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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

L’ACADIE DU DISCOURS. Pour une sociologie de la culture acadienne (1975)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean-Paul Hautecoeur, L’ACADIE DU DISCOURS. Pour une sociologie de la culture acadienne. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1975, 351 pp. Collection: Histoire et sociologie de la culture, no 10. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

Introduction



« La tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants »
(Karl MARX, le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions sociales, 1946, p. 7.)


I.     Le choix de l'objet
II.    Sur l'idéologie et la méthode
III.  Le découpage de l'objet
IV.  La période considérée
V.    Sur le plan


[3]

I. Le choix de l'objet

L'Acadie. Le mot, pour le quidam, oriente la pensée vers l'imaginaire, dans le jardin analogique des mythologies plus que vers le temps de l'histoire ou l'espace objectif qu'on nomme avec trop de sûreté et de certitude le réel. On a beau en faire un adjectif - la société acadienne par exemple - le mot reste énigmatique, presque mystérieux, comme un secret jamais violé depuis la fameuse déportation des Acadiens où il fut enterré. Alors que le Québec s'est fait tout histoire pour imposer au monde son existence objective et connaissance pour revendiquer et reprendre son droit le plus légitime à la vie, l'Acadie demeure légende, aux confins de l'histoire et du rêve ou de la révélation, poésie du silence et de l'absence, onde muette, couleur invisible, lieu de nulle part :


S'il m'est difficile de vous vivre
en mon soulèvement d'azur
Gens de mon pays chimère sans frontières
et sans avenirs
C'est que je suis trop petit pour vous faire
renaître en moi
Hommes sans visages femmes sans seins
Enfants sans langage
S'il m'est douloureux de vous tendre mes deux mains
Pour vous rejoindre vous toucher
où que vous soyez
C'est que vous êtes trop loin
et dispersés partout
Gens de mon pays dans l'absence de vous-mêmes
    ........................................................
S'il m'est angoissant de vous regarder
droit dans les yeux
Au cadran d'un soleil déplacé
divisant le jour
C'est que l'Acadie vous berce en ses souvenirs
En ses ombres en sa nuit irréelle symphonie
Gens de mon pays s
sans identité et sans vie [1].


Bien sur, une telle évocation reste lointaine et peut constituer, aux yeux du « savant », un aveu d'ignorance. Et pourtant... On peut élire résidence en une contrée acadienne du Nouveau-Brunswick et continuer de [4] chercher l'Acadie, comme beaucoup d'Acadiens le font toujours, avec naïveté et passion, aussi comme le poète qui la cherche en sa parole. On peut suivre des pistes, trouver des indices, consacrer des lieux et ériger des monuments, et l'on sera toujours loin du compte juste, égaré ici ou là, lâché par l'investigation méthodique. C'est dans l'histoire écrite, dit-on, qu'on trouvera le plus de documentation sur ce qu'a pu être la  « véritable Acadie ». Mais il suffit d'ouvrir au hasard les traités des historiens, des plus illustres aux plus méconnus, pour se retrouver dans l'un des multiples sentiers de la légende ou du mythe. Dire que l'Acadie n'a pas d'histoire. c'est dire que son histoire n'est pas écrite. Dire que l'Acadie est légende, c'est aussi en attendre la connaissance de plus en plus approchée, c'est déjà poser la question.

Qu'est-ce que l'Acadie ? Où est-elle ? Comment s'en approcher ? Qui interroger ou consulter ? Le sociologue qui voudrait se documenter sur la société québécoise avant d'entreprendre une recherche aurait la possibilité de fouiller plusieurs collections de revues, de lire sur le sujet qui l'intéresse un nombre déjà impressionnant de livres généraux ou spécialisés, une somme historiographique encore plus volumineuse. Il trouverait au Québec plusieurs traditions scientifiques, des centres de recherche, des bibliothèques, des sociétés savantes, et il aurait sûrement la chance de rencontrer des gens qui ont déjà travaillé sur les sujets qui l'intéressent. Tradition peut-être déjà encombrante pour le chercheur néophyte et ambitieux pionnier, mais tradition accueillante et réconfortante s'il est humaniste, culture sédimentée, histoire, écriture. Là où sont passés des hommes, un chemin a été tracé...

L'Acadie serait-elle « sauvage », « nature » par opposition à « culture » ? Oui, si l'on se réfère aux traditions et aux connaissances scientifiques des pays ou des peuples qui l'entourent. Elle vit dans sa tradition, dans son interprétation ancestrale, dans ses rites, dans son savoir coutumier, en un mot, en son mythe. Bienheureuse ? C'est aux poètes de la dire ou de la chanter, d'en décider. Mais de connaissance réflexive, de retour critique, de traitement contrôlé de son savoir, point. La tradition fait office de science humaine. La tradition exclut la sociologie quand celle-ci pénètre sur son propre terrain et lui livre une concurrence seigneuriale. Le Ralliement en 1966, puis la - purge - à l'Université de Moncton en 1969 en sont deux exemples remarquables. Jusqu'à tout récemment, la tradition avait entièrement investi l'historiographie, et les historiens actuels les plus connus sont aussi des idéologues et des chefs des plus écoutés de la société. Les « spécialistes » de la société acadienne sont aussi les chefs de la nation. Tout converge vers le même centre, le lieu du pouvoir démiurgique.

[5] Alors, par où commencer des recherches sur l'Acadie, sinon par la tradition acadienne ? Pour avoir une connaissance plus approchée de cette Acadie mythique, ne faut-il pas commencer par l'écoute attentive, méthodique et systématique de sa parole collective pour en découvrir toutes les articulations et en comprendre toutes les subtilités ? Car après tout, même si la tradition orale n'est qu'un savoir empirique, même si le savoir qu'elle véhicule doit toute sa force à sa non-réflexivité, ou à sa coïncidence avec le vécu, elle reste néanmoins la seule connaissance disponible sur la société, le lieu d'une connaissance possible par la rectification contrôlée de ses erreurs ou prénotions et par le retour à ses fondements. Le mythe ou l'idéologie de la société globale est l'interprétation de laquelle il faut partir quand les interprétations « scientifiques »font défaut. Et quand bien même celles-ci existeraient, le retour au discours original peut être un moyen de vérification efficace des interprétations « savantes ».

L'approche ainsi définie prend pour objet principal le ou les discours que la société tient sur elle-même et pour elle-même, soit les idéologies. Fait social par excellence : comment se définissent les hommes d'une société donnée et dans telle situation historique ? Qui parle ou écrit ? Qu'est-ce qui est dit ? Comment ? Pourquoi ? L'univers de la parole collective fonctionne en relative autonomie, mais il renvoie aussi à tous les niveaux ou paliers de la société.

Partir des idéologies pour déchiffrer une société, ce n'est pas lâcher la proie pour l'ombre ou laisser de côté le prétendu « réel ». « Quiconque veut comprendre comment la question du Québec se pose aujourd'hui, dit Marcel Rioux, doit avant tout connaître comment elle s'est posée et se pose aux Québécois eux-mêmes [2]. » Et, selon Fernand Dumont et Guy Rocher, « la meilleure manière d'introduire à la sociologie d'une société serait de cheminer par les divers aspects de la conscience sociale du pays en question, plus précisément par les idéologies où cette société se définit elle-même [3] ». S'interroger sur l'Acadie, c'est d'abord interroger l'Acadie, soit l'idéologie qui la constitue et les hommes qui la définissent. C'est objectiver le mythe ou l'idéologie, en dessiner la forme, le contour, la structure, peut-être en retracer la genèse et en expliquer l'histoire, aussi en comprendre le fonctionnement interne et la relation au système social global. S'il existe [6] plusieurs idéologies, c'est les soumettre au même traitement, en faire l'analyse comparée, identifier les conflits, les lieux d'opposition et d'identité afin de saisir le jeu de la culture et par là le jeu des multiples forces dans la société globale.

Plusieurs dangers sont inhérents à ce genre d'approche par la parole collective qu'il est bon dès maintenant d'identifier.

Le premier, c'est l'hyper-empirisme et la tentation du collectionneur, ou encore l'extase descriptive. L'excès ici dénoncé est celui de l'attachement pathologique à l'objet, la fixation prolongée sur le doigt plutôt que la recherche de ce qu'il montre [4], et la conservation pointilliste de chaque discours, de chaque phrase ou chaque morceau de phrase comme si la plus petite parcelle de discours était digne de catalogage ou d'exhibition. Le travail ethnographique n'est qu'un moment de la recherche, long, astreignant, minutieux, mais préalable. La description ne devient significative qu'après le traitement de l'objet. Tout n'est pas également significatif, et la surabondance de matériel ethnographique risque de noyer le sens. La découverte puis la prise de possession du document doivent être suivies d'un « grand ménage » de printemps.

Le second danger, plus spécifique au traitement du discours, c'est celui que Bourdieu, Passeron et Chamboredon appellent la « tentation de la sociologie spontanée [5] ». En effet, il faut redoubler de vigilance quand l'objet de recherche est le discours, soit déjà une interprétation ou une organisation du sens suivant les catégories de la société, de la classe, de l'individu qui parle. Le traitement statistique du matériel que pratiquent le plus fréquemment les sociologues est déjà mise à distance de l'objet. Mais le discours, s'il n'est pas traité mécaniquement comme en linguistique, risque sans cesse d'imposer au chercheur son sens immédiat ou donné, son sens premier. La tradition guette inlassablement la sociologie pour la ramener à son ordre et à son ordonnance. Plus la fréquentation de l'objet est assidue, plus les textes deviennent familiers, plus le recul critique vis-à-vis de l'objet doit être cultivé. Cette règle de méthode est des plus difficiles à appliquer, surtout si l'observateur-chercheur participe de quelque façon au débat idéologique de la société étudiée.

[7] Troisièmement, le séjour prolongé dans l'univers idéologique de la société, surtout quand celui-ci est volumineux et passionnant, risque d'atrophier l'observation des autres langages sociaux et de fixer l'attention sur le seul discours aux dépens de sa relation avec les autres niveaux de la société. C'est le danger de la fixation sur une partie au détriment de l'intelligence du tout, danger qui guette toute monographie et toute sociologie régionalisée. Les idéologies sont des faits sociaux spécifiques et isolables, mais en rapport fonctionnel et structurel avec l'ensemble des faits collectifs les plus significatifs. Elles peuvent être étudiées en soi, abstraites de toute relation, fermées. Mais l'intérêt d'une telle étude pour une introduction à une sociologie générale de la société acadienne serait réduit. Les idéologies renvoient directement aux classes sociales, à leur praxis, à leurs affrontements, à leurs conditions de production. Elles participent à l'histoire d'une façon différente dans chaque situation. Il faut interroger leurs fonctions dans le système social global et dans l'histoire au risque de laisser échapper leurs principales significations.

