RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marcel J. Mélançon, “Fertilisation humaine en laboratoire et nature humaine.” Un article publié dans l'ouvrage sous la coordination de Simon C. Davis, Fertilisation en laboratoire d'ici l'an 2000. Chapitre 1, pp. 15-51. Montréal: Les Éditions Bellarmin, 1981, 115 pp. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 15 juillet 2005 et réitérée le 30 mars 2012 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[15]

Marcel J. Mélançon

Philosophe, professeur chercheur en bioéthique
à l'Université du Québec à Chicoutimi
Directeur du Groupe de recherche en génétique et éthique du Québec (GÉNÉTHIQ)

Fertilisation humaine en laboratoire
et nature humaine
.

Un article publié dans l'ouvrage sous la coordination de Simon C. Davis, Fertilisation en laboratoire d'ici l'an 2000. Chapitre 1, pp. 15-51. Montréal : Les Éditions Bellarmin, 1981, 115 pp.


Introduction
I.  Fertilisation en laboratoire « mère nature »
A. La fertilisation en laboratoire
B. « La Nature » au sens de « Mère Nature »
II. « La nature » et « la nature humaine »
1. « LA NATURE », en général
2. « LA NATURE » d'un être en particulier
3. Définitions et distinctions
4. « La nature humaine »
III. Fertilisation humaine en laboratoire et nature humaine
1. Fertilisation en laboratoire, sexualité et reproduction humaines
2. Fertilisation en laboratoire et amour humain
3. Fertilisation en laboratoire et couple humain
4. La fertilisation en laboratoire et l'enfant
CONCLUSION GÉNÉRALE


Introduction


[17]

L'histoire s'accélère. De l'ère industrielle nous sommes passés à l'ère atomique, puis à l'ère spatiale, et nous sommes maintenant entrés dans l'ère biologique.

La plus spectaculaire des techniques révolutionnaires de cette ère biologique est sans contredit celle de la reproduction humaine en laboratoire. Dans l'histoire de l'humanité, de ses techniques, de sa pensée, cela fait choc. Cela remet en question notre conception traditionnelle de « l'homme » et de « la nature humaine », et cela nous oblige à réfléchir sur la nature et l'avenir des notions d'« humanité », de « selon la nature » et de « contre la nature ».

Si, étymologiquement, penser consiste à peser une réalité, nous tenterons de peser cette technique pour savoir si elle fait le poids avec la nature humaine, ou, en d'autres termes, de confronter cette technique avec la nature humaine. Aussi, dans cet exposé, nous limiterons-nous à l'unique question suivante : la technique de la fertilisation humaine en laboratoire, prise en elle-même et telle qu'elle s'est présentée récemment en Angleterre dans le cas du couple Brown, peut-elle être dite « contre », « selon », ou « en accord » avec notre conception de « la nature humaine » telle que nous la connaissons par vingt-trois siècles de tradition dans la pensée occidentale ?

Notre essai de réponse à cette question nous amènera à constater que cette technique n'est pas « contre » la nature humaine, ni « selon » le mode habituellement prévu par le cours spontané des choses, mais est « en accord » avec la nature de l'homme comprise en tant qu'organisme biologico-personnel et « en accord » avec ses valeurs essentielles de sexualité, d'amour, de couple, de paternité et, de maternité.

Une première partie cherchera à établir ce qu'est la fertilisation humaine en laboratoire et à écarter un sens anthropomorphique du mot - nature ». Une seconde section essaiera de déterminer ce qu'est [18] « la nature » en général, puis « la nature » d'un être en particulier et enfin ce qu'est « la nature humaine ». Une troisième partie tentera de confronter la technique de la fertilisation humaine en laboratoire avec « la nature humaine » et ses principales valeurs.


I. Fertilisation en laboratoire « mère nature »

Il est une loi en logique qui affirme qu'une pensée qui part de données partielles ou erronées ne peut que conclure à un résultat partiel ou erroné. Aussi, avant de nous demander si la fertilisation humaine hors de l'organisme humain est contre la nature humaine ou non, et dans quelle mesure elle concorderait ou non avec elle, il nous faut d'abord définir les éléments qui sont destinés à être mis en confrontation.

Qu'est-ce que la fertilisation en laboratoire ? Entendons-nous par « Nature » une Personne : Mère Nature ?


A. La fertilisation en laboratoire

Il faut, au préalable, établir ce que cette technique n'est pas par rapport à d'autres techniques qui lui sont plus ou moins apparentées.

a. Elle n'est pas l'insémination artificielle

Bien qu'insémination artificielle et fertilisation artificielle aient des points communs, ces deux techniques diffèrent essentiellement.

Les points communs sont les suivants. Toutes deux ont quelque chose de « naturel » : le sperme et l'ovule (dons de l'organisme lui-même), la continuation in vivo de la gestation, l'accouchement naturel au terme de la grossesse (ou artificiel par césarienne). Toutes deux ont quelque chose d' « artificiel », c'est-à-dire sont le résultat de la technique humaine : le prélèvement du sperme. Toutes deux ont trait à un même phénomène naturel : la reproduction humaine. Toutes deux obéissent à un même impératif positif : arriver aux mêmes résultats que l'organisme dans son processus habituel, c'est-à-dire amener un nouvel être à l'existence. Toutes deux pallient une défectuosité organique par intervention thérapeutique. Toutes deux sont des processus d'exception par rapport au mode habituel du fonctionnement organique. Toutes deux, finalement, connaissent, tout comme dans le procédé naturel, des succès et des échecs.

[19]

Les différences entre ces deux techniques sont les suivantes : d'abord, il y a double prélèvement dans la fertilisation (sperme et ovule), tandis que dans l'insémination il n'y a que le prélèvement du sperme. De plus, et ceci établit la différence essentielle, dans la fertilisation, la fécondation s'effectue in vitro (en laboratoire), tandis que dans l'insémination elle se fait in vivo (à l'intérieur de l'organisme dans les trompes de Fallope). La fécondation est toujours un phénomène naturel (autrement elle n'aurait pas lieu), mais c'est le mode de mise en rencontre et le lieu de fusion qui sont artificiels : les conditions naturelles de fertilisation dans l'organisme sont reconstituées artificiellement hors de lui. En quoi consiste plus précisément cette technique ? Nous le verrons plus loin. Il s'agissait pour le moment d'établir la distinction entre les deux techniques.

b. Elle n'est pas non plus ce que laisserait entendre
l'expression « Bébé-éprouvette »

Cette expression laisse croire que « tout le bébé » est créé en laboratoire, que tout le processus de la reproduction est réalisé en dehors du corps humain : fertilisation, implantation, gestation, accouchement. Cela supposerait les utérus artificiels. Cette expression supposerait aussi que les deux cellules sexuelles hétérogènes (spermatozoïde et ovule) seraient synthétisées en laboratoire, ce qui est loin d'être le cas.

c. Elle n'est pas le clonage

Bien que la fertilisation artificielle soit une étape essentielle dans la réalisation du clonage, elle en diffère radicalement quant au mode de reproduction. Dans le clonage, il y a énucléation de l'ovule fertilisé, puis remplacement de ce noyau par celui d'une autre cellule prélevée chez un donneur. Il ne s'agirait plus d'un mode de reproduction hétérosexué mais asexué. Alors que, dans la reproduction habituelle, il y a deux donneurs du code génétique (23 chromosomes chacun), dans cette éventuelle façon de procéder il n'y aurait qu'un seul donneur du code génétique (46 chromosomes). L'individu fils (ou fille) serait une copie génétique identique du donneur (ou de la donatrice), le (ou la) rendant ainsi jumeau de son propre parent. Il n'appartient pas pour le moment de discuter ici des conséquences ambivalentes du clonage chez les humains. Il fallait cependant indiquer l'essentiel de cette technique pour la distinguer de celle de la fertilisation en laboratoire.

[20]

d. Ce qu'est la fertilisation en laboratoire

Cet exposé ne s'adressant pas à des spécialistes en embryologie ou à des généticiens, il convient d'en donner une description, et non une présentation hautement spécialisée.

A) Dans le processus habituel (« in vivo ») que se passe-t-il ? D'une part, un œuf mûr est libéré par l'ovaire durant l'ovulation. Cet ovule va vers l'utérus par l'oviducte des trompes de Fallope. D'autre part, les spermatozoïdes, après avoir remonté dans l'utérus, s'engagent dans ces trompes de Fallope où ils rencontrent l'ovule. Un seul d'entre eux pénètre l'ovule. Il y a fusion des noyaux porteurs chacun de 23 chromosomes et formation d'un nouveau code génétique de 46 chromosomes destiné à assurer l'identité du nouvel être humain. C'est la fertilisation. La division cellulaire commence (le « clivage ») : d'abord 2, puis 4, puis 8 cellules, etc. Pendant ce clivage, l'œuf fertilisé descend dans les trompes de Fallope pour atteindre la cavité utérine où il s'implante à la paroi. Au moment de son arrivée dans l'utérus, l'oeuf fertilisé a un minimum de 8 cellules : il est appelé « blastocyste ». Après l'implantation, la division puis la multiplication et la différenciation se poursuivent comme dans toute grossesse, déterminant les stades embryonnaire et fœtal.

