez l'autre, l'absolu de la liberté d'action. Deux absolus de liberté qui, au fond, empêchent la liberté concrète, celle du risque.

Pour travailler à la révolution, peut-être importe-t-il avant tout de définir l'efficacité qui nous est permise en faisant abstraction de tous les absolus du monde (si c'est possible) et en nous contentant, une bonne fois, de choisir ce que nous voulons, au lieu d'en faire une perpétuelle délibération.

Car ceux qui sont au pouvoir, eux, ont choisi de s'y maintenir. Et s'il leur arrive de « délibérer », c'est pour nous endormir en nourrissant notre peur de vivre de nouveaux mythes rassurants. Ils nous connaissent mieux que nous-mêmes : ils savent que nous n'avons pas encore réellement appris à choisir. Et tant qu'ils auront raison, ils pourront sans risque aucun fumer les cigares qu'ils s'achètent avec les premiers dividendes de la « révolution tranquille ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 24 mars 2013 18:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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