Enfin, se limiter aux idéologies d'une société, c'est-à-dire à son discours patent, explicite, officiel, c'est s'empêcher de traiter les documents non publiés, échoués, abandonnés, ou bien précieusement cachés, jalousement conservés dans les bureaux privés, prudemment gardés inconnus. Remarques générales certes, mais qui prennent un intérêt particulier en Acadie où l'accès à l'information n'est pas toujours aisé pour le sociologue et où de nombreux documents importants sont tenus secrets par les dirigeants. Tradition de la Patente [6] et d'une élite à peine dirigeante, régente d'une société minoritaire et encore condamnée à la prudence, souvent au silence. La survivance était peut-être à ce prix. Réflexe protectionniste face à l'agression étrangère, qu'elle soit anglo-protestante comme dans l'histoire, ou française, québécoise, sociologique, socialiste, athée comme on la décrit volontiers dans le présent. Une sociologie-espionnage serait sûrement féconde en Acadie comme une sociologie des poubelles le serait pour les sociétés d'abondance et de gaspillage. Mais une sociologie sans loup ni gants doit se contenter des matériaux qu'on lui laisse découvrir. D'ailleurs, il n'est pas sûr que l'accès aux documents « secrets »serait aussi révélateur que leur énigme le laisse soupçonner. Car une analyse bien menée et une compréhension en profondeur des phénomènes relèguent le document au niveau souvent anecdotique. Le caché n'est pas toujours celui qu'on croit. Un document manquant à une collection peut être fort précieux pour le collectionneur mais secondaire pour le critique. Tout au plus viendrait-il ajouter valeur de preuve à une déduction ou à une hypothèse.

Les principaux écueils qui jalonnent le travail sur les idéologies étant signalés, il faut présenter tous les avantages de cette approche qui n'est nullement exclusive.

Parce que la société acadienne est de petite dimension, parce que l'écriture n'y est pas un usage quotidien, parce que jusqu'à ces dernières années la parole collective était unitaire et quasi unanime, on peut espérer faire le tour de son discours sans s'engager dans un projet démesurément long et hasardeux. Le matériel idéologique pour une courte période est aisément systématisable, surtout s'il s'agit de la période contemporaine.

  Mais aussi, parce que la fonction idéologique est primordiale en Acadie, parce que la survivance acadienne était au prix de la force de définition idéologique, parce que les idéologues y sont aussi les chefs nationaux, il est essentiel de s'arrêter au discours pour en saisir toute l'importance. Dans les sociétés constituées, stables, au pouvoir politique propre, aux traditions multiples, aux pouvoirs divers et superposés, aux idéologies nombreuses, la fonction idéologique n'est peut-être pas décisive. Mais qu'est-ce que l'Acadie sinon un lieu qu'un discours rituel - le nationalisme - que des cérémonies privées ou publiques viennent confirmer, sans cesse réaffirmer parce que perpétuellement menacé ? Où est objectivement l'Acadie, sinon dans un certain discours et dans certaines cérémonies ritualisées qui la représentent ? Certains peuples affirment leur existence par la force des armées, d'autres par le combat politique, d'autres encore par leur production. L'Acadie, elle, n'eut que la force créatrice de la parole de ses rhéteurs et de ses prêtres pour imposer au monde son existence. Elle s'efforçait de conserver églises et collèges classiques pour perpétuer sa parole. Contre l'agression du fait, sa seule arme était la valeur, le symbole, le messianisme, le verbe. C'est par « l'insurrection de la valeur »qu'elle répondait à la domination du fait, qu'elle trouvait son identité. « Des personnes, écrit Jacques Berque, des peuples et des cultures cherchent leur réintégration aux choses, aux autres et à soi-même. Elles procèdent apparemment de réserves inentamées par la période précédente, et leur grande arme, semble-t-il, est la valeur [7]. » Il serait certainement du plus grand intérêt d'étudier par exemple [9] l'histoire politique de l'Acadie, ses rapports économiques et juridiques avec la société anglaise. Ces recherches encore inexistantes sont indispensables. Mais on ne saurait trouver la signification ultime du « fait acadien » en ce pays loyaliste sans privilégier la culture, la fonction idéologique et symbolique.

Travailler sur les idéologies comporte ce danger épistémologique de se perdre dans les catégories et les significations premières. Mais cela comporte aussi l'avantage épistémologique du recul par rapport au vécu quand la société étudiée n'est pas étrangère au chercheur. De même que l'observation et la participation à la vie de la société étudiée servent de contrôle aux interprétations des idéologies, de même le traitement autonome et systématique des idéologies peut servir de repère à l'observation ethnographique comme à la participation. Le travail « en fauteuil » sur les idéologies est mise à distance de l' « expérience du terrain », comme disent certains anthropologues ; il est le recul qui permet le retour réflexif au vécu et son contour, cette fois expérimental.

Il est de peu d'importance que le sociologue soit un indigène ou un étranger. La vieille thèse qui défendait les vertus scientifiques du dépaysement et qui justifiait le voyage, l'expédition, l'exploration avec tous leurs rites, du costume au porteur en passant par l'« informateur » de service et le ridicule protocole du « contact », a toutes les odeurs d'un succédané colonial [8]. La fameuse objectivité du savant peut être objectivation de l'expérience vécue et de la subjectivité. « L'objectivité, écrit Fernand Dumont, est donc ici non pas négation du vécu mais négation de sa cohérence et de son histoire habituelles. L'objectivité est toujours retour à quelque instant originaire... Les sciences de l'homme sont donc, en définitive, décomposition de la cohérence existentielle de l'histoire commune [9]. » Pour faire oeuvre de science, il suffit d'obéir aux règles de la pratique sociologique et non pas d'être un étranger ou un indigène. La vertu épistémologique de la distanciation est affaire de technique, non pas de morphologie sociale ni de culture.

Enfin, l'approche par les idéologies a ce dernier avantage de rejoindre une tradition sociologique québécoise vivante et par conséquent une communauté [10] de chercheurs canadiens-français. Outre l'intérêt sentimental d'une telle présence et solidarité (très importantes car nombre de recherches ont été abandonnées à cause de l'isolement dans lequel étaient tenus leurs auteurs), il faut insister sur l'importance théorique et méthodologique de cet enracinement de la recherche. En beaucoup de points, la société acadienne est comparable à la société québécoise. Des techniques, des instruments, des méthodes ont été expérimentés et appliqués au Québec qui peuvent l'être en Acadie. Un capital de connaissances sociologiques est prêt à être investi dans de nouveaux projets de recherches sur la société acadienne pour une connaissance plus approchée. La sociologie de l'Acadie n'est pas au point zéro. Bien avant la création hésitante d'une section de sociologie à l'Université de Moncton, il y eut un Edmond de Nevers, un Léon Gérin pour publier les premiers essais sociologiques sur le Canada français. À défaut d'un héritage scientifique acadien [10], il faut partir de l'héritage québécois.

Dans un cours polycopié [11], Fernand Dumont déplorait l'état de dépendance de la sociologie québécoise vis-à-vis des théories générales importées et montrait comment une théorie de la société québécoise était possible à partir de l'expérience et de la théorie spontanée que cette société a d'elle-même : « Si l'on accepte nos postulats sur la perception, sa magie, les reprises nécessaires à partir de ses implications, comment peut-on nier que cette perception, ses luttes internes, ses contestations - d'où peut naître l'objectivité, la théorie - dépendent des sociétés où elles trouvent leurs intuitions et leurs intentions premières ? Durkeim, Marx, Merton, Parsons, Touraine ne sont pas des hommes d'ici : ils représentent la traduction abstraite des sociétés et des sociologies où peut se faire jour progressivement une sociologie générale. Mais l'écoute de ces voix qui nous viennent des autres sociétés ne doit pas nous dispenser de préciser notre voix, sans quoi notre accueil ne trouvera pas son propre lieu, sa faculté d'entendre à partir [11] des questions qui viendraient de nous [12]. »

La pratique scientifique s'insère dans une pratique sociale globale et ne prend toute sa signification et sa fonction historique que dans son rapport aux pratiques connexes : qu'on peut appeler l'engagement de la recherche. Une sociologie du Québec ou de l'Acadie prend une signification différente selon qu'elle est située dans la communauté sociologique internationale ou située dans la production culturelle de la société originaire. Il n'est pas alors indifférent que la théorie soit conçue en rapport dialectique avec la pratique collective plutôt que catapultée dans cette pratique. Question épistémologique ; question sociologique ; question politique [13]...


II. Sur l'idéologie et la méthode

Partir des idéologies et en faire l'objet premier de l'investigation sociologique, cela suppose tout d'abord que soit écartée une certaine acceptation de l'instance idéologique selon laquelle cette dernière se trouve réduite à un statut inconsistant, celui de l'inessentiel ou de l'illusoire dans la dichotomie survalorisée du réel et de l'imaginaire. En effet, dans le langage commun, idéologie se trouve automatiquement associée avec illusion, mensonge, mystification, rêverie, irréalité, soit toute une série de substantifs à connotation souvent péjorative qui présupposent le moindre degré de vérité et de réalité de l'idéologie par rapport à la connaissance du réel comme à la réalité de la connaissance [14]. Dans le langage scientifique, cette conception de l'idéologie a engendré les théories qu'on connaît de l'aliénation et de la fausse conscience, soit toute une interprétation du monde et de l'histoire basée sur l'opposition normative infrastructure/superstructure, la seconde [12] étant considérée comme un sous-produit, un résidu ou un reflet de la première et dont la fonction serait une d'obscurcissement ou d' « occultation » du rapport objectif non médiatisé à l'objet [15]. Partir d'une telle théorie de l'idéologie, c'est s'interdire au départ la connaissance de l'objet idéologique comme tel et orienter l'analyse vers d'autres lieux en supposant connus le rapport de l'idéologie aux autres niveaux de la structure sociale et la fonction qu'elle remplit.