B) Dans le procédé artificiel (« in vitro »), que se passe-t-il ? Telle qu'elle a été utilisée dans le cas Brown, la technique a été employée pour remédier au blocage des trompes de Fallope qui empêchaient par leur défectuosité la rencontre et la fusion du spermatozoïde et de l'ovule. Les principales étapes du procédé clinique ont été les suivantes : 1) d'abord une stimulation hormonale (par les gonadotrophines) afin de faire produire à l'ovaire un ou plusieurs ovules (ovocytes) ; 2) durant une intervention chirurgicale mineure, un oeuf mûr a été prélevé grâce au laparoscope (système optique permettant de localiser l'oeuf et de le prélever par une aiguille creuse) ; 4) l'oeuf est placé dans une éprouvette contenant un sérum nutritif, et est mis en présence du sperme obtenu par éjaculation ; 5) après la fertilisation (c.-à-d. fusion des noyaux de l'ovule et du spermatozoïde), l'œuf fécondé est transféré dans un autre milieu ambiant où il commence à se diviser jusqu'au stade blastocyste (8 cellules), ce qui semble avoir demandé environ deux jours et demi ; 6) à ce moment, il est transplanté dans l'utérus qui avait reçu au préalable un traitement hormonal destiné à faciliter les conditions d'implantation à la paroi utérine. La suite du procédé est la même que celle de toute autre grossesse.

[21]

Deux conclusions importantes pour la suite de cet exposé sont à tirer. D'abord, seule l'intelligence humaine (qui fait partie de la nature humaine) pouvait décoder et reproduire le processus habituel de la fertilisation, grâce au travail scientifique, technique et clinique. Ensuite et surtout, les conditions in vitro se devaient d'être les mêmes que celles in vivo, autrement la fertilisation n'aurait pas eu lieu. En effet, un vieil axiome dit : « la nature ne se laisse pas impunément jouer » ; en d'autres termes, si « les lois de la nature » n'avaient pas été suivies, celle-ci aurait refusé de fertiliser et aurait fait échouer tout ce qui n'était pas selon ses lois. Ainsi donc, toute fertilisation, qu'elle soit in vivo ou in vitro, est toujours une fertilisation naturelle ; c'est le mode de cette fertilisation qui change, et non cette fertilisation elle-même.

Parlant de « nature », cela nous introduit à la section suivante : qu'entendons-nous par le concept de « nature » qui recouvre des dizaines de significations ? Lorsque nous disons que cette technique de laboratoire est « contre » ou « selon » « la nature », en quel sens employons-nous ce terme ?

Nous devons d'abord écarter ce qui semble un dernier obstacle qui viendrait entraver le jugement à porter sur cette technique : « la Nature » prise au sens d'une Personne, d'une Mère, et, dans certains cas, d'une Mère jalouse.


B. « La Nature » au sens de « Mère Nature »

Certains jugements sur la technique de la fertilisation artificielle semblent relever d'une réaction inconsciente face à une image parentale : celle de la Mère ou celle du Père. Certains verdicts catégoriques de condamnation absolue, certains titres d'articles comme « Violer les plans de Dieu », etc., amènent une question : est-ce là le résultat d'une analyse dé-émotivée d'un problème conscient où une argumentation pèse le pour et le contre, donne des raisons, ou est-ce une conclusion issue de l'affectivité inconsciente ?

a. Une personne inviolable : la Mère, le Père

Que recouvre l'expression « Nous violons la Nature » ou « les secrets de la Nature » ? Il semble qu'il y ait d'abord un anthropomorphisme. 1) La Nature serait une Personne. Le concept de la Nature personnalisée est valable en poésie, mais est discutable en philosophie, en psychanalyse ou en science. Ce concept est le résultat d'une projection anthropomorphique : la Nature serait une [22] macro-Personne à la façon de la personne humaine, douée d'Intelligence, de Sentiments, de Connaissances précieuses, de Secrets scientifiques. 2) De plus, cette Nature-Personne prendrait la figure d'une Personne féminine, une Mère ; la Nature est une Mère : MèreNature. Conséquente à l'expérience collective ou individuelle de l'être humain, cette Mère apparaîtrait comme toute-puissante (la Déesse-Mère), dotée de sentiments à l'égard de Ses enfants, distributrice de Ses connaissances selon Son bon plaisir. 3) Ensuite, cette Mère serait d'un type plus spécial encore : une Mère Inviolable. La dialectique de l'attraction et de la répulsion jouerait dans l'ambiguïté des rapports homme-Nature. La Mère-Nature serait captatrice de Ses secrets, jalouse de Sa toute-puissance et de Son autonomie. Ses secrets seraient comme un capital inaliénable dont Elle se réserverait le droit absolu de propriété et de distribution. 4) En termes psychanalytiques, Elle serait une Mère castatrice : Elle empêcherait le progrès de l'intelligence de Ses enfants qui grandissent, de peur que, devenus adultes en science, ils pourraient La détrôner de Son pouvoir absolu. Elle se contenterait de jouer à une sorte de cachecache avec eux, jusqu'à ce qu'ils découvrent des bribes de connaissances anodines, mais leur interdisant d'aller plus avant dans des connaissances majeures. Aussi, toute tentation et toute tentative de percer Ses secrets seraient perçues inconsciemment comme étant un viol scientifique (« violer les secrets de la Nature », disait l'expression). Ou encore, en termes psychanalytiques, ce serait pénétrer sa Mère-Nature par effraction, c'est-à-dire commettre un inceste scientifique.

Dans le cas de la fertilisation en laboratoire, cet arrière-fond anthropomorphique inconscient se traduirait ainsi : notre Mère la Nature possède seule les secrets de la fertilisation dont Elle a élaboré le plan ; si nous intervenons, nous violons Ses desseins, nous agissons donc contre Elle. D'où la conséquence, exprimée dans la phrase courante : « quand on viole la Nature, on paie tôt ou tard la facture ». D'où aussi la réaction suivante, qui peut avoir sa logique dans la dialectique de l'expérience inconsciente : la fertilisation en laboratoire est à rejeter parce qu'elle n'est pas selon le mode prévu par la Nature, notre Mère.

La même observation analytique pourrait être faite en ce qui concerne certains types de réactions concevant non plus « la Nature » comme une Mère, mais comme un Père. Le comportement est cependant le même, seule l'image a changé. « Come, Let Us Play God », « Nous violons les plans de Dieu sur la reproduction », « Et l'homme créera l'homme », toutes ces expressions [23] peuvent laisser entendre que Dieu serait le Père-Architecte qui ne voudrait pas que Ses fils viennent brouiller ou interférer dans Ses blue-prints ; Il aurait le monopole absolu sur les connaissances et les droits sur la reproduction humaine.

Bien sûr, ce ne sont pas tous les jugements contre la fertilisation en laboratoire qui sont handicapés par de telles images inconscientes. Mais nous avons cru bon devoir souligner que certains types de jugements catégoriques peuvent être motivés par ces données inconscientes que nous révèle la psychanalyse.

b. Une double hypothèse

Resituons le problème.

1) Si la Nature est une Personne douée d’Intelligence (hypothèse plausible puisqu'elle implique une conception s'apparentant au panthéisme, conception soutenue par un courant de la pensée grecque antique), nous pouvons logiquement dire qu’elle possède la connaissance des lois universelles et particulières, qu'elle perçoit le déroulement historique des événements, etc. Nous pouvons dire qu'elle ne serait pas jalouse de ses connaissances (autrement il faudrait s'interroger sur « sa » nature), et, partant, qu'elle n'a pas peur d'être détrônée par les intelligences humaines qui deviennent adultes.

Au contraire, cette Nature-Personne ne demanderait pas mieux que de partager ses « secrets » avec ces intelligences inférieures à mesure qu'elles sont aptes à les assimiler dans le temps. Elle souhaiterait et même ordonnerait de « percer » ses secrets, ses lois, ses modes d'agir pour aller, s'ils le peuvent, plus loin qu'elle n'a pu aller dans certains cas. Elle ordonnerait de pallier ses erreurs (ou celles des « causes secondes » par lesquelles elle aurait opéré). Elle regarderait même comme immoral et irrationnel de suivre ses lois d'une façon aveugle et inconditionnelle dans la mesure où ces lois apporteraient des dérivés secondaires de maladies ou de déficiences multiformes.

2) Si la Nature n'est pas une Personne douée d'Intelligence, (autre hypothèse également plausible parce qu'elle est soutenue par beaucoup de courants de pensée philosophique et scientifique), alors l'attitude changerait. « La nature » ne serait qu'un vocable destiné à décrire et contenir l'ensemble des êtres en général, ou un être en particulier, que l'évolution aurait progressivement pourvus de lois à suivre, aveuglément chez les êtres dépourvus d'intelligence, [24] et intelligemment chez les êtres Pourvus d'intelligence. L'être humain pourrait ainsi, outre ses comportements instinctifs, avoir des conduites rationnelles.

Dans cette hypothèse, « la nature » n'aurait rien à cacher ou à dévoiler, elle serait un donné brut à transformer, un terrain d'investigation s'offrant aux hommes. Ce serait à ceux-ci qu'il incomberait de décoder les lois de l'évolution, de répéter ou de recombiner ces lois pour en arriver à des fins identiques ou supérieures à celles que « la nature » par elle-même n'aurait pu obtenir.

En conclusion à cette première partie, il était nécessaire, croyons-nous, d'écarter ce qui semblait être des obstacles, pour pouvoir tenter de porter un jugement sur la technique de la fertilisation en laboratoire. Une connaissance partielle ou erronée de la technique elle-même, ou une perception affective et anthropomorphique du concept « la Nature », en même temps qu'une approche trop émotionnelle du problème, risquaient de biaiser le jugement.


II. « La nature » et « la nature humaine »


La question que nous nous étions posée au début était la suivante : la technique de la fertilisation humaine en laboratoire est-elle « contre », « selon » ou « en accord » avec « la nature humaine » ? Pour tenter de répondre à cette question, il nous faut nous demander ce que signifient ces termes. Qu'entendons-nous d'abord par « la nature » en général, puis par « la nature » d'un être en particulier, enfin par « la nature humaine » ?


1. « LA NATURE », en général

Dans le langage courant, le mot « nature » désigne une multiplicité de significations. Dans le langage philosophique, il recouvre plusieurs sens, réductibles à une dizaine de significations. Nous ne pouvons pas, dans les limites de cet exposé, analyser tous ces sens au point de vue cosmologique, métaphysique, sociologique, théologique ou historique. Retenons cependant les principaux sens.


A. En un premier sens, « la nature » désigne l'ensemble des êtres pris comme un tout : l'univers, la réalité, le monde. Si nous entendons par « la nature » l'ensemble de tout ce qui existe, alors la technique de la fertilisation en laboratoire, puisqu'elle est maintenant un être qui existe, fait partie de « la nature ». Elle ne peut être [25] dite ni « contre » ni « selon » la nature, mais « dans » la nature puisqu'elle fait partie de l'ensemble des êtres.

B. En second lieu, le mot « la nature » a un sens restreint et dérivé du précédent, il désigne le monde visible matériel : les bois, la campagne, les paysages, la faune et la flore, etc. Nous disons par exemple : « je vais me promener dans la nature. » En ce sens, la fertilisation en laboratoire n'est ni « contre » ni « pour » la nature, elle est d'un autre ordre et n'a rien à voir avec le gazouillis des oiseaux, ou le clapotis d'un ruisseau, ou la beauté d'un paysage de « la nature ». Si cependant nous l'entendons comme une technique matérielle visible, alors nous pouvons affirmer qu'elle fait partie de « la nature » visible. Elle est « dans » la nature.

C. Un troisième sens, plus important, désigne ce qui a lieu dans l'univers sans intervention humaine, c.-à-d. tout ce qui se produit spontanément, sans le concours de l'homme et de sa technique. On opposera ainsi les phénomènes « naturels » aux phénomènes « artificiels » : un lac naturel par rapport à un lac artificiel, une pluie artificielle par opposition à la pluie naturelle, un accouchement artificiel (césarienne) par distinction d'avec l'accouchement spontané, etc. Un jugement de fait est posé, sans jugement de valeur.

Une telle opposition entre « naturel » et « artificiel » n'implique pas nécessairement que le phénomène dit artificiel soit contre le phénomène naturel s'il respecte le mode essentiel et la finalité de « la nature » agissant spontanément. Ainsi, la fertilisation in vitro s'opposerait en ce sens à la fertilisation in vivo, puisqu'il y a une intervention humaine, mais cela n'impliquerait pas qu'elle serait contre le mode spontané des choses ainsi que la finalité naturelle d'un être (la sexualité par exemple).

Si, cependant, on voulait à tout prix juger de la fertilisation artificielle du point de vue de l'opposition nature-technique, alors il faudrait dire qu'elle est un mode d'agir technique qui s'oppose au mode d'agir spontané. Cependant, cela serait juger du problème d'une façon partielle, puisque l'intelligence fait partie de la nature et qu'il est dans son essence de transformer « la nature » ; il serait contre la nature de l'homme de ne pas se servir de cette intelligence pour agir sur le donné brut de la réalité afin de le faire aller plus loin qu'il ne le pourrait par lui-même. « La Nature, jusqu'ici, a fait ce qu'elle a pu : les forces spontanées ne dépasseront pas l'étiage qu'elles ont atteint. C'est à la science à prendre l'œuvre au point où La Nature l'a laissée » (Renan, Dialogues philosophiques). Deuxièmement, ce serait juger du problème partiellement, puisque la [26] technique arrive au même résultat que « la nature » en suivant ses modes essentiels et sa finalité propre.

D. Un quatrième sens désigne le mode habituel inné de procéder. En ce sens, le mode habituel prévu par l'organisme biologique n'ayant pas lieu, on pourrait dire que le mode technique n'est pas « selon » le mode prévu. On ne pourrait cependant pas dire que le mode technique est « contre » le mode naturel habituel, puisque tous deux arrivent au même objectif : féconder et reproduire un être de même espèce. En effet, qu'elle soit in vivo ou in vitro, la fertilisation, dès qu'elle s'opère, est toujours « naturelle » au point de vue biologique. Seul le mode a varié.

E. En un cinquième sens, est dit « naturel » ce à quoi nous sommes habitués, ce qui est conforme à nos façons de voir, à nos habitudes. Il est « naturel » de voir dans une réception mondaine les personnes vêtues en tenue de soirée, il ne serait pas « naturel » d'y voir des personnes en maillot de bain. Ce sens, s'il est important dans le langage courant, est très faible en philosophie : il s'agit que l'on change ses habitudes pour que ce soit l'attitude première qui ne soit plus « naturelle ».


Si nous prenons le mot « nature » en ce sens, alors en toute rigueur il faudrait dire que la fertilisation in vitro est « contre » la nature de nos façons habituelles de penser la reproduction humaine. Elle n'est pas une pratique courante conforme à notre expérience habituelle, elle bouscule nos idées. Cependant, nous ne pouvons pas juger de cette technique à partir d'un tel sens -. nos coutumes peuvent se changer à mesure que la civilisation avance, et ce serait un critère de jugement trop aléatoire. Les transplantations d'organes étaient contre nos façons de voir la thérapie habituelle il y a quelques années, et maintenant elles y sont conformes.


2. « LA NATURE » d'un être en particulier

Il s'agit maintenant de considérer non plus « la nature » en général, mais « la nature » de tel être en particulier. Ici aussi nous avons plusieurs sens.


A. La nature d'un être, c'est ce qui fait que cet être est ce qu'il est, à l'exclusion de tout autre être, et qui fait qu'il a un agir différent de tout autre être.

Chaque être a une structure propre qui le situe dans telle ou telle catégorie d'êtres. Cette structure est dotée de lois et d'automatismes dès que l'être est réalisé dans l'existence. Ces lois essentielles [27] découlent de cette structure et assurent à l'être sa permanence dans l'existence et son mode d'agir particulier. La structure et l'agir d'un homme sont ainsi distincts de ceux du carbone ou du poussin.

Si nous confrontons ce sens du mot « nature » avec la technique de la fertilisation en laboratoire, et si nous nous demandons si celle-ci est « contre » ou « selon » celle-là, de quel type d'être parlons-nous ? Contre la nature de l'être de la reproduction par exemple ? S'il est dans la nature de la reproduction de faire venir à l'existence un nouvel être semblable au(x) géniteur(s), en quoi la fertilisation en laboratoire pourrait-elle être dite « contre » la nature de la reproduction ? Mais, pourrait-on dire, c'est contre le mode de la reproduction. Alors, nous ne parlons plus de « nature », mais de « mode » ; il n'est plus question de la nature d'un être, mais de son mode d'agir. Et encore faudrait-il distinguer entre le mode essentiel, c'est-à-dire celui sans lequel la reproduction n'aurait pas lieu, et le mode secondaire, c'est-à-dire celui qui peut varier sans que le mode essentiel soit affecté. Et il faudrait pousser plus loin et distinguer de nouveau entre le mode habituel de procéder et le mode exceptionnel. Nous y reviendrons à propos de la sexualité humaine.


B. En un second sens, « naturel » peut s'opposer à « artificiel » dans un être déterminé, comme il a été établi précédemment : est naturel ce qui s'oppose à l'artificiel. L'artificiel peut s'opposer ou non à la nature d'un être selon qu'il va contre sa structure, ses finalités, ses modes essentiels. L'artificiel est le produit de l'être humain, et il s'ajoute « du dehors » au « dedans » d'un être, sans nécessairement entrer en contradiction avec lui. Il peut même l'assister dans ses objectifs. L'artificiel est ce qui est acquis par un être grâce à la civilisation, la culture, l'apprentissage, et qui est ajouté aux données spontanées. Cette acquisition et cet ajout ne sont pas cependant à être interprétés comme étant des « vêtements » surajoutés à l'être, mais comme modifiant profondément la réalité de cet être.

La technique de la fertilisation humaine en laboratoire peut, partant de ce sens, s'opposer au processus de la fertilisation humaine à l'intérieur de l'organisme. Mais dans les deux cas, nous parlons de fertilisation humaine, distinguant cependant entre le lieu (in vivo, in vitro) et les modes d'agir (celui selon l'art humain, celui selon l'organisme). Pour prendre une analogie, la pluie est toujours de la pluie « naturelle », qu'elle soit celle qui tombe spontanément des nuages ou qu'elle soit celle dont la tombée est provoquée artificiellement : elle est toujours du H2O. Que le rein soit « naturel » [28] (donné par l'organisme) ou « artificiel » (donné par une transplantation), il est toujours un rein s'il réalise ce à quoi il est destiné dans sa nature d'être. Si donc la fertilisation in vitro n'est pas selon le mode prévu par l'organisme in vivo, elle est toujours une fertilisation destinée à reproduire un vivant spécifique. Si elle ne contredit pas essentiellement « la nature humaine » dans ses dimensions de sexualité, de couple, etc., comme nous allons le voir dans la section suivante, peut-elle être dite « contre » la nature du seul fait que le processus technique est différent du procédé organique, tous deux arrivant à la même finalité en suivant des modes essentiels sans lesquels la fertilisation ne s'effectuerait pas ?


3. Définitions et distinctions

Avant de poursuivre plus avant, des définitions et des distinctions s'imposent.