Vouloir traiter scientifiquement des idéologies, c'est laisser tomber tout jugement normatif sur la réalité, la valeur ou la vérité de l'objet, c'est se dégager une fois pour toutes de l'opposition non opératoire entre le réel ou la base et l'irréel ou les essences imaginaires pour considérer l'objet idéologique en toute positivité, comme partie intégrante d'un système social et d'une pratique collective [16]. Dans une étude critique sur Marx, Pierre Ansart montre que dans le Capital Marx a réservé une fonction essentielle à l'imaginaire dans le processus de production et dans ses rapports, comme dans le 18 Brumaire pour expliquer l'entrée surprise de Louis Bonaparte dans la France de l'époque : « De même peut-on vérifier, à ce niveau, que l'imaginaire social n'est pas exactement un « reflet » de la pratique des échanges : Marx ne décompose pas cette description en deux moments qui désigneraient successivement la pratique de l'échange et sa représentation dans l'esprit des échangistes. C'est dans sa description de la pratique de l'échange qu'il en montre la nécessité. L'imaginaire ne reflète pas une pratique, mais au contraire participe à cette pratique comme une part constituante de celle-ci... À ce titre, peut-on considérer l'imaginaire social comme l'un des éléments des forces productives, contrairement à cette représentation étroite qui limiterait celles-ci aux seuls moyens matériels [17]. » Semblable position est aussi soutenue par Louis Althusser [18] et Poulantzas : « L'idéologie [13] consiste en fait en un niveau objectif spécifique, en un ensemble à cohérence relative de représentations, valeurs, croyances : tout comme les « hommes », les agents dans une formation participent à une activité économique et politique, ils participent aussi à des activités religieuse, morale, esthétique, philosophique [19]. »

Fait de pensée, fait linguistique, fait de culture, l'idéologie n'est pas identique ni entièrement confondue à la culture. Elle en constitue un niveau spécifique sinon essentiel, doté de sa propre structure et présentant sa propre cohérence ; elle en est un mécanisme spécifique aux fonctions déterminées. D'où la double approche ou plutôt les deux entrées complémentaires pour l'analyse des idéologies : la structure interne de l'objet et la fonction dans le système social global.

Mais avant d'aller plus loin dans le contour de la notion d'idéologie, il faut en introduire une autre, celle de vision du monde. En effet, il est impossible de comprendre la nature de l'idéologie si on ne la situe pas dans son rapport à un antérieur et à un plus caché, soit la vision du monde.

Qu'est-ce qu'une vision du monde ? Ce n'est pas une donnée empirique immédiate qui s'imposerait à l'observation comme peut le faire le discours idéologique. C'est un construit ou un instrument conceptuel dont on a besoin pour rendre compte de la dialectique de l'idéologie entre l'implicite et l'explicite, entre le caché et le manifeste. C'est ce « troisième terme fondamental », selon F. Dumont, qu'on est bien obligé d'introduire entre la praxis et l'idéologie pour donner un fondement à cette dernière si l'on refuse de la réduire à un pur reflet ou produit de la praxis.

Lucien Goldmann a fait de ce concept l'instrument clé de son analyse de Pascal et Racine, plus généralement des oeuvres de littérature. Voici comment il en justifie la nécessité : « Si, donc, la plupart des éléments essentiels qui composent la structure schématique des écrits de Kant, Pascal et Racine sont analogues malgré les différences qui séparent ces écrivains en tant qu'individus empiriques vivants, nous sommes obligés de conclure à l'existence d'une réalité qui n'est plus purement individuelle et qui s'exprime à travers leurs oeuvres. C'est précisément la vision du monde, et, dans le cas précis des auteurs que nous venons de citer, la vision tragique [20]. »

Une vision du monde, ce serait « cet ensemble d'aspirations, de sentiments et d'idées qui réunit les membres d'un groupe (le plus souvent, d'une [14] classe sociale), et les oppose aux autres groupes [21] ». Mais cette définition pèche par trop grande hétérogénéité et généralité. En effet, aspirations, idées et sentiments assemblés on ne sait comment peuvent constituer toutes sortes de visions du monde réunissant des groupes divers et multiples sans qu'on sache où se situe leur lieu commun. C'est un peu comme cette définition fourre-tout de la culture qui n'aurait que cet avantage de recueillir tous les résidus d'autres définitions, celles de structure, de praxis, d'institution, etc. Fernand Dumont donne du concept une définition plus précise : c'est un « foyer d'attitudes fondamentales envers le monde » ou encore la « matrice des intentions fondamentales à partir desquelles les hommes d'une culture donnée donnent un sens à leur rapport avec l'histoire [22] ».

C'est donc par nécessité épistémologique qu'il faut postuler l'existence d'un tel foyer, d'un antérieur implicite aux représentations données que sont les idéologies. À partir de celui-ci, on peut alors saisir les idéologies comme des mécanismes d'explicitation des visions du monde ou, par analogie avec la conduite individuelle, comme des mécanismes de rationalisation des attitudes ou des motivations inconscientes. Par conséquent, analyser les idéologies revient à suivre le chemin qu'elles ont parcouru, mais inversement : partir du donné pour retrouver le caché, passer de l'explicite à l'implicite en identifiant bien les divers mécanismes qui ont accompagné le passage, en expliquant aussi les transformations subies dans l'opération car une vision du monde peut être l'originaire d'idéologies multiples et concurrentes. Ce passage du niveau caché au niveau patent ne saurait se réduire à une simple traduction. L'idéologie voile autant qu'elle dévoile la vision du monde, et c'est à l'interprétation de déjouer les ruses des associations premières et des lectures termes à termes.

Il faut encore distinguer vision du monde et culture et préciser leur rapport. Une culture, au sens usuel, c'est l'ensemble ou la « fédération » des comportements et des modèles d'action dans une société donnée [23]. « La culture est un ensemble de modèles qui confèrent cohérence aux conduites de l'homme et qui lui renvoient une image objective de lui-même [24]. » Toute tradition serait alors une certaine actualisation d'une culture pour un groupe ou une société [15] donnée, comme une normalisation de cette cohérence qui agirait par contrainte, ou encore comme la fixation d'un des multiples et indéfinis possibles inclus dans une culture. Une tradition est un certain rapport historique à la culture, caractéristique d'un groupe social à une époque déterminée.

Mais le postulat d'une forme ou « configuration générale » qui définit pour une société un ensemble indéfini de modèles aux combinaisons indéfiniment variables suppose encore un mécanisme de sélection et de totalisation valable pour toute une collectivité, une façon particulière de viser le monde qui soit cohérente et qui aurait force de schème idéal pour les divers comportements particuliers, qui imposerait aussi sa permanence relative par rapport aux variations et changements de la praxis sociale comme des idéologies : c'est la vision du monde. D'où sa double nécessité, tant épistémologique que sociologique.

On peut maintenant donner de l'idéologie une définition concise et opératoire : c'est une lecture d'une situation en vue de l'action. « Les idéologies apparaissent comme les systèmes symboliques les plus explicites requis par les urgences de l'unanimité sociale devant les situations à définir et les actions à poser [25]. »

L'idéologie est donc caractérisée par une certaine cohérence, irréductible à celle de la praxis comme à celle de la vision du monde, et par ses fonctions. Les deux sont d'ailleurs directement dépendantes. Sa fonction essentielle, c'est de « combler l'indétermination de la praxis », soit de doter le monde d'une signification pleine et unitaire quand l'univers de l'action est pour l'agent social parcellaire, détotalisé, conflictuel, contradictoire. L'idéologie doit être comprise comme un mécanisme de totalisation du sens errant qui cherche à définir pour l'action collective une finalité unanime. D'où la fonction de « ciment » du sens et des « agents d'une formation » selon Poulantzas : « L'idéologie a précisément pour fonction, à l'encontre de la science, d'occulter les contradictions réelles, de reconstituer, sur le plan imaginaire, un discours relativement cohérent qui serve d'« horizon » au « vécu » des agents, en façonnant leurs représentations sur les rapports réels et en les insérant dans l'unité des rapports d'une formation [26]. »

Pour remplir cette fonction, l'idéologie doit tendre à la plus grande cohérence possible. Son attribut essentiel est d'être syncrétique. Des failles, des trous dans son argumentation viendraient compromettre sa fonction de totalisation [16] et de réunification du sens en un projet unitaire. « L'idéologie, à l'encontre de la notion scientifique de système, n'admet pas en son sein la contradiction, elle tente de la résoudre par son absence [27]. » L'idéologie est une rhétorique collective qui obéit aux exigences comme aux techniques de l'argumentation [28] et qui vise, comme l'ancienne rhétorique, à constituer autour du discours le plus grand public possible, à la limite la totalité des effectifs d'une société globale. L'idéologue serait comme l'orateur qui part d'un certain consensus ou lieu commun pour agglomérer autour de son discours un public converti et le constituer en groupe unanime. C'est en effet une autre fonction de l'idéologie de créer, et non plus seulement de « cimenter », un groupe social et de lui donner une définition « pour-soi ». Une tribu, une classe sociale, une nation, c'est, selon S.F. Nadel, « la théorie que les membres s'en font [29] ». Cette fonction n'a pas échappé à L. Althusser : « L'idéologie est active sur la classe dominante elle-même et contribue à la façonner, à modifier ses attitudes pour l'adapter à ses conditions réelles d'existence [30] » ...

À partir de ces fragments d'une théorie de l'idéologie dont ce n'est pas l'objet de ce travail de réunir la totalité, l'analyse des idéologies d'une société donnée consistera d'une part à en découvrir la syntaxe et la logique interne, d'autre part à en chercher les fonctions dans le système social global, en dernier lieu à en retracer la genèse à partir des visions du monde qu'il faudra identifier. C'est tout le champ sociologique qu'on peut tenter de découvrir à partir des idéologies, soit la ou les situation(s) en présence, les idéologues, les classes sociales et les groupes en jeu, les conflits et les crises qui nécessitent le recours au mécanisme idéologique, les pouvoirs, leur mode d'exercice et le rapport des agents sociaux aux pouvoirs, etc. La dialectique idéologique doit permettre de passer du plus explicite au plus caché, en identifiant tout au long des allers et retours entre les rationalisations, les justifications et les fondements culturels les divers mécanismes de la parole.

L'analyse des idéologies peut informer sur elles-mêmes comme sur la pratique globale d'une société donnée puisqu'elles sont partie prenante de cette pratique. De même que l'observation de la pratique sociale et une certaine [17] connaissance préalable du « milieu » comme de la situation peuvent informer sur les idéologies et en faciliter l'analyse. Si les idéologies ne sont qu'un niveau d'un système social, il est méthodologiquement opératoire de partir d'elles pour viser la compréhension du système global.

Sans un traitement mécanique ou électronique du discours idéologique, sans sa réduction à quelque magique modèle formel - cette « grande manoeuvre » que doit souvent donner en spectacle l'apprenti-sociologue devant les doctes et qui sanctionnera son passage à la maîtrise (noblesse oblige) - est-il encore possible de maintenir un rapport d'objectivité avec l'objet ? Quels sont les moyens de contrôle de l'analyse ?