A. Est dit « contre » la nature d'un être ce qui contredit son essence, ses modes d'agir essentiels, ses finalités essentielles. Un meurtre est contre la nature humaine, puisqu'il détruit la personne. Un poison est contre la nature d'un organisme, puisqu'il amène une perturbation telle qu'une détérioration dans sa nature ou son fonctionnement s'ensuit.

B. Est dit « selon » la nature d'un être ce qui a lieu d'après son essence, ses modes d'agir essentiels, ses finalités essentielles, et d'après un mode habituel spontané d'agir. L'organisme lésé qui régénère ses tissus agit selon sa nature d'après un processus inclus dans sa structure même.

C. Est dit « en accord » avec la nature d'un être ce qui est en harmonie avec son essence, ses modes d'agir essentiels, ses finalités essentielles, bien qu'il y ait une intervention externe à cet être, une intervention humaine qui assiste cet être en l'aidant en conformité avec sa structure essentielle. Ainsi l'action qui aide à la guérison d'un organisme par des antibiotiques est en accord avec la nature de cet être. Tout le domaine de l'action thérapeutique, pharmacologique, médicale est ici impliqué.

D. Distinction entre être « selon » et « en accord » avec la nature d'un être. 1) Dans le premier cas, il y a l'idée que l'être suit spontanément les processus inscrits dans sa structure même ; dans le second cas, l'idée que l'être reçoit une intervention de l'extérieur. 2) Dans la première expression, « être selon la nature » implique l'idée de suivre cette nature d'après le processus habituellement [29] prévu par la structure d'un être, tandis que dans la seconde expression, « être en accord avec la nature » d'un être suppose l'idée de suivre la nature, mais selon un procédé non usuellement prévu par la nature de cet être, procédé qui cependant n'entre pas en conflit avec le processus spontané. 3) Dans la seconde expression, il y a l'idée d'une assistance externe à un processus interne, d'une alliance entre partenaires. 4) L'action qui est « en accord » avec le processus « selon » la nature de l'être vient le parfaire et/ou remédier à ses déficiences ; l'intelligence humaine et les données spontanées se « respectent »mutuellement dans leur structure réciproque et leurs modes et finalités essentiels, bien qu'il puisse y avoir des modifications accidentelles d'agir. Ainsi, une transplantation cardiaque n'est pas « selon » le mode habituel de procéder de l'organisme laissé à son agir spontané, mais elle est une technique « en accord » avec la nature de l'organisme biologique et avec la nature de l'être humain.

E. Est dit « interférer » dans la nature d'un être tout ce qui met obstacle à l'ordre inné d'un être, en allant à l'encontre de sa structure, de ses lois et finalités essentielles. Ainsi, on parle d'interférences dans les ondes lorsque leur ordre est perturbé au point où leur finalité d'audibilité ou de signification intelligible est empêchée d'atteindre son but.

F. Est dit « intervenir » dans la nature d'un être ce qui enlève des obstacles qui empêcheraient cet être de s'accomplir spontanément, en tout ou en partie. Intervenir apporte l'idée d'aide, d'assistance, de thérapie. L'horticulteur intervient dans la croissance d'un arbuste par des tuteurs, des insecticides, des coupes, etc., mais il n'interfère pas. La linguistique distingue aussi lorsqu'elle appelle l'action du chirurgien une « intervention chirurgicale », et non une « interférence chirurgicale ». Là est le rôle de « la nature humaine » : intervenir dans « la nature » sans « interférer » avec elle. Peut-on « interférer » à des plans inférieurs pour « intervenir » à un niveau supérieur au nom de valeurs d'ensemble ? Ce serait là une question dont la réponse ne peut être développée ici. Mentionnons cependant le cas de la stérilisation, où des valeurs autres que celle de la reproduction, et jugées supérieures à elle, pourraient justifier qu'on interfère dans une des fonctions de la sexualité.

G. Est dit « imiter » la nature l'action qui a lieu à l'exemple de l'essence ou de l'agir d'un être pour arriver à des résultats identiques ou similaires à lui.

[30]


4. « La nature humaine »

Définir la nature de l'homme est une tâche difficile, puisqu'il est un être aux multiples composantes. Les voies d'approche de définition peuvent varier selon la perspective du définissant, et le défini variera dans sa formulation selon qu'il est établi par le psychologue, le sociologue, le théologien, le biologiste, le philosophe, etc.

Mais puisque l'objectif initial de cet exposé était de confronter la technique de la fertilisation humaine en laboratoire avec la conception traditionnelle léguée par vingt-trois siècles de pensée occidentale, il nous est possible de retourner (et pourquoi pas ?) à l'intuition d'un des premiers biologistes et métaphysiciens : Aristote. Espérant échapper à un dualisme rigide, nous pouvons tenter quand même de réfléchir à partir des deux composantes essentielles qu'il reconnaissait à l'être humain : un organisme biologique et un organisme intelligent (l'homme, affirmait-il, est « un animal doué d'intelligence »). A cette double composante ontologique, c.-à-d. inscrite dans la nature même de l'être humain, il faudra ajouter une dimension historique : « la nature humaine » se réalise progressivement au cours de l'histoire humaine et, ainsi considérée, prend le nom de « condition humaine ». L'homme est l'animal intelligent qui fait l'histoire humaine dans le sens de l'humanisation ou de la déshumanisation.


A. Dimension ontologique invariable :
l'organisme biologique intelligent

a. L'être humain a d'abord une nature UNE : s'il avait deux natures, ce serait là une impossibilité : il serait à la fois un être doué d'une essence et d'une autre, il serait à la fois lui-même et autrui. Or, au niveau de l'être, être à la fois soi et autrui est incompatible : on est soi ou on est autrui, mais on ne peut être les deux à la fois. C'est là le principe indiscutable de la métaphysique qui s'énonce comme suit : un être ne peut pas être et ne pas être en même temps et sous le même rapport.

b. L'être humain a cependant une nature COMPOSITE : l'animalité et la rationalité : « Un animal doué de raison ». Si l'homme n'avait que la seule animalité, il serait animal parmi les animaux, sans plus ; s'il n'avait que la seule intelligence, il serait n'importe quel être, hormis un être humain (il serait un esprit ou autre chose). D'une part, l'homme est un organisme biologique [31] supérieur à comportements supérieurs grâce à son code génétique spécifique au programme plus élaboré, et grâce à son cerveau de plus grand coefficient de cérébralisation. Cet organisme biologique est physique et psychique. Il est doté des mécanismes instinctifs, biochimiques, émotifs, propres à tout vivant avec tout le contexte de donné brut, d'irréfléchi, de spontané. L'homme ne peut pas échapper aux grands déterminismes biologiques : se nourrir, se conserver, s'autodéfendre, se reproduire, vivre en groupe, etc.

D'autre part, en tant qu'organisme intelligent, l'homme est capable de réfléchir sur son animalité physique et psychique pour l'orienter vers des valeurs ; il a le pouvoir et le devoir d'émerger des automatismes pour intervenir dans son donné brut initial afin de l'améliorer, le transformer, mais en se respectant comme organisme biologique. Il a le devoir de se reprendre en main pour s'achever par sa conscience et sa liberté selon des valeurs.

c. L'être humain a aussi une nature HIÉRARCHISÉE : bien qu'ils soient tous deux des valeurs en eux-mêmes, l'organisme intelligent a priorité sur l'organisme biologique. L'intelligence doit diriger l'animal, et non inversement, voilà un acquis millénaire. L'homme doit suivre sa composante intelligente d'abord et sa composante biologique ensuite, non pas au sens manichéen du terme qui ravale ou nie la corporéité, mais au sens où l'intelligence oriente le biologique conformément à des valeurs. En ce sens, l'expression « suivre la nature », entendue au sens défini antérieurement d'une obéissance aveugle aux mécanismes instinctifs, aboutirait à une catastrophe ; c'est à l'homme de prendre les choses là où la nature les a laissées, pour les parachever et pour remédier à leurs déficiences s'il y a lieu. C'est là tout l'acquis de la civilisation. Citons à ce propos John Stuart Mill (1874) :


« ... La doctrine qui recommande à l'homme de suivre la nature, c'est-à-dire de prendre le cours spontané des choses pour modèle de ses propres actions volontaires, est irrationnelle et immorale : irrationnelle, parce que toute action humaine consiste à changer le cours de la nature, ainsi définie, et toute action utile, à l'améliorer ; immorale, car le cours des choses est plein d'événements qui sont unanimement jugés odieux quand ils résultent de la volonté humaine » (Essai intitulé Nature, 1874).


En effet, le cours spontané des choses présente des maladies, des morts, des erreurs, des déficiences. Le prendre pour modèle de nos actions intelligentes d'une façon aveugle serait immoral : la nature tue, il faudrait tuer ; ou la nature fait des personnes stériles, il [32] faut les laisser telles que la nature les a faites en n'intervenant pas alors qu'on le pourrait.

Il est donc dans le pouvoir et le devoir de l'intelligence humaine d'intervenir dans un organisme pour le soigner ; autrement, c'est toute la médecine, la chirurgie et la science en général qui seraient immorales. Il nous faudrait revenir au temps des primitifs en enlevant tout ce qui est « artificiel », ce qui aurait pour conséquence de déshumaniser ces primitifs eux-mêmes qui s'étaient humanisés par la technique. L'être humain a l'intelligence dans sa nature, et il serait contre sa nature de ne pas s'en servir pour corriger les erreurs de la nature quand il est en mesure de le faire. (À remarquer que certains jugements à propos de la technique de la fertilisation en laboratoire laisseraient sous-entendre une pareille position : « ils sont nés stériles, il faut qu'ils s'acceptent comme tels, puisque la nature les a faits ainsi ».)

d. L'être humain a enfin une nature INVARIABLE : dans leur essence, l'animalité et la rationalité ne sont pas susceptibles de plus ou de moins : elles sont ou elles ne sont pas, et elles sont ce qu'elles sont. L'essence de l'homme, c.-à-d. ce qui le fait être ce qu'il est à l'exclusion des autres êtres, ne peut être modifiée ni variée, autrement on changerait de sorte d'être. L'être humain a un statut ontologique invariable. Ce qui est susceptible de variation, c'est non pas « la nature humaine », mais « la condition humaine » dans le sens de l'humanisation ou de la déshumanisation. Ce qui nous introduit à la section suivante.


B. Dimension historique variable :
l'humanisation ou la déshumanisation

Le perfectionnement de l'homme engagé dans l'histoire est variable. On parle alors de « condition humaine », et non plus de « nature humaine ». Cette dimension historique est susceptible d'amélioration ou de détérioration. Étant essentiellement aussi un être historique, l'être humain est mû par le dynamisme du temps. La prise de conscience de l'homme et sa qualité de vie humaine varient.

a. Variation dans la qualité de la vie humaine. La condition humaine, globalement parlant, s'est grandement et progressivement améliorée au cours du temps. L'homme est passé, par exemple, du feu des cavernes au chauffage électrique ; les danses rituelles thérapeutiques primitives ont fait place aux blocs opératoires. La technique, l'art, la science, la pensée ont « humanisé » [33] l'homme (ce qui n'implique pas que parfois science et technique ne l'aient pas déshumanisé ni qu'elles ne risquent pas de le déshumaniser). La condition humaine a pu aussi être appauvrie : la technologie est tentée d'opprimer les personnes (armement, espionnage électronique, etc.). Les reconditionnements psychiques, les violences multiformes ne sont certes pas à la gloire des techniques qui les ont permis.

b. Variation dans la prise de conscience de ce qu'est « la nature humaine ». En demeurer à la seule perception qu'Aristote en a eue, ce serait reculer dans la condition humaine. Rousseau, Freud, Durkheim, Marx et bien d'autres ont enrichi la connaissance sur « la nature humaine ». La psychologie, la sociologie, la biologie, les sciences en général nous renseignent mieux à son sujet. La médecine a exploré l'homme en tant qu'organisme biologique dans une profondeur tout autre que celle d'Hippocrate ou d'Aristote. Les droits de l'homme reconnus à notre époque sont infiniment plus étendus que ceux de l'époque assyro-babylonienne. Ces sciences nous obligent périodiquement à réinterpréter ce que sont « l'homme »et la « nature humaine ». Des actions jugées éthiques (sacrifices humains, esclavage, etc.) sont jugées, après des siècles, négatrices de l'homme. Ce qui n'amène pas nécessairement à la conclusion que l'histoire va toujours dans le sens de l'homme. Une nouvelle technique comme celle qui nous préoccupe présentement nous force à la comparer à notre conception habituelle de « la nature humaine » pour savoir si elle risque de servir ou de desservir l'humanité.


En conclusion, tout jugement sur une technique implique une conception de l'homme et une hiérarchie de valeurs par rapport à l'ensemble de la complexité de l'être humain. La technique de la fertilisation en laboratoire ne peut être jugée du seul point de vue biologique ; elle doit être vue dans l'ensemble des composantes et des valeurs humaines. C'est dans cette perspective que nous devons aborder cette technique et la confronter avec « la nature humaine » telle que nous la connaissons pour nous demander si elle est « contre », « selon >, ou « en accord » avec cette « nature humaine ». Ou, en d'autres termes, cette technique humanise-t-elle ou participera-t-elle à la déshumanisation de l'homme dans sa dimension de couple, de reproduction, d'amour, de valeurs ?

[34]


III. Fertilisation humaine en laboratoire
et nature humaine


Après avoir écarté ce qui paraissait être des obstacles au jugement, après avoir tenté de définir ce qu'on entend par « nature » et « nature humaine », après avoir exposé ce qu'est la fertilisation en laboratoire, nous sommes maintenant arrivés à l'objectif de confrontation. Si penser consiste à peser, d'après l'étymologie, nous pouvons essayer de peser cette technique pour savoir si elle fait ou non le poids avec la nature humaine.

Si cette technique affecte essentiellement l'homme dans l'une de ses composantes, décrites précédemment et à préciser dans les pages qui suivent, cette technique devra être dite « contre » sa nature et déshumanisante, et, par conséquent, à rejeter au point de vue éthique. Par contre, si elle respecte l'homme dans ses composantes essentielles, elle devra être dite « en accord » avec sa nature, « humanisante » et à accepter (même conditionnellement) parce que concourant au service de la reproduction humaine, du couple humain, de l'enfant et de la société.

Pour qu'elle aille « contre » la nature humaine, il faudrait qu'elle affecte gravement l'être humain 1) en tant qu'organisme biologique, c'est-à-dire dans sa sexualité, 2) en tant qu'organisme intelligent, c'est-à-dire en tant que personne, en tant que désir, en tant que couple, en tant que sujet à des droits (droits à la santé physique et psychique, à la paternité et à la maternité).

(Nous croyons bon de rappeler la perspective du début : ce qui va être dit ne vaut que pour la technique prise en elle-même et telle qu'elle s'est appliquée récemment dans un but thérapeutique.)


1. Fertilisation en laboratoire,
sexualité et reproduction humaines

En tant qu'organisme biologique, l'être humain est doté d'une sexualité dont l'une des finalités est la reproduction. La fertilisation humaine en laboratoire n'affecte pas essentiellement la nature humaine dans sa sexualité et dans sa reproduction, même si sa façon de procéder n'est pas celle qui est prévue par le cours spontané des choses.


A. La finalité de la sexualité est respectée et aidée dans son intentionnalité. En effet, la fertilisation in vitro a la même fin que la fertilisation in vivo : reproduire l'espèce grâce aux deux géniteurs qui communiquent le code génétique spécifique à un troisième être [35] humain. En tant qu'organisme biologique, l'être humain tend à se reproduire une fois parvenu à maturité. La fertilisation en laboratoire permet la reproduction humaine et même la facilite, puisqu'elle enlève une défectuosité organique qui s'opposerait à cette reproduction. Que cette fertilisation soit à l'intérieur ou à l'extérieur du corps humain, sa fin est la même : faire accéder un autre humain à l'existence.

B. La nature de la sexualité est la même dans le procédé artificiel que dans le processus naturel. Deux géniteurs hétérogènes (mâle et femelle) sont présents pour la transmission et la formation du code spécifique du troisième être humain. Il ne s'agit pas de la technique du « clonage », où un seul géniteur lègue ses 46 chromosomes par mode asexué. Dans ce cas, une question se poserait : serait-ce là une régression du mode de reproduction humaine à un stade inférieur tel qu'il se voit dans les espèces infra-humaines ?

C. Le mode de procéder de la sexualité est cependant touché par la technique in vitro. Mais l'est-il à ce point qu'il interfère dans la sexualité ?

Il faut absolument distinguer ici entre le mode essentiel, c'est-à-dire la manière de procéder sans laquelle la fertilisation n'aurait pas lieu, et le mode accidentel, c'est-à-dire une façon de procéder qui est susceptible de variation mais qui n'empêche pas cependant la réalisation de la fertilisation elle-même.


a. Le mode essentiel est le même dans la nature et dans la technique : 1) production par les sexes internes (ovaire, testicule) des cellules germinales hétérogènes (ovule, spermatozoïde) ; 2) mise en rencontre de ces cellules sexuelles dans des conditions essentielles qui favorisent la pénétration de l'ovule par le spermatozoïde, permettant ainsi 3) la fécondation grâce au rétablissement du nombre diploïde de chromosomes assurant la formation du nouveau code génétique, puis 4) le clivage (division cellulaire).

Si ce mode n'avait pas été respecté, si les conditions essentielles n'avaient pas été données, la fertilisation n'aurait tout simplement pas eu lieu. Les échecs l'ont démontré : « la nature » ne se laisse pas impunément « tricher » et voue à la faillite tout ce qui ne suivrait pas ce processus essentiel d'agir.

b. Le mode accidentel de procéder de la technique varie cependant dans les points suivants. 1) L'ovule ne suit pas le canal organiquement prévu dans le mode habituel de procéder de l'organisme : il est prélevé dans l'ovaire par le laparoscope, sans qu'il [36] parcoure les trompes de Fallope (en l'occurrence, elles sont bloquées). Dans le cas de l'homme, les spermatozoïdes suivent les canaux excréteurs habituels. 2) En second lieu, la transmission des cellules germinatrices mâles n'a pas lieu lors d'une copulation sexuelle, mais lors d'une masturbation ; il n'y a donc pas de relations sexuelles dans la fertilisation en laboratoire. 3) Ensuite et surtout, la mise en rencontre du sperme et de l'ovule n'a pas lieu à l'intérieur de l'organisme (dans les trompes de Fallope), mais à l'extérieur du corps humain (en éprouvette). Et finalement, 4) la fertilisation elle-même s'effectue en laboratoire.