Il y a d'abord la méthode de compréhension qu'on peut résumer par le terme d'empathie. Pour arriver à décoder les multiples rapports qui existent dans le champ idéologique, soit ceux de l'idéologue à son public, des idéologues et des publics entre eux, aussi des autres agents signifiants tels que les chefs qui ne sont pas aussi idéologues, il faut arriver à se situer dans ce champ et à modifier sa propre situation à volonté. L'observateur ou l'analyste doit parvenir à se mettre dans le vécu de l'autre - son objet - indépendamment de ses affinités, sympathies et antipathies dans la vie quotidienne. C'est alors seulement qu'il pourra donner des vécus une interprétation première adéquate, par compréhension [31].

Un exemple magistral de ce travail a été donné par J.-P. Sartre dans ses travaux sur Flaubert [32]. L'auteur a pu écrire plusieurs milliers de pages sur un écrivain qui, au départ, lui inspirait beaucoup de répugnance. Mais par la fréquentation assidue de ses oeuvres et par l'étude minutieuse de la situation de l'époque, il est arrivé à dépasser ce rapport « naturel » de répulsion et à se placer dans le vécu de Flaubert comme dans sa maison et au XIXe siècle comme dans son temps.

Il n'y a pas au départ de technique ni d'instrument préfabriqué pour la pratique de cette méthode par compréhension. C'est l'objet lui-même qui doit déterminer la méthode de pénétration. Chaque situation de recherche sera différente, parce que chaque rapport unique. Il suffit de trouver le lieu du « contact ». Pour cela, une seule règle : la fréquentation régulière, [18] assidue des textes, les lectures multiples, les recours méthodiques aux documents complémentaires, annexes et connexes, bref, la fouille passionnée à la recherche du détail significatif. Ce travail est similaire à celui de l'historien, avec cette différence qu'il est souvent possible - comme c'est le cas pour cette étude - de retourner à la source vivante pour contrôler une interprétation. L'historien est privé de l'expérience ethnographique, le magnétophone lui est inutile. Dans la recherche historiographique, le sujet et l'objet sont tous deux historiques ; dans la recherche sociologique, ils sont aussi historiques, mais encore vivants, contemporains.

Cette approche par compréhension est d'autant plus difficile que l'analyste est étranger à l'objet, à la situation, à la société à étudier. Encore une fois, et contrairement à une idée trop bien reçue, la familiarité avec l'objet et sa connaissance de l'intérieur sont un pré-requis à l'analyse. Le passage d'une culture à une autre est aussi pénible pour l'anthropologue que pour l'immigrant, l'euphorie du dépaysement et l'avantage heuristique du voyage n'étant qu'illusions hallucinantes du touriste de l'esprit comme de la géographie [33].

« L'interprétation, écrit Paul Ricoeur, est le travail de pensée qui consiste à déchiffrer le sens caché dans le sens apparent, à déployer les niveaux des significations impliqués dans la signification littérale [34]. » L'histoire est superposition de sens : Michel Foucault a popularisé dans les sciences humaines cette image des « couches géologiques » de la signification. L'analyse des idéologies doit être ce va-et-vient entre les significations, des plus apparentes aux plus cachées, dans une coupe synchronique comme dans l'histoire, l'analyse la plus « géniale » étant celle qui est allée au plus profond comme le plus loin latéralement. Au-delà du langage « réel » (de surface) et du sens donné, elle doit pouvoir découvrir un langage et un sens possibles, ce que Lucien Goldmann désignait aussi par le concept de « conscience possible [35] ».

L'interprétation, objectera-t-on, peut se poursuivre indéfiniment : on a pu parler du « temps circulaire » de l'interprétation. Elle est toujours ouverte et, comme l'histoire, inachevée. Michel Foucault la comparait à l'expérience de la folie : « Cette expérience de la folie serait la sanction d'un mouvement de [19] l'interprétation qui s'approche à l'infini de son centre, et qui s'effondre, calciné [36]. » Mais, outre qu'elle peut revenir sur elle-même, on peut la confronter avec les interprétations d'autres objets ou niveaux du système social et interroger leur compatibilité, la logique de l'ensemble, passer des idéologies aux classes, aux pouvoirs, à certains événements, à d'autres idéologies etc. Plus les unités d'analyse sont circonscrites, plus leur contrôle par comparaison avec d'autres unités est aisé. Mais quand il s'agit d'un objet à grandes dimensions comme une société globale, alors le contrôle consiste à confronter plusieurs interprétations, si elles existent. « Une chose est certaine, écrit Max Weber : plus le problème en question est « général », ce qui veut dire en l'occurrence plus sa signification pour la culture est importante, moins il est susceptible d'une solution univoque à partir des matériaux que fournit le savoir empirique, car plus aussi interviennent les axiomes ultimes, éminemment personnels, de la foi et des idées axiologiques [37]. »

Une interprétation globale devrait revenir, non seulement sur son cheminement afin d'éliminer au maximum l'arbitraire, mais aussi sur l'interprète et sa propre expérience afin de pouvoir justifier, en toute connaissance de cause, la démarche de l'interprétation. À la différence d'une démarche scientifique mécaniciste qui prétend pouvoir « démontrer » ses résultats par la seule administration de la preuve, l'interprétation ne peut prétendre qu'à justifier son propre « style ». C'est pourquoi l'interprétation, selon Granger, « est essentiellement affaire de style [38] ». Ce qui ne veut pas dire qu'elle est [20] subjective, ni qu'elle est réductible au seul individu qui la fait. Dans le cas de l'interprétation, l'individuation stylistique est aussi fait de culture, non pas fait individuel comme peut l'être une oeuvre d'art [39]. C'est le point de vue qui crée l'objet et qui oriente la méthode de son analyse, et le point de vue est finalement affaire de culture. Nous sommes renvoyés à la proposition déjà formulée selon laquelle toute sociologie est un parti-pris sur l'objet et à son corollaire selon lequel toute théorie sociologique doit être enracinée, « paysanne » si on accepte le mot dans toute sa noblesse.

Enfin, la théorie constitue un efficace et permanent repère pour l'interprétation. La médiation de la théorie entre le sujet et l'objet a pour effet de briser le syncrétisme totalisant de leur association et de réfléchir les significations premières ou vécues de leur rapport. La théorie est technique d'objectivation et de distanciation, autant qu'instrument d'interprétation. Elle crée l'objet, mais elle situe aussi le sujet dans un nouveau rapport à cet objet. C'est en ce sens que F. Dumont a pu parler des théories comme de « traditions critiques ». « Traditions », car elles ont une histoire et un fondement dans la culture qui les a vues naître. F. Dumont parle aussi de « culture seconde [40] », pour les distinguer des traditions communes. Mais traditions « critiques » en tant qu'elles agissent sur les premières par contestation permanente : « La théorie, l'explication serait donc essentiellement, comme les techniques d'observation, un ensemble de feintes par rapport à l'expérience habituelle du monde que l'observateur scientifique partage avec tous les hommes [41]. »


III. Le découpage de l'objet

Quatre unités de discours ont été jugées suffisamment singulières et fournies pour faire l'objet d'analyses séparées et pour ensemble rendre compte de la production idéologique de la société globale et, par la suite, de cette société elle-même : celles de la Société Historique Acadienne, de la Société Nationale des Acadiens, du Ralliement de la Jeunesse Acadienne de 1966 et du mouvement néo-nationaliste des années 1967-1970. Un tel découpage de la parole collective ne va pas de soi et peut même surprendre quand de tradition en Acadie on n'a connu et reconnu qu'un seul discours national et [21] une source unique d'émission de ce discours. Aussi faut-il exposer et expliquer toutes les « raisons » de ce traitement.

1. Les quatre discours ont en commun d'être écrits, même si souvent l'écrit n'est que la transcription d'un discours qui fut d'abord donné oralement. Ce caractère d'écrit est très important, outre l'avantage qu'il a pour la recherche de se livrer dans son achèvement et d'être totalement indépendant de la relation au chercheur (ce qui n'est jamais le cas dans une entrevue, pour un questionnaire ou généralement pour toute situation expérimentale).

Le passage de l'oral à l'écrit est comme la sanction collective d'une parole individuelle. Il n'est pas systématique, mais sélectif. On ne publie pas dans la société acadienne n'importe quoi, n'importe où et n'importe comment. Là où les écrits sont rares, toute publication d'une parole imprimée devient un fait social très significatif qui n'a pas d'équivalent dans les sociétés « bavardes », surproductrices d'écriture.

Ce qui caractérise l'écriture acadienne, ce n'est pas une certaine valeur d'échange sur le marché des biens culturels (dans les quatre cas considérés, l'impression et la diffusion des écrits est déficitaire). La fonction idéologique est essentielle, quasi absolue. Voici par exemple ce que pouvait dire le président de la Société Nationale  : « Je formule le voeu que le Conseil de la Société consente à consigner le texte des conférences, causeries et discours prononcés au cours de ce congrès dans un volume qui reçoive la plus large dissémination possible. Je formule le voeu que ce livre devienne la Bible de la Société Nationale... Ainsi, il attestera que la nation acadienne prend bel et bien, elle aussi, figure d'un peuple aux idées claires et au parler franc [42]. » L'écriture est sacralisation de la parole, aussi institutionnalisation du discours qui prend désormais valeur d'exemple, valeur normative.

2. Les quatre discours ont aussi en commun, du fait qu'ils sont écrits, le caractère de légitimité. Les Cahiers de la Société Historique, les écrits de la Société Nationale, les textes du Ralliement et les journaux des étudiants empruntent les mêmes canaux de diffusion, sont imprimés dans les mêmes ateliers, passent par les mêmes instances de légitimation. Chacun a statut reconnu dans la société, chacun répond officiellement à une fonction sociale distincte. On ne peut donc considérer aucun de ces discours comme marginal et par conséquent contester de ce point de vue l'égalité de traitement que l'analyse leur fait subir.

[22]

3. Chaque discours a un public, des définiteurs, des fonctions manifestes spécifiques. Ils permettent de situer quatre lieux de définition idéologique dans la société. Pourtant, la séparation des publics et des idéologues n'est pas toujours rigoureuse. On rencontrera parfois les mêmes signatures aux bas des textes importants de la Société Historique et de la Société Nationale, le passage aussi de certains idéologues du Ralliement dans le mouvement néo-nationaliste qui lui succède.