Ici se pose précisément la question : cette façon artificielle qui touche à la modalité secondaire affecte-t-elle la sexualité biologique humaine à tel point qu'elle la dénature ? Non. Si elle la dénaturait, il n'y aurait pas de fertilisation. Si les conditions in vitro allaient à l'encontre des lois biologiques, elles rendraient la fertilisation non seulement improbable, mais radicalement impossible. Seule une recombinaison d'un code génétique humain et sous-humain changerait la nature de la sexualité humaine : elle ferait apparaître par technique une autre espèce d'êtres, jusqu'à maintenant inconnue, qui serait plus ou moins proche de la nature humaine, mais qui ne serait plus la nature humaine telle que nous la connaissons par l'évolution zoologique.


D. Trois conclusions semblent se dégager. 1) D'abord, les raisons plus ou moins conscientes qui font dire que cette technique serait contre la nature de la sexualité dans sa dimension biologique, sont les suivantes : a) la fertilisation n'est pas le résultat d'une conjonction sexuelle ; b) elle réalise la procréation en dehors des relations sexuelles et la fertilisation en dehors du corps humain. Avec les distinctions que nous avons tenté d'apporter, même si ces raisons sont vraies, elles n'affectent pas la sexualité biologique de l'être humain dans son essence même ni dans ses modalités essentielles, mais dans ses modes accidentels. Par conséquent, cette fertilisation humaine en laboratoire, du seul fait qu'elle soit une fertilisation humaine, ne peut pas être dite contre la sexualité humaine biologique.

2) Cependant, si cette technique ne peut pas être dite « contre » la sexualité, elle ne peut pas non plus, telle que définie antérieurement, être dite totalement « selon » la nature, si nous entendons par là « selon le mode habituel organiquement prévu ». Elle peut, par contre, être dite de plein droit « en accord » avec la sexualité, puisque cette technique est le produit de l'intelligence humaine qui [37] imite la nature en intervenant dans son processus sans pour autant interférer avec la nature de la finalité et le mode essentiel de la sexualité.

3) Des analogies peuvent corroborer cela. Il n'est pas selon le mode habituel de procéder d'un organisme de recevoir, par transplantation, des organes venant d'un autre organisme : cœur, rein, etc. Mais la technique respecte les lois biologiques et fait accepter l'organe transplanté ; quand elle ne les respecte pas, il y a rejet de la greffe. De même pour certaines interventions chirurgicales : il n'est pas selon le mode habituel de procéder de sortir un cœur hors de la cage thoracique, de le soigner en dehors de son lieu habituel et de le réimplanter. Ce n'est pas contre la biologie ni totalement selon le processus habituel, mais c'est entièrement en accord avec l'organisme.

Mais, pourrait-on dire, puisque l'être humain n'est pas seulement un organisme à reproduire, la sexualité humaine n'est pas que biologique. Elle est d'abord et avant tout humanisée par des rapports interpersonnels qui relèvent de la nature humaine en tant qu'elle est un organisme intelligent, personnel ; la sexualité humaine a une composante affective importante. L'amour humain risquerait d'être déshumanisé, selon l'expression « Nous changeons la chambre à coucher en laboratoire ». Abordons ce problème.


2. Fertilisation en laboratoire et amour humain

C'est un fait : la reproduction humaine, par comparaison avec la reproduction animale, n'est pas seulement une affaire d'automatismes biologiques et de réflexes séminaux. Elle est d'abord et avant tout un acte humain entre deux personnes qui veulent en appeler une troisième à l'existence. Elle doit donc s'inscrire dans un contexte interpersonnel d’amour : le phénomène, en soi purement biologique, est humanisé et personnalisé chez l'être humain.

Or, la reproduction humaine en laboratoire déshumaniserait-elle l'amour, puisqu'elle séparerait cette reproduction des relations sexuelles qui symbolisent et incarnent les relations interpersonnelles ? Par la fertilisation en laboratoire, on « techniciserait » l'amour, par conséquent on le déshumaniserait, et cette technique in vitro serait contre la nature humaine de la sexualité.

Pour pouvoir juger de l'ensemble de ce problème, les coordonnées suivantes doivent entrer en ligne de compte.

[38]

A. Premièrement, il s'agit ici d'un cas particulier à un couple, et non d'un mode de reproduction appliqué à l'ensemble de l'espèce humaine. Si la fertilisation en laboratoire devenait le mode général de reproduction chez l'être humain, il faudrait envisager différemment la question, qui serait liée alors aux utérus artificiels, aux banques de sperme et d'ovules, à une conception radicalement différente de la sexualité humaine, à une nouvelle forme de société, etc. Dans l'état présent de la situation, cette technique est restreinte a un couple et devrait demeurer limitée à d'autres couples semblablement affectés.

B. En second lieu, il s'agit d'une méthode où le but est thérapeutique. Elle est destinée à remédier à une défectuosité organique qui empêche la fécondité si elle n'est pas corrigée. Dans beaucoup d'autres domaines, on traite différemment un organisme sain et un organisme handicapé. En référant à ce qui a été dit précédemment, même si on préfère la chambre à coucher il faut parfois passer par le laboratoire médical lorsque la situation organique déficiente le justifie. Le cas de la fertilisation en laboratoire chez une femme bien portante serait différent (à moins que d'autres paramètres inconnus entrent en ligne de compte).

C. Ensuite et surtout, qu'entendons-nous par « amour », lorsqu'on objecte que la fertilisation en laboratoire sépare l'amour de la reproduction ?

a. Si nous entendons ~~amour » au sens de « faire l'amour », c'est-à-dire avoir des relations sexuelles, sources de plaisir physique et psychique pour le couple, alors il faudrait bien dire que la fertilisation en laboratoire ne s'effectue pas dans le contexte du « faire l'amour » et que, pris en ce sens, « l'amour » est séparé de la reproduction. Mais il s'agit de l'amour sexuel, physique. Si on concevait qu'il est à ce point essentiel de « faire l'amour » pour se reproduire, i u rait renoncer à l'insémination artificielle ainsi qu'à la fertilisation artificielle dans les cas d'handicaps physiques. Si, par contre, on peut utiliser une autre voie d'accès pour atteindre la même fin que celle de la copulation sexuelle, et que cette voie d'accès soit disponible cliniquement et éthiquement, alors on ne peut plus qualifier ces techniques palliatives de contraires à la nature de l'amour physique. D'ailleurs, amour physique et amour personnel peuvent se dissocier : on peut « faire l'amour », tout comme on peut avoir de l'« amour » pour une personne sans « faire l'amour » avec elle.

b. À propos de l'amour, on peut relever les points [39] suivants. 1) D'abord, l'amour implique deux dimensions qui relèvent des deux dimensions de l'être humain ; une dimension physique, c.-à-d. une relation intercorporelle conséquente à un attrait mutuel dans le plaisir de l'union physique et psychique ; une dimension personnelle, c.-à-d. une relation d'estime interpersonnelle qui se symbolise et se réalise dans la manifestation physique. 2) L'amour implique ensuite une hiérarchie dans les valeurs, hiérarchie établie par. la nature même de l'être humain. L'amour interpersonnel a primauté sur l'amour corporel qui ne fait que l'incarner, sinon il n'y aurait que le plaisir pour le plaisir. 3) Dans le cas de la reproduction, cet amour global aboutit à un nouvel être humain qui prolonge les deux personnes génitrices. 4) Dans une situation de défectuosité organique, l'acte de la reproduction voulu par la sexualité biologique peut se séparer des relations corporelles externes (dans l'insémination ou dans la fertilisation artificielles). Cette dissociation est justifiée par une thérapie qui est en accord avec la nature humaine qui accepte de sacrifier le plaisir physique à sa destinée reproductrice. Nous pouvons trouver un acte hautement humain chez celui qui refuse le plaisir lié à la fonction pour assumer la fonction elle-même sans passer par le plaisir qui habituellement conduit à assurer cette fonction. Et cela au nom même de la valeur que recherchait naturellement l'amour physique et personnel, c.-à-d. faire assumer l'appel à l'existence d'un autre être. (Dans un autre ordre, un comportement similaire se retrouve chez l'intubé qui sacrifie le plaisir de boire et de manger pour n'assumer que la finalité en fonction de laquelle le plaisir était attaché, c'est-à-dire subsister ; la sonde n'apporte que du déplaisir, et ce n'est qu'en dernier ressort qu'il vient à cette ultime solution). 5) Si nous entendons enfin par « amour » un désir volontaire d'une valeur, désir partagé mutuellement par un couple, désir de se prolonger dans une autre personne par la reproduction, l'objection initiale qui voulait que cette technique soit contraire à l’amour humain parce qu'elle le déshumanise en le technicisant, cette objection ne tient plus. Un désir intense d'enfant comme prolongement de soi est selon la nature et peut justifier l'omission d'une partie du processus habituel prévu par l'organisme pour rechercher d'autres voies d'accès à la fin qui était empêchée par les déficiences organiques. Si ces voies d'accès inhabituelles diffèrent accidentellement des voies habituelles, elles sont cependant en accord avec la nature de l'amour humain. L'amour qui aboutit au laboratoire peut être plus intense, à cause des difficultés techniques et médicales qu'il implique, que l'amour qui aboutit à la chambre à coucher.

c. Il va de soi que ce qui vient d'être dit s'applique à la relation sexuelle dans l'acte même de la reproduction. Cela n'exclut pas pour autant le fait qu'il puisse y avoir d'autres relations sexuelles pour le couple à d'autres moments pour manifester leur amour. Cela n'exclut pas non plus la possibilité qu'il y ait d'autres manifestations d'amour corporel que la copulation sexuelle.

Il est donc exact de dire que les sexes externes sont séparés de la procréation, mais nous ne pouvons pas dire 1) que cette séparation soit contre la nature de l'amour humain (à moins qu'on n'entende par « amour » « faire l'amour »), puisqu'elle permet l'avènement d'une des finalités naturelles de l'être humain : la reproduction ; 2) ni que cette séparation soit déshumanisante pour l'amour humain, puisqu'elle peut impliquer un amour plus intense que dans le mode habituel ; 3) ni qu'elle soit un mode généralisé, puisqu'il s'agit ici d'une thérapie ; 4) ni qu'elle risque de devenir un mode accepté par tous les humains, à cause des difficultés qu'elle impose au couple. Positivement, nous pouvons dire que cette séparation 1) est une coopération avec la nature, et non une interférence avec elle, 2) qu'elle prend un chemin différent pour arriver à un même objectif que celui visé par le mode habituel : reproduire, 3) qu'elle est humaine et humanisante.


3. Fertilisation en laboratoire et couple humain

Qu'en est-il maintenant de la fertilisation humaine en laboratoire et du couple humain ?

Circonscrivons d'abord les limites de ce qui suit, en faisant quatre remarques préalables. Premièrement : nous ne pouvons envisager ici le cas du couple homosexuel féminin ; en effet, des récents communiqués de presse affirmaient le désir de couples de lesbiennes d'accéder à la maternité grâce à cette technique. Deuxièmement : on ne peut traiter du cas de la personne célibataire (hétérosexuelle ou homosexuelle). Troisièmement : il ne s'agit pas d'un couple infécond mais qui pourrait accéder à la paternité et à la maternité par d'autres méthodes qui seraient disponibles. Quatrièmement : il n'est pas question d'un donateur étranger au mari.

Cela étant dit, il s'agit d'un couple stérile handicapé (blocage des trompes de Fallope) dans son désir de devenir un couple parental. La technique vient enlever cet obstacle et accomplir ce désir en ouvrant le couple sur la maternité et la paternité. Elle est une technique humaine et humanisante. Reprenons ceci.


A. D'abord, qu'est-ce qu'un couple ? Il peut être défini de plusieurs façons. D'abord, une définition générale applicable à tout type de couple : une unité de deux, en fonction d'un objectif. La physique parle ainsi d'« un couple de forces » en fonction, par exemple, d'une traction, soulignant l'unité dans la dualité en rapport avec une tâche. Dans le cas du couple humain, la définition habituelle peut être prise : « une union entre deux personnes en fonction d'un objectif commun ». Mais cette définition en termes de contrat ou d'alliance a une connotation juridique ; il serait peut-être préférable de le définir comme « un être de désir », c.-à-d. une unité de deux personnes en fonction d'un désir commun (c'est le désir commun qui fait l'unité dans la dualité).


B. Couple marital et couple parental, voilà une distinction qui s'impose. Si le couple trouve son unité dans le désir de complémentarité mutuelle, il réalise la notion du couple. L'équilibre, l'épanouissement réciproque est l'objectif commun qui les lie. L'amour et l'affection réalisent ce programme humain. L'enfant n'est donc pas essentiel à la notion de couple comme telle (les couples de jeunes, de vieillards, les couples sans enfants sont de véritables couples). L'affection mutuelle, présente ou désirée, suffit à créer l'objectif commun. L'être humain n'est pas nécessairement parental en tant que couple, il peut être pleinement humain, personnalisé, sans volonté de reproduction.

Mais si le couple marital aspire à devenir un couple parental, il est désir de paternité et de maternité. L'épanouissement du couple parental sera réalisé dans l'aboutissement du désir : un enfant. Ce désir de passage du premier type de couple au second type est reconnu comme un droit, et l'un des droits fondamentaux de l'être humain qui aspire à s'humaniser dans une descendance. Les jugements populaires, les philosophies, les théologies ainsi que les grandes chartes des droits de l'homme le reconnaissent. Quand ce désir de paternité et de maternité est devenu une réalité, le couple est devenu parental et est passé d'une unité de deux à une unité de trois : la famille. Ce désir peut être à ce point fort que, s'il ne se réalise pas, il peut être une cause de dissolution du couple par séparation ou divorce.


C. Dans la situation du couple fertile mais infécond, ce désir est empêché de parvenir à sa réalisation à cause d'obstacles. La technique permet de les enlever. L'enfant n'est plus le résultat d'un hasard ou le produit d'un « accident de parcours », mais l'effet d'une option libre : la volonté d'avoir un enfant. La fertilisation en [42] laboratoire, quand elle est possible, s'avère donc humaine et humanisante. La paternité et la maternité, bien qu'elles ne soient pas un produit de la copulation sexuelle externe, sont quand même le résultat d'un acte personnalisé sans copulation où le plaisir sexuel de la relation a été omis pour permettre la finalité du couple parental : la reproduction ; elles ne sont pas seulement l'obéissance à un instinct biologique, mais l'assomption d'un désir accru par les difficultés de réalisation. Cette technique, issue de la nature intelligente de l'homme, est au service de celui-ci.


L'homme n'est pas non artificiel ni anti-artificiel. Comme le dit Gaylin, la technique caractérise l'homme, et s'opposer à la technique, c'est, pour un être humain, « se haïr soi-même ». Nos attitudes sont souvent confuses à ce sujet. Un « bébé d'éprouvette », par exemple, même conçu et porté en dehors du corps, ne manquerait pas d'avoir été reproduit humainement et d'avoir une valeur humaine. Un bébé fait artificiellement, grâce à un arrangement voulu et soigné, serait plus humain que le bébé résultant d'une roulette russe sexuelle, le mode de reproduction des espèces sous-humaines (Dr Joseph FLETCHER, « Indicators of Humanhood : A Tentative Profile of Man », The Hastings Center Report. Volume 2, Number 5, November 1972, p. 3).


D. Le couple est donneur. La situation où le donateur ou la donatrice seraient étrangers au couple lui-même reviendrait, toute proportion gardée, à celle de l'insémination artificielle avec donneur étranger (IAD). Une question se poserait : est-ce qu'une telle situation nuirait au couple, à la paternité et à la maternité ? Il a été dit précédemment que ce cas n'était pas envisagé ici ; mentionnons, cependant, que si le couple était bien informé, émotionnellement équilibré, et en venait à cette ultime résolution à la suite d'un acte libre, il est difficile de voir en quoi une telle situation serait contraire àl'idée de couple, d'une part, et en quoi une paternité ou une maternité serait affectée à un titre différent de la paternité ou de la maternité adoptive d'autre part, puisqu'il s'agirait de l'équivalent d'une adoption prénatale. De plus, concevant que la paternité et la maternité peuvent être affectives dans l'adoption, même si elles ne sont pas génétiques, il serait difficile d'affirmer qu'elles vont à l'encontre de la nature du couple marital et du couple parental.

Dans le récent cas en Angleterre, les deux membres du couple sont donneurs : ils sont donc génétiquement et affectivement père et mère de l'enfant, né par fertilisation en laboratoire. De ce point de vue, le couple n'est pas touché dans sa nature humaine.

[43]


E. L'option du couple est libre en face de l'acceptation ou du refus de cette technique. Il est certain que l'option se trouve dans une situation limite, puisque la fertilisation en laboratoire est la dernière possibilité qui s'offre au choix. Mais cette situation ne touche en rien à l'essentiel de la liberté, puisque tout acte libre en des situations analogues implique l'influence des circonstances où se prend la décision. La philosophie reconnaît depuis longtemps une double condition à la liberté : un choix suffisamment éclairé sur la possibilité qui s'offre (en l'occurrence difficultés à surmonter, risques d'échec, etc.), ainsi que la possibilité d'option ou de non-option pour ce qui s'offre. S'il y avait non seulement pression des circonstances, mais pressurisation du consentement de la part d'un des membres du couple ou de la part des spécialistes, alors la question de la liberté ne se poserait plus. Le miroitement d'un espoir démesuré de réussite, la non-présentation des possibilités d'échec pourraient extorquer le consentement du couple. Mais il semble que cela n'ait pas été le cas. Le Dr Edwards lui-même insistait sur le « consentement éclairé » lors d'un symposium international :


Laissez-moi décrire brièvement les responsabilités qui découlent de notre travail. Notre principale responsabilité, à l'heure actuelle, concerne les patients eux-mêmes. Au début de notre travail, nous avons essayé d'éviter de soulever des espoirs exagérés. Nous expliquions à chaque patient les difficultés, les exigences et les chances de réussite, bien que l'obtention de ce que l'on appelle le « consentement informé »des patients comporte des problèmes manifestes. Comment peut-on s'attendre à ce qu'ils comprennent les problèmes tant médicaux que scientifiques alors qu'ils n'ont probablement pas reçu de formation dans l'une et l'autre discipline ? Une compréhension parfaite est évidemment impossible, mais je crois que leur compréhension était suffisante pour soupçonner les exigences que nous leur poserions » (R.G. EDWARDS, « Aspects of Human Reproduction », The Biological Revolution, Social Good or Social Evil ? Edited by Watson Fuller, Anchor Books, New York, 1971, p. 133-134).


F. La santé physique et psychique du couple demeure intacte, malgré les risques pris, et s'en trouve probablement améliorée. En soi, les liens du couple sont resserrés par l'accession à la paternité et à la maternité. Les séparations et les divorces possibles peuvent être écartés, dans le cas où le couple trouverait essentielle à son union la venue d'un enfant sans qui l'union risquerait la dissolution. Du point de vue de la femme, l'handicap physique a été surmonté. On ne voit pas comment cette technique pourrait aller, de ce point de vue, contre la santé du couple.