4. Finalement, le caractère commun essentiel à ces quatre discours est qu'ils visent chacun directement ou indirectement à définir le nationalisme acadien et à conquérir le même public, soit l'ensemble de la population acadienne (essentiellement du Nouveau-Brunswick). Celui qui s'attire tous les titres de noblesse est bien sûr émis par la Société Nationale. Elle revendique l'unique pouvoir légitime de définition du nationalisme, elle prétend être l'interlocuteur représentatif du peuple acadien tout entier dans les relations avec l'extérieur.

Le discours historique, lui, par définition, vise à donner un sens à l'histoire passée. Dans sa spécialisation, il est partie intégrante du discours national. Il revendique l'autorité dans l'interprétation de l'histoire, il donne le code à partir duquel on chiffre et déchiffre l'histoire à faire comme l'histoire passée. Il pourrait facilement entrer en conflit avec le premier, donner en son autonomie définition différente du nationalisme acadien. Mais il n'en est rien. On verra que les deux discours sont intimement complémentaires, souvent identiques.

Quant au Ralliement et au mouvement néo-nationaliste qui lui succède, ils n'avaient pas pour fonction explicite de définir eux aussi le nationalisme acadien. Mais ce sont deux lieux que de nouveaux idéologues ont investis pour donner définition concurrente du nationalisme, que les auteurs ont appelé néo-nationalisme.  Des intellectuels et des leaders étudiants ont défini de nouvelles fonctions aux lieux spécialisés qu'ils occupaient dans la société et de là ont créé un nouveau langage. Ils ont visé, à partir de leur public restreint, le même public que la Société Nationale et la Société Historique. Problème de pouvoir et de légitimité. Mais aussi - et en ce qui concerne ce travail : surtout - problème de culture où un discours originellement unique se dédouble en deux discours concurrents, finalement en deux projets collectifs différents, chacun exclusif.

Quatre unités de discours, mais deux forces visant le même but et entrant en concurrence, tel est l'enjeu du présent découpage de la production idéologique. Les sujets ? D'un côté l'élite traditionnelle définitrice légitime du [23] vieux nationalisme acadien, la bourgeoisie professionnelle militant dans les oeuvres nationales. De l'autre, une élite potentielle que l'Université de Moncton a regroupée, qui a trouvé en ses lieux un public d'élection, qui n'a pas accès autonome à tous les privilèges de l'élite traditionnelle ni à tous ses pouvoirs, à qui échappe en partie la définition de ses rôles et de ses statuts, qui, régionalisée, séparée, minorisée, va tenter d'un même coup de créer parole collective, public, lieu, statut, fonction, pouvoir, en même temps nouveau monde et nouveau rapport au monde.

Nouvelle élite ou jeune élite ? Reproduction des mêmes caractéristiques fondamentales de classe ou bien émergence d'un nouveau personnage, l'intellectuel ? Modernisation d'un discours ancien ou bien création d'un discours nouveau ? L'université, lieu d'émission du discours néo-nationaliste, est-elle un nouveau lieu de définition des finalités collectives réellement concurrent de la Société Nationale ou est-ce le lieu d'initiation et l'espace de consécration des passages rituels dans l'ordre des notables et dans la lignée des chefs nationaux ? Car l'université, extension du collège classique, ne produit-elle pas encore ce même type de leader, d'idéologue et de chef national dont il n'est d'autre exemple que celui de l'actuelle bourgeoisie professionnelle au pouvoir ?

Quelle est la place du clergé dans ce découpage ? Question qui vient tout de suite à l'esprit quand on sait le rôle qu'il a joué tant au Québec que dans l'histoire acadienne. Le clergé n'émet pas dans la société un discours particulier, mais il est présent dans toutes les institutions nationales et il contribue à définir l'idéologie nationale. Il est là, à la Société Nationale comme à la Société Historique, il est encore là au Ralliement. Mais il est significatif que son rôle s'exerce avec discrétion, voire dans l'anonymat [43]. Dans la dernière décade, on a assisté en Acadie à la laïcisation des institutions nationales, notamment l'Université de Moncton et l'Évangéline. Le prêtre est définiteur au même titre que le patriote laïc ; l'évêque a toujours rôle idéologique prépondérant, mais non exclusif. L'élite nationale porte indifféremment cravate ou soutane, la préférence allant de plus en plus à la première.

Quel peut-être le rôle idéologique des leaders populaires, par exemple de représentants syndicaux, de chefs de mouvements professionnels, de coopératives etc. ? Nul, s'il n'est canalisé vers la Société Nationale. Les nouveaux leaders sont encore indifférenciés des notables traditionnels qui se frayent une [24] réputation à partir de l'unité paroissiale. La structure sociale traditionnelle et la vieille idéologie unitaire qui tire toute sa force de la fonction mythique ferment l'univers de l'action et celui de la parole.

Il faut pourtant signaler l'apparition de nouveaux leaders locaux à l'occasion de la création (importée) des Comités Régionaux d'Aménagement (C.R.A.N., C.R.A.S.E., C.R.A.N.O., dépendant du programme fédéral A.R.D.A.) dans plusieurs régions d'Acadie. Il est significatif que ces institutions soient d'initiative fédérale et que leur organisation et leur financement dépendent en grande partie d'Ottawa [44]. La pratique de  l'animation par villages et régions et le développement de l'idéologie, de la politique comme de la pratique de la participation ont révélé de nouveaux leaders populaires. C'est aussi vers ces organismes de « développement » que se sont dirigés d'anciens leaders étudiants, interdits qu'ils étaient d'oeuvrer dans les institutions traditionnelles acadiennes et attirés par l'aspect « pratique » du travail « à la base ». Création de nouveaux pouvoirs ? Création de nouveaux lieux d'émission idéologique et d'un nouveau discours collectif ? Certainement. Cependant, le phénomène est très nouveau, encore localisé et il n'a pas permis pour la période considérée l'explicitation d'un discours concurrent du vieux nationalisme et autonome vis-à-vis du néo-nationalisme. Il faudra, à l'avenir, y accorder toute l'importance qu'il mérite et y attacher la plus grande attention.

Quant aux leaders et élus politiques, ils oeuvrent et parlent dans le cadre provincial, ils se sont inscrits dans le jeu politique de la société anglaise qui définit ses règles. Ils peuvent être les idéologues d'un parti, non pas les idéologues du nationalisme acadien. Car il entre dans les règles du nationalisme acadien comme de la politique anglaise de ne pas confondre les rôles, de ne pas mêler les discours. Les attentes des deux publics sont fort différentes, sinon incompatibles. Le code de la « bonne entente » entre les deux sociétés définit toujours les lieux et les modes d'exclusion et de participation : « We should remember that together we have touched the grandeur and sweetness Of CANADA and we should not allow it to be spoiled by either English or French nationalism [45]. »

[25] Ainsi, les quatre unités de discours se réduisent à deux discours nationalistes définis, l'un par la bourgeoisie traditionnelle et le clergé, l'autre par une jeune génération d'étudiants et d'intellectuels regroupés surtout à l'Université de Moncton. Les deux forces sociales en présence ne sont certes pas égales, mais leurs discours sont comparables, tous les deux visant à se donner la plus grande cohérence possible, chacun définissant aussi un projet pour la collectivité tout entière.

Il reste à rendre compte des exclusions et des limites du présent découpage de la parole collective acadienne.

1. D'abord, quel traitement a été réservé au journal l'Évangéline ? Pourquoi n'a-t-il pas été analysé systématiquement alors qu'il offrait d'emblée le matériel le plus régulier de diffusion idéologique ?

Premièrement, j'ai considéré que le journal ne faisait que vulgariser les thèmes idéologiques définis par les chefs de la nation. Il ne donnait qu'une « routinisation » du discours original, une sorte de document de deuxième main. En effet, les idéologues n'écrivaient pas directement dans le journal. Ce qu'on y trouvait, c'était des extraits ou des compte rendus de leurs discours.

Deuxièmement, alors qu'il y avait grande continuité à la S.N.A. et dans les rangs du collège des notables, on assistait à l'Évangéline à une succession chaotique de rédacteurs après les départs de Jean Hubert et Émery Leblanc en 1963 et 1964. Ce qui avait pour conséquence des variations sensibles dans l'idéologie des éditoriaux. Tantôt un éditorialiste non acadien prenait ses distances vis-à-vis de l'idéologie officielle à l'exemple de Jean Hubert, tantôt un éditorialiste acadien redéfinissait les positions du journal dans la plus orthodoxe tradition. Il fut même des périodes sans éditoriaux, comme après le départ de Jacques Filteau en 1968.

Troisièmement, ce n'était pas toujours des journalistes qui écrivaient les éditoriaux. En effet, en 1969-1970, un comité de rédaction fut institué à l'Évangéline qui groupait quelques-uns des idéologues les plus écoutés de la société. Leurs éditoriaux parurent pendant environ un an, anonymement. Ces documents prennent une importance exceptionnelle, mais ils s'apparentent au discours de la S.N.A. plus qu'à celui du journal. Le journal prenait pendant cette période le relais de la Société Nationale en crise.

Pour ces différentes raisons, a été privilégié avant tout le discours original de l'élite plutôt que les éditoriaux réguliers des journalistes (qui n'étaient pas toujours sans originalité) en attachant pourtant la plus grande attention aux éditoriaux de 1969-1970 émanant du « comité de rédaction ». J'ai dû feuilleter [26] tous les journaux de 1955 à 1971 à la recherche de documents concernant surtout la Société Nationale, par exemple, des extraits de discours ou des commentaires d'un chef ou d'un grand dignitaire du clergé sur un événement important. La lecture du journal, outre le découpage de morceaux idéologiques, est indispensable pour se situer dans l'époque étudiée et revivre l'histoire de la façon dont elle a été écrite par les protagonistes.

De quels autres documents écrits pouvait-on disposer dans la société acadienne pour l'analyse des idéologies ?

2. La Revue Économique et la Revue de l'Université de Moncton. Ces deux revues universitaires successives ne fournissent pas grand matériel idéologique sur le nationalisme acadien. Leurs articles sont très spécialisés, très divers aussi. Les auteurs sont professeurs à l'Université, souvent étrangers à la société et à la culture acadienne. Les deux revues n'ont aucune unité idéologique, elles ne sont pas le canal d'expression d'un groupe social homogène comme pouvait l'être par exemple le journal des étudiants.

Pourtant, des idéologues se sont servis de la revue pour diffuser leurs analyses sur la société acadienne. Il s'agit en particulier de Jean Cadieux et de Camille Richard, respectivement professeurs de sciences commerciales et de sociologie. Parce que leurs analyses étaient spécialisées et qu'elles marquaient un décalage par rapport au discours traditionnel, il était attendu qu'elles soient publiées dans une revue à public restreint. Mais aussi, parce que les discours de ces idéologues entraient en concurrence - subtile ou ouverte - avec le vieux discours nationaliste, ils trouvaient dans la revue leur lieu d'élection qui aurait pu devenir le lieu de contestation principal du vieux nationalisme. Ce ne fut pas le cas. Parce que les idéologues néo-nationalistes étaient trop rares et que le consensus n'était pas réalisé à la revue, elle continua d'être essentiellement un organe de publicité pour l'Université de Moncton.

3. Le journal Liaisons. Avant 1967, ce journal des étudiants du Collège Saint-Joseph ne touchait que de loin au nationalisme acadien et, quand il le faisait, c'était en affinité avec l'idéologie dominante. Feuille de collège, il n'était pas un lieu spécifique de définition idéologique. Son intérêt était surtout corporatiste. Même pendant le Ralliement, il resta indifférent au débat sur le nationalisme acadien. C'est en 1967 que sa formule changea, sous l'impulsion d'une nouvelle équipe de rédaction. Deux derniers journaux parurent, puis Liaisons fut remplacé par l'Insecte. Ce n'est qu'à partir de ces derniers numéros que le journal des étudiants de l'Université de Moncton prend orientation nettement nationaliste, dans le chemin défini par le Ralliement.

[27]

4. Littérature, poésie, théâtre. Après quelques entrevues et des tentatives de recherche, il fallut bien se rendre à l'évidence que la production littéraire contemporaine en Acadie n'était pas suffisante pour en faire une sociologie. Il y avait bien des poètes, mais leurs oeuvres n'étaient pas imprimées. Dans l'Évangéline, on publiait régulièrement les poèmes des lecteurs, mais ces oeuvres ne pouvaient être reconnues comme significatives du point de vue de la société globale. Et rarement elles étaient nationalistes. Finalement, un nom, celui de Raymond Leblanc dont on a lu un extrait de Acadie, s'imposait en poésie, un autre, celui de Antonine Maillet, en prose, au théâtre. Tous deux jouissaient d'une notoriété suffisante dans la société.

Le cas de Raymond Leblanc était particulier puisqu'il était idéologue du néo-nationalisme et qu'il définissait explicitement ses idées en prose. Il n'était donc pas utile de faire double usage de sa production. Restait Antonine Maillet. Un auteur de quelques oeuvres ne pouvait suffire à alimenter une analyse de la parole collective, de son expression symbolique [46].

Il aurait fallu un nombre suffisant d'oeuvres et d'auteurs pour soumettre le discours littéraire au même type d'analyse que le discours proprement idéologique. Ce qui avait été possible pour le discours historiographique grâce aux Cahiers de la Société Historique ne l'a malheureusement pas été pour le discours littéraire.

5. Lacunes ou exclusions. Restent des documents écrits importants tels que le Madawaska, journal hebdomadaire du Nord-Ouest du Nouveau-Brunswick, le Reflet du Nord, hebdomadaire du Nord-Est, et d'autres publications périodiques comme celles du C.R.A.N. (Comité Régional d'Aménagement du Nord) et autres institutions régionales. Ces journaux ont délibérément été écartés au départ pour deux raisons : premièrement, je ne connaissais ni l'une ni l'autre région, ayant vécu seulement dans la troisième région de l'Acadie, celle de Moncton. L'observation et la participation à la vie collective de la société étudiée me paraissant importantes, j'ai écarté la possibilité d'entreprendre l'étude d'une idéologie régionale sans en connaître les conditions de production ni les acteurs.

Deuxièmement, les idéologies qui étaient explicitées à Moncton étaient les idéologies de la société globale. Nationalisme et néo-nationalisme acadiens [28] étaient définis à Moncton par la Société Historique, la Société Nationale, les intellectuels et étudiants de l'Université de Moncton où des leaders de toutes les régions étaient regroupés. Dans aucun des quatre discours le problème régional n'est traité avec une attention particulière, seulement mentionné comme étant encore une entrave à l'unité nationale. L'Acadie des trois régions est la société globale significative du point de vue des idéologies dominantes, point de vue qui a aussi été emprunté pour cette recherche.

Toutefois, ce choix ne nie pas la différence ni la possibilité d'idéologies régionales qui définiraient pour ces collectivités restreintes des projets collectifs autonomes. Il n'en traite pas. Est-ce une lacune importante ou secondaire ? Seule l'analyse systématique de ces idéologies régionales, si elles existent, pourra trancher la question. Comme je n'ai pas eu connaissance de projets autonomistes de la part du Madawaska et du Nord-Est indépendants du projet d'annexion au Québec qui fut explicité par le mouvement néo-nationaliste et dans lequel figurent plusieurs idéologues des régions et surtout du Nord-Est, j'ai cru bon de mettre le sujet entre parenthèses, de le tenir pour non significatif du point de vue de la société globale et de cette recherche.

Tel est le découpage de la parole collective qui semblait le plus adéquat aux buts visés : la compréhension et l'explication du nationalisme acadien comme idéologie de la société globale. Il avait cet avantage de rompre partiellement avec les catégories du vieux nationalisme qui refusait de reconnaître l'existence d'un néo-nationalisme concurrent dans la société et mettait tout en oeuvre pour le réduire, au mieux, à son « style », au pire, à néant. Il avait aussi cet intérêt de mettre en rapport deux discours qui entrent dans le jeu du même et du différent, de la tradition et du nouveau, de la continuité et de la rupture. Le conflit et l'état de crise que chacun des discours diagnostiquait se trouvait reproduit dans la topologie de l'objet.

Mais aussi, le fait que l'un des discours soit indirectement idéologique - le discours historiographique - introduisait une autre dualité intéressante dans le travail, celle du mythe et de l'idéologie, des fondements culturels du discours et de la parole actualisante. Sans l'analyse du discours historiographique, il eût été difficile, peut-être impossible, de découvrir dans les trois autres discours leur lieu profond de résonance commune et harmonique. Dans le même sens, il est regrettable que le « matériel » littéraire ait été insuffisant pour en faire l'analyse. Car le discours littéraire et surtout le discours poétique situe en un autre lieu la ou les mêmes lectures du monde que faisaient l'historiographie et le discours proprement idéologique, il en donne [29] une intelligibilité plus profonde, il révèle en une cohérence maximale la « conscience possible » des groupes, de la société globale [47].

Enfin, j'ai séparé le néo-nationalisme du Ralliement et du mouvement étudiant. Il aurait été possible de regrouper tous leurs textes pour n'en faire qu'une seule analyse. Mais comme il s'agissait, dans l'ordre de l'action et de l'histoire, de deux mouvements très distincts, comme chacun avait produit son propre discours, il était aussi intéressant d'en faire des analyses séparées. Les deux analyses successives ajoutaient à la dimension synchronique de l'analyse globale la dimension historique, plutôt une deuxième phase à cette histoire du nationalisme, la première étant la genèse, à partir du nationalisme traditionnel, du néo-nationalisme.

On pourrait bien sûr continuer la lecture et l'étude de la parole collective acadienne avec les journaux nationaux et locaux et les publications périodiques de certaines institutions secondaires. Ce travail aurait surtout un but de contrôle. Car à moins que les prolégomènes à une idéologie régionale autonomiste ne soient explicités en un mystérieux sanctuaire de la région de Caraquet ou d'Edmundston, on peut considérer que les unités de discours retenues font la somme significative de la production idéologique acadienne de la dernière décade.


IV. La période considérée

Unité de lieu, unité de temps : les règles de la tragédie classique sont applicables à l'analyse sociologique. Le lieu des quatre unités de discours, c'est le nationalisme acadien, leur temps, c'est la période contemporaine ou la dernière phase de cette période dont on peut situer les débuts entre 1955 et 1960. C'est de ces dix dernières années qu'il sera question dans ce travail, la décade 1960-1970, avec très peu de références à l'histoire passée. Car les travaux scientifiques dignes d'attention sur l'histoire de la société acadienne sont rares et les recherches proprement sociologiques, à part celles en cours de Camille Richard, pratiquement inexistantes. Mais aussi, le matériel à analyser pour la période contemporaine est suffisamment abondant pour alimenter [30] ce travail. Toute analyse comparative et historique pourra et devrait faire l'objet de recherches ultérieures.

Qu'est-ce qui caractérise cette période ? Qu'est-ce qui autorise à tenir ce découpage historique pour significatif ?

La nouvelle production idéologique des années soixante correspond à une praxis nouvelle dans la société. Quatre lieux de définition idéologique, dont trois vraiment nouveaux - la S.N.A. n'étant que le renouvellement de la vieille Société Nationale l'Assomption - sont créés en l'espace de dix années. Ils ont tous pour objet le nationalisme acadien, soit la théorie qui crée la société globale. Le fait est suffisamment important pour justifier l'attention prolongée sur cette période où les principaux symboles collectifs et les anciennes définitions sont déterrés, soit pour démontrer la solidité des fondations, soit au contraire pour en prouver la vétusté.

Si l'ancien nationalisme des premières conventions acadiennes s'était prolongé comme tradition explicite jusqu'en 1955 [48], il apparaît clairement que l'année 1955 marque la fin d'un règne, et l'année 1960 le début d'un nouveau. 1955 est l'année de la commémoration du bicentenaire de la déportation des Acadiens, fête nationale très importante dans le calendrier acadien, à haute signification mythique. Elle tient lieu dans l'histoire récente de cérémonie de passage, en même temps clôture et ouverture, transition symbolique entre le passé et l'avenir. Plusieurs textes et de nombreux indices viendront confirmer cette interprétation.

Après les fêtes, en 1957, après la rencontre dûment préparée des principaux chefs nationaux (anciens et nouveaux), on assiste à la naissance de la Société Nationale des Acadiens. Et, en 1960, se tient le premier grand congrès acadien du nouveau règne de la Société Nationale. C'est aussi l'année de création de la Société Historique Acadienne ; l'année où Louis Robichaud, un Acadien, devient premier ministre du Nouveau-Brunswick. Et n'oublions pas que, dans la province voisine, c'est aussi l'année de la prise de pouvoir de Jean Lesage, soit le début de la fameuse « révolution tranquille » dont on n'a pas fini d'analyser les multiples implications sociologiques.

En 1960, de nouveaux chefs nationaux prennent la parole et définissent de concert les grandes orientations d'un nationalisme acadien qui se veut renouvelé, adapté aux temps présents, plus pratique que sentimental. Bref, une nouvelle théorie de la société se trouve explicitée et acclamée en ce congrès [31] de Memramcook qui se donne comme la cérémonie d'inauguration d'une « ère nouvelle », aussi cérémonie d'intronisation des grands dignitaires dans le nouveau collège directorial de la nation.

Les années soixante, « l'ère Robichaud », sont marquées par quelques événements à très grande signification pour la société acadienne : la création de l'Université de Moncton, celle d'une école normale « bilingue » à Moncton, le voyage des « Quatre Acadiens » à Paris et l'accord de coopération culturelle franco-acadienne, enfin la construction au centre de Moncton de la Place l'Assomption qui sera dominée par l'immeuble de la Société Mutuelle l'Assomption, la seule entreprise financière acadienne d'envergure extranationale. Bien d'autres événements et indices sociologiquement pertinents pourraient être relevés pour confirmer la thèse du changement qui intervient dans les années soixante [49]. Parmi eux, il faut insister sur la naissance du mouvement néo-nationaliste, d'abord avec le Ralliement de 1966 puis avec les grèves et les nombreuses manifestations des étudiants de l'Université de Moncton en 1968 et 1969. Bien plus que « fait de jeunesse » ou mouvement folklorique estudiantin ; tout autre aussi que ces faits mythiques qu'on a dit téléguidés de Moscou, de la Havane ou de Paris et déclenchés sur place par des agitateurs étrangers, le mouvement néo-nationaliste de ces dernières années est essentiel à la compréhension des changements survenus dans la société, partie intégrante et non marginale de l'histoire contemporaine acadienne.

Ainsi la tranche de dix ans qui sert de cadre temporel à ce travail apparaît comme des plus significatives de l'histoire acadienne moderne. Le point de vue de l'analyste y retrouve d'ailleurs celui de l'analysé, catégories internes et catégories externes se trouvent ici confondues [50].

L'illusion d'imminence guette toujours l'historien ou le sociologue quand ils sont amenés à considérer la signification de leur époque dans une vision projective. Mais comment ne pas voir dans l'Acadie des années 60 une transition historique essentielle ? Le proche futur sera peut-être décisif pour les nationalismes québécois et acadiens. Les années 60 seraient-elles celles de la grande « insurrection de la valeur » avant la conquête du fait ?

[32]


V. Sur le plan

Ce sont les analyses de quatre unités de discours qui composent cet ouvrage : celles de la Société Historique, de la Société Nationale des Acadiens, du Ralliement et du mouvement néo-nationaliste. À cause de la plus grande production idéologique de la Société Nationale, de sa plus grande diversité et aussi de son pouvoir, deux chapitres lui sont entièrement consacres.

Il eût été possible de lire la parole collective acadienne dans l'ordre chronologique, ou encore à partir d'une grille thématique. Il y a bien d'autres possibilités, autant que de points de vue sur l'objet. Quelle est alors la logique de la succession des analyses et de leurs rapports ? Quel projet définissait au départ tel mode de lecture et d'exposition ?

Tout d'abord, si le point de vue « historique » du procès des événements n'a pas été respecté scrupuleusement, il n'en a pas moins été reconstitué et tenu pour significatif tout au long de ce travail. Voici quelques points de repère.

C'est en 1957 qu'on commence à émettre en Acadie un nouveau discours national. Le congrès de 1960 en marque toute la vigueur et en annonce toute l'importance. Ce n'est qu'après 1960 que la Société Historique publie ses premiers Cahiers, et son discours ne devient assuré qu'après 1963. Chronologiquement, le discours de la Société Nationale est premier ; viennent ensuite les Cahiers, puis le Ralliement, enfin le néo-nationalisme des dernières années.

J'ai pourtant commencé l'analyse par le discours de la Société Historique. C'était le moyen d'introduire les autres discours par leur histoire. Ce discours, peu importe qu'il soit émis après celui de la Nationale, est celui à partir duquel se développent tous les autres. Il redit le mythe originaire de l'Acadie, il refait l'unanimité quant au sens de l'histoire, il rappelle et recrée les fondements de la société et de la culture. Avant les divisions sociales et idéologiques était le mythe totalisant. C'est en lui que la vision du monde qui fait la spécificité du peuple acadien et qui est le fonds commun des différents discours est la plus transparente. On retrouvera la même structure Mythique de la pensée dans chaque discours séparé. Si l'on veut, cette analyse du discours historiographique donne la clé de la suite du travail. Parce que ce discours n'est pas directement idéologique, il en dit plus sur la forme et le fond du discours collectif que tous les discours idéologiques réunis. Mais en même temps, il est une unité idéologique spécifique qui a des caractéristiques propres.

[33] Autrement dit, la temporalité significative de l'histoire a été substituée à la temporalité évidente de la succession des événements.

Un autre exemple de ce traitement du sens historique est l'utilisation dans une même démonstration de morceaux de discours parfois éloignés de dix années ou plus. Il y a dans la culture une durée historique qui est irréductible au calendrier, comme la permanence d'une structure fondamentale dans la diversité et la succession des événements culturels. La durée d'une vision du monde peut être indéfiniment prolongée en deçà du mouvement perpétuel des formes ou des rythmes de surface. L'analyse veut enregistrer les changements et suivre les mouvements historiques des formes ; en même temps elle s'attache à repérer l'invariant [51]. Elle entre dans le jeu de la dialectique (plus symbolique que logique) de la culture, lieu du va-et-vient incessant entre le fond et la forme, le fini et l'indéfini. C'est un peu comme s'il y avait deux histoires, deux durées, deux logiques aux conciliations intimes et aux connexions multiples, mais dont le jeu en cet espace de l'entre-deux serait en même temps le plus mouvant et le plus stable, sûrement le moins directement accessible à l'analyse.

De même que des temporalités apparemment différentes se rencontrent, de même les grandes unités de discours participent en un même espace au jeu de la culture. Ce n'est que pour la clarté de l'exposé qu'elles ont été traitées séparément. Leur ordre et leur découpage auraient pu être tout autres sans que l'analyse en soit sérieusement modifiée. On ne s'étonnera pas alors que des discours puissent se chevaucher dans l'histoire et partiellement se recouvrir. Tout point de vue chronologique ou unidimensionnel de l'histoire est contrarié par des courants inattendus, ironique perturbation de l'« ordre des choses », irruption soudaine du contraire, de l'autre quand on s'installait dans le même, du même quand on allait méthodiquement vers l'autre [52].

La méthode, le ton et le style pourront agacer le lecteur positiviste. Je me souviens par exemple de ces étudiants, professeurs et administrateurs de l'Université de Moncton qui tenaient pour un jeu de dilettante ces cogitations [34] sur la culture, le langage symbolique et la rituelle sociétale. Nous étions de ces « littérateurs » en voyage de divertissement dans les « Sciences sociales », laboratoire du modèle et du chiffre, sanctuaire de la « pratique », lieu de la rencontre fructueuse du « positif » et du positiviste. Au plus clair, il nous était bien signifié qu'une sociologie de l'Acadie devait avant tout s'attacher au « réel » - l'économique, la pratique linguistique, la scolarisation etc. -, que l'urgent était le « décollage » acadien dans les secteurs tenus pour les plus importants, et que par conséquent une sociologie des profondeurs, du possible et de l'impossible, du verbe et du silence était un luxe déplacé ou un investissement à perte.

L'élite et sa tradition avaient un patrimoine à protéger et à reproduire : elles gardaient en leurs arpents l'initiative et le sens de la parole collective. L'Église continuait d'assumer sa vieille mission de gardienne du patrimoine spirituel, dont le substrat sacré de la « culture ». À la science était alors dévolu le rôle de connaissance des « choses » ; des « sciences sociales », on attendait un complément de l'action nationale, l'aide désormais indispensable de l'« expert en la matière ». La sociologie devait faire des enquêtes, « compiler des statistiques », passer par la machine, donner en un langage « spécialisé » et avec maintes précisions chiffrées cette connaissance dont on avait déjà l'intuition ou la confuse expérience. La statistique, dans ce dénuement de connaissances positives, apparaissait comme la grande maîtresse des sciences sociales et, par suite, de l'action nationale concertée. Science, c'est-à-dire mathématiques et machines, était synonyme de progrès. La magie positiviste pouvait aussi jouer le même rôle pour les étudiants nationalistes que le mythe pour les anciens chefs patriotiques : réaliser par le langage et dans l'espace imaginaire un équilibre qui n'existait pas dans la praxis, lever l'inquiétante incertitude de la situation.

Entre le réel et le songe, le corps et le décor, le théâtre et la vie, il y a échanges et permutations : « le mythique a partout contaminé le réel », disait Roger Caillois [53]. Et encore : « La révélation issue du rêve est une duplication qui précède et qui enchaîne le réel. Elle le fixe tel qu'il devra avoir lieu. Le futur est inconnu, multiple, indéterminé ; rêvé, il devient immuable. Telle est la force du songe : plier à lui la réalité [54]. »

La fonction symbolique dans les sociétés, si elle est moins  visible » que la fonction économique par exemple (mais ici encore il faut renverser les [35] lieux communs : l'échange, tel qu'objectivé par Marcel Mauss, n'est pas un donné, mais bien ce construit qu'on n'atteint qu'après la critique de la magie perceptive et les multiples détours de l'analyse), n'en est pas moins « réelle » et fondamentale. Dans la société acadienne, elle est même essentielle. « Au sein des sociétés décomposées ou insuffisamment développées selon le type objectif auquel elles appartiennent, de sociétés dégradées ou opprimées, la représentation et les actes de possession qui l'accompagnent ne seraient-ils pas la seule manière dont ces sociétés incomplètes ou inachevées trouveraient leur achèvement [55] ? » Quotidien, sens immédiat et donné sensible ne deviennent intelligibles que par leur rapport au sacré, au caché, à l'imaginaire. Sens littéral et abondance latérale, dénotation et connotation, champ du signifié et champ du possible : c'est entre ces couples que joue l'imagination sociologique, au raffinement indéfiniment perfectible.



[1]    Raymond LEBLANC, « Acadie », Liberté, 65, août-octobre 1969, p. 97.

[2]    Marcel Rioux, la Question du Québec, p. 16.

[3]    « Introduction à une sociologie du Canada français », Recherches et Débats, mars 1961, pp. 13-38. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[4]    « Si nous voulons comprendre et approfondir le sens des visions, il nous faut, je ne dirais pas être des visionnaires nous-mêmes, mais au moins suivre la direction de leur « geste », aller vers ce qu'elles nous indiquent, non pas nous fixer sur la matérialité du geste. » (Henry CORBIN, « Songe visionnaire en spiritualité islamique », dans le Rêve et les Sociétés humaines, p. 402.)

[5]    P. BOURDIEU, J.-C. PASSERON, J.-C. CHAMBOREDON, le Métier de sociologue. I, p. 43.

[6]    Roger CYR, la Patente ; Médard LÉGER, Du miel au fiel ; « La Patente », Mysterious East, Fredericton, March-April 1971 ; « La vérité sur l'Ordre de Jacques-Cartier », le Magazine Maclean, 1963.

[7]    Jacques BERQUE, l'Orient second, p. 50. Voir sur le même thème Georges BALANDIER, « Contribution à l'étude des nationalismes en Afrique noire », Zaïre, VIII, avril 1965, p. 379 ; « Messianismes et nationalismes en Afrique noire », Cahiers internationaux de sociologie, XIV, 1953, pp. 41-65. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[8]    Cf. « Anthropologie et Impérialisme », I et II, les Temps modernes, nos, 293-294, 299-300, 1970-1971.

[9]    Fernand DUMONT, la Dialectique de l'objet économique, p. 10.

[10]   Il faut pourtant mentionner tout l'intérêt des travaux très récents de Camille Richard et Alain Even qui ont inauguré en Acadie la recherche sociologique et dont les travaux seront plusieurs fois cités dans le présent travail. Malheureusement, leurs études resteront peut-être sans suite à cause de l'impossibilité dans laquelle ils ont été de poursuivre leurs recherches à l'Université de Moncton, le seul lieu en Acadie où elles pouvaient voir le jour. Il faut encore citer les travaux de Marc-Adélard Tremblay sur les Acadiens de la Nouvelle-Écosse, essentiellement des études de désintégration d'isolats sociologiques. Enfin, les thèses de maîtrise de Roger de la Garde et Francine Chartrand (université Laval, Québec) et des travaux inédits comme ceux de Pierre Poulin.

[11]   La Société québécoise, Schéma établi par Pierre SAINT-ARNAUD, université Laval, Québec, 1970.

[12]   « Dans les sciences de la culture, écrit Max Weber, la construction de concepts dépend de la façon de poser les problèmes, laquelle varie à son tour avec le contenu même de la civilisation. » (Essais sur la théorie de la science, p. 203.[Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT])

[13]   Cf. Anouar ABDEL-MALEK, Anthologie de la littérature arabe contemporaine (l'introduction) ; « Esquisse d'une typologie des formations nationales dans les trois continents ». Cahiers internationaux de sociologie, XLII, 1967, pp. 49-57. Voir aussi l'oeuvre sociologique de Frantz Fanon.

[14]   Cf. par exemple Pierre Elliott TRUDEAU : « Le nationalisme rend aveugle sur les forces réelles qui orientent l'économie d'une nation ; le bien commun aurait sans doute été mieux servi si nos chercheurs s'étaient moins inquiétés de la maldistribution de nos recherches provinciales du point de vue ethnique, et plus de la maldistribution inhérente au libéralisme économique du point de vue des classes sociales. - (Dans la Grève de l'amiante, Montréal, Éditions du Jour, 1970, p. 45.)

[15]   Cf. l'Idéologie allemande de MARX et l'interprétation dite « historiciste » de LUKACS dans Histoire et Conscience de classe. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[16]   Cf. Fernand DUMONT : « Au lieu d'être un simple sous-produit, l'idéologie est un achèvement de la structure sociale. L'idéologie ajoute des éléments à la structure : par conséquent, toute recherche de corrélation doit être exclue au départ. Il s'agira de définir les deux termes non pas dans leur correspondance, mais dans leur complémentarité, sans préjuger du poids de réalité de l'un ou de l'autre. On devra, en somme, conserver à l'idéologie sa consistance et sa spécificité. » (« Notes sur l'analyse des idéologies », Recherches sociographiques, IV, 2, 1963, p. 60.) [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[17]   Pierre ANSART, « Marx et la théorie de l'imaginaire social », Cahiers internationaux de sociologie, XLV, 1968, p. 102.

[18]   Louis ALTHUSSER, Pour Marx, pp. 227-249.

[19]   Nicos POULANTZAS, Pouvoir politique et Classes sociales, p. 223.

[20]   Lucien GOI.DMANN, le Dieu caché, p. 24.

[21]   lbid., p. 26.

[22]   Définition donnée dans un cours de sociologie de la connaissance, université Laval, 1969.

[23]   Cf. Ralph LINTON : « A culture is the configuration of learned behavior and results of behavior whose component elements are shared and transmitted by the members of a particular society. » (The Cultural Background of Personality, p. 32.) [Livre disponible, en version française, dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[24]   Fernand DUMONT, la Dialectique de l'objet économique, p. 19.

[25]   Fernand DUMONT, « Notes sur l'analyse des idéologies », loc. cit., p. 163. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[26]   Pouvoir politique et Classes sociales, p. 163.

[27]   Ibid.

[28]   Cf. D. PERELMAN, Éléments d'une théorie de l'argumentation ; E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, p. 86.

[29]   Cf. MERCIER, « Remarques sur la signification du « tribalisme » actuel en Afrique Noire », Cahiers internationaux de sociologie, XXXI, 1961, pp. 61-68.

[30]   Pour Marx, p. 242.

[31]   « Comme l'a montré, à maintes reprises, l'étude des sociétés sans écriture, les sentiments de crainte mystique, de répulsion, d'exotisme que l'on éprouve à l'égard d'une culture étrangère peuvent s'affaiblir, au point que l'on peut parvenir à la familiarité la plus parfaite avec la vision du monde des sujets que l'on étudie. » (Erving GOFFMAN, Asiles, p. 182.)

[32]   J.-P. SARTRE, l'Idiot de la famille.

[33]   Cf. Robert JAULIN, la Paix blanche ; voir aussi le très révélateur journal posthume de MALINOWSKI, A Diary in the Strict Sense of the Term.

[34]   Paul RICOEUR, « Existence et herméneutique », Dialogue, IV, 1965, pp. 5-16.

[35]   Lucien GOLDMANN, Recherches dialectiques.

[36]   Michel FOUCAULT, « Nietzsche, Freud, Marx », dans Nietzsche, Cahiers de Royaumont, Philosophie VI, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 189.

[37]   Essais sur la théorie de la science, op. cit., p. 129. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[38]   Gaston GRANGER, Essai d'une philosophie du style, p. 302. L'épistémologie moderne a depuis longtemps fait la critique du positivisme, et pourtant l'attitude et l'éthos positivistes continuent de régenter la sociologie appliquée. L'opposition de l'individuel et de l'universel, de l'objectif et du subjectif est encore souvent considérée comme pertinente. Voici par exemple en quels termes Rudolph Steiner, en 1895, faisait la critique de cet éthos scientifique : « That the human personality, out of its own capacities, can instill meaning into the happenings of reali-ty, and can supplement the unknown factors which rule in the transition of events : modem scholars do not think at all about this. They want merely to observe and describe the appearan-ces, but not interpret (souligné par moi) them. They want to remain with the factual, and will not allow the creative fantasy to make a dismembered picture of reality... It is the ascetic ideal which controls the fanatics of factualty. They would like a truth beyond the personal individual judgment. What the human being can « imagine into » things, does not concern these fana-tics. « Truth » to them is something absolutely perfect - a God : man should discover it, should surrender to it, but should not create it... . (Dans Friedrich Nietzsche, pp. 86-89.)

[39]   Gaston GRANGER, op. cit.

[40]   Cf. Le Lieu de l'homme.

[41]   La Dialectique de l'objet économique, p. 11.

[42]   Louis LEBEL, « Séance d'affaire du XlIe Congrès national », S.N.A., 1960.

[43]   Cf. document cité plus loin concernant la politique du clergé dans l'administration et la direction du journal l'Évangéline.

[44]   Cf. la thèse d'Alain EVEN, les Blocages socio-culturels au développement économique dans le Territoire Pilote. Des extraits ont été publiés dans Recherches sociographiques, septembre-décembre 1971, 3.

[45]   Claude CAIN, éditorial de CKCW reproduit dans l'Évangéline du 14 février 1968. Ces remarques sont bien sûr très générales à défaut de recherches précises dans ce domaine. Il serait fort intéressant d'analyser le changement qu'a pu provoquer l'élection de Louis Robichaud à la tête du gouvernement provincial, tant du côté acadien que dans le rapport à la société anglaise.

[46]   À l'époque où ce travail a été conçu, Antonine MAILLET n'avait pas encore publié la Sagouine. On sait le grand succès que cette pièce a remporté depuis la consécration dont elle a bénéficié dans la société acadienne.

[47]   « Les oeuvres philosophiques, littéraires et artistiques s'avèrent avoir une valeur particulière pour la sociologie parce qu'elles se rapprochent du maximum de conscience possible de ces groupes sociaux privilégiés dont la mentalité, la pensée, le comportement sont orientés vers une vision globale du monde... » (Lucien GOLDMANN, la Création culturelle dans la société moderne, p. 22.)

[48]   « Ici encore se fait sentir l'urgent besoin de recherches en sociologie de l'histoire acadienne.

[49]   Cf. les articles de Camille RICHARD, notamment « Société acadienne et transformations sociales ». Revue Économique, janvier 1965.

[50]   Cf. deuxième chapitre.

[51]   Cf. J.-P. HAUTECOEUR, « Variations et invariance de « L'Acadie » dans le néo-nationalisme acadien », Recherches sociographiques, 3, septembre-décembre 1971, p. 259-270 ; cf. aussi Lucien GOLDMANN : « ... toutes ces formes d'activité cognitive (la création culturelle) sont d'une part liées de manière médiate ou immédiate à la praxis individuelle et sociale et d'autre part constituées par la mise en relation entre une multiplicité de données sensibles et la création active d'un invariant.... c'est-à-dire qu'elles constituent une synthèse de passivité réceptrice et d'activité organisatrice ». (La Création culturelle dans la société moderne, p. 29.)

[52]   Pour les fondements philosophiques de ce principe de méthode, voir en particulier Eugen FINK, le Jeu comme symbole du monde ; Kostas AXELOS, le Jeu du monde.

[53]   Roger CAILLOIS, le Mythe et l'Homme, p. 191.

[54]   IDEM, - Prestiges et problèmes du rêve -. dans le Rêve et les Sociétés humaines, p. 30.

[55]   Jean DUVIGNAUD, Spectacle et Société, p. 23 ; voir aussi du même auteur, « Esquisse d'une sociologie du nationalisme tunisien » dans les Nationalismes maghrébins, Fondation nationale des Sciences politiques, Paris, 1966, et « L'idéologie nationale en Tunisie », Revue de l'Institut de Sociologie, 2-3, 1967.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 16 septembre 2010 19:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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