[44]

Ainsi donc, si le désir de complémentarité du couple veut s'étendre au désir de paternité et de maternité qui caractérise le couple parental, si le dernier recours pour y parvenir demeure la solution clinique de la fertilisation en laboratoire dans un but thérapeutique, si le couple est donneur, si son option pour cette technique est informée et libre, si la santé physique et psychique est sauvegardée, on peut certainement affirmer que le recours à la technique de la fertilisation artificielle est selon la nature du couple humain et en accord avec la nature humaine prise dans sa structure d'ensemble. Cette technique qui enlève l'infertilité est donc humaine et humanisante pour le couple qui veut devenir un couple parental.

Mais qu'en est-il de l'enfant à naître par cette technique ? Il fait aussi partie de la nature humaine, et il est le principal intéressé dans l'affaire : le recours à la fertilisation en laboratoire ne risque-t-il pas de l'affecter gravement en le faisant accéder à l'existence dans des conditions de santé physique et psychique déplorables ? Le droit du couple à la parenté est-il àce point inaliénable qu'il justifie l'interférence avec le droit de l'enfant à son intégrité physique et mentale ? N'est-il pas déshumanisant pour l'enfant d'accéder à la vie dans des conditions de difformité ou d'handicaps majeurs encourus par les risques de cette technique ?

Ces questions relatives à l'enfant sont infiniment plus sérieuses que les questions théoriques à propos du couple, de l'amour ou de la sexualité. Nous devons nous attarder davantage sur ce point, pour essayer de peser cette technique en regard de l'enfant et pour tenter de savoir si elle fait le poids avec sa nature humaine et avec la nature humaine.


4. La fertilisation en laboratoire et l'enfant

Après une double observation, deux points retiendront notre attention, à savoir les risques encourus et les soins apportés à l'embryon qui deviendra un enfant, ainsi que les possibilités de dommages ultérieurs à la naissance.

A. Une double observation

Les événements récents ont placé l'Occident, ses biologistes, ses philosophes, ses théologiens devant un fait accompli : le premier enfant né par fertilisation en dehors du corps humain est bien portant jusqu'à maintenant. La possibilité de voir naître un bébé monstre, difforme ou gravement handicapé ne se pose plus dans les mêmes termes qu'auparavant.

[45]

Une autre observation s'impose. Jusqu'à maintenant, le bébé Brown semble en bonne santé physique et psychique. Mais la possibilité d'apparition de déficiences ultérieures d'ordre variable est une hypothèse à ne pas négliger. La qualité de la vie à la naissance peut différer de celle résultant de l'évolution de la croissance ultérieure. Dans l'état actuel de la situation (1979), il semble que cette possibilité ne soit pas à écarter entièrement. Des déficiences non décelables en très bas âge peuvent se manifester au cours de l'évolution de la vie adulte. Quels sont ces risques ? Nous y reviendrons.

B. Une déshumanisation de l'enfant né à l'aide de la technique ?

Une objection courante, verbalisée dans l'expression « Bébé-éprouvette », peut s’énoncer comme suit : on mécanise l'enfant, on en fait un produit de la technique.

a. Si on entend par là que la technique produirait un enfant-robot à la façon des poupées mécaniques complexifiées, l'objection ne tient pas, puisque nous avons un être spécifiquement humain. L'expression « bébé-éprouvette » n'est donc pas entendue en ce sens, de même que les mots « mécanisation » ou « produit technotogique ». D'ailleurs, nous t'avons déjà souligné précédemment, le mot « fertilisation-éprouvette » conviendrait mieux que « bébé-éprouvette ~> qui supposerait que toute la gestation est faite in vitro.

b. Si on entendait précisément que tout le processus de la reproduction est réalisé en laboratoire (synthétisation du spermatozoïde et de l'ovule, fertilisation artificielle, gestation en utérus artificiel, « accouchement »artificiel tel que décrit par Huxley), alors l'objection prendrait une toute autre signification humaine. Dans cette hypothèse, il faudrait se pencher sérieusement sur le problème de l'humanisation de cet être humain éventuel. Quel serait son état de santé physique et mental ? son degré de développement affectif, puisque la gestation intra-utérine implique déjà un échange mère-enfant ? L'impact de toute la gestation in vitro sur l'enfant et sur la société, de même que sur la conception de l'humanité si cette technique se généralisait pour devenir un second mode de reproduction, cet impact devrait amener à la réflexion sur le nouveau type d'~~ humanité » que nous voulons désormais. Mais le cadre de ce présent exposé nous empêche de pousser la réflexion plus avant.

c. Si nous entendons, par « mécaniser » ou « technologiser » l'enfant né par fertilisation artificielle, soumettre l'étape [46] initiale de son développement à une technique thérapeutique, alors la question prend un autre sens et se formule ainsi : est-ce déshurnanisant pour l'enfant à naître, ou pour l'enfant déjà né, que d'utiliser un adjuvant thérapeutique pour faire démarrer son processus existentiel ? 1) On pourrait répondre par l'analogie avec d'autres situations similaires où une intervention clinique vient aider la nature ou réparer une défectuosité naturelle. Dans d'autres domaines, la santé physique ou psychique oblige de recourir à la technique et à la médecine pour réparer les anomalies (interventions chirurgicales, assistance pharmacologique, etc.). Sans cette technique (à supposer qu'elle soit la seule disponible), un être humain ne commencerait pas ses stades initiaux de développements ultérieurs. 2) On pourrait répondre aussi qu'une intervention artificielle qui aide un organisme déficient à atteindre sa finalité naturelle ne peut être que bénéfique. C'est ce qui a été souligné précédemment : cette technique « imite » la nature et l'aide à faire venir un autre être à l'existence dans des conditions de santé physique et psychique qui, espérons-le, seront toujours normales.

Ce qui vient d'être mentionné laisse cependant intact le problème de l'évolution ultérieure du bébé. Des déficiences qui ne sont pas repérées présentement pourraient se manifester au cours de l'évolution vers l'âge adulte. Cela amène à parler des risques encourus et des soins apportés.

C. Quels sont les risques encourus par le futur enfant ?

Ou plutôt quels étaient-ils, puisque le premier cas de fertilisation est une réussite. Pour les déterminer et les évaluer, il convient de laisser la parole au Dr Edwards lui-même. Déjà en 1970 il parlait des risques encourus et des soins apportés pour que n'arrive à terme qu'un enfant bien portant.

Maintenant que nous avons amené des embryons à dépasser leurs premiers stades de développement, notre attention va se porter sur les fœtus qui se développent après l'implantation de l'embryon dans le sein maternel. Pour la première fois dans l'histoire humaine, nous entreprenons de développer l'embryon en dehors de la mère, avec l'intention de conduire éventuellement le bébé parfaitement à terme. Nous devons faire tout notre possible pour nous assurer que ces bébés soient normaux, C'est un fait bien connu que des enfants anormaux naissent dans des circonstances tout à fait normales. On tient très peu compte de ces anomalies héréditaires chez les bébés parce qu'elles échappent au contrôle humain ; on ne condamne guère les parents qui mettent au monde plus qu'un enfant difforme. Dans notre travail, la fécondation est faite au hasard, en ce sens qu'il n'y a pas de sélection [47] dans le choix des ovules et des spermatozoïdes, et que le risque d'anomalies naturelles est aussi élevé que dans la conception normale. Mais des erreurs additionnelles pourraient provenir de déficiences accidentelles dans nos méthodes, ou de l'exposition de l'embryon aux conditions de notre laboratoire. On sait pertinemment que des embryons d'animaux de différentes espèces se développent normalement quand ils sont transférés dans l'utérus d'une femelle. Cependant, bien que ces observations soient encourageantes, leur pertinence à la situation humaine reste matière à discussion (« Aspects of Human Reproduction », op. cit., p. 134-135).

Il soulignait, en outre, les points suivants. 1) S'assurer que la constitution chromosomique de l'embryon est normale avant de le transférer dans l'utérus : à cet effet, les blastocystes sont soigneusement sélectionnés pour éviter que naissent des bébés anormaux. 2) Malgré les précautions prises, il y a possibilité que des enfants naissent avec des anomalies telles que le mongolisme (et il est probable que ce risque serait plus élevé que dans la fertilisation in vivo), d'autant plus que les patientes sont pour la plupart des femmes au-delà de trente ans chez qui le risque est augmenté ; il faut voir à ce que les œufs ne soient pas fertilisés trop tard après l'ovulation. 3) Qu'adviendra-t-il avec les foetus qui pourraient être anormaux ? Il faudra entrevoir l'interruption de grossesse comme dans les cas d'avortement après une conception régulière dans les familles à haut risque génétique. L'amniocentèse, qui procure des cellules foetales pour analyse, aide à la détection de foetus déficients. Alors dans une telle situation, il sera à expliquer au couple l'éventualité d'un avortement ou non (certains couples préfèrent quand même conduire un mongol à terme).

Le Dr Marc Lappé, pathologiste expérimental américain (Hastings Center Report, Volume 2, Number 1 : February 1972, « Risk-taking for the Unborn », p. 1-3) affirmait les points suivants en 1972. 1) D'abord le risque de la naissance de bébés-monstres était un spectre plutôt qu'une réalité ; utiliser cette menace était un argument fallacieux. Il s'agissait plutôt de calculer les risques probables, s'ils étaient à un niveau acceptable, et si ce niveau était présumément celui qui équivalait plus ou moins à une grossesse « naturelle ». 2) Les expériences menées chez des souris montraient qu'environ la moitié des blastocystes s'étaient implantés, le reste ne pouvant être récupéré ; était-ce un taux d'échecs inacceptable ? Ce taux apparemment élevé ne se comparait pas avec celui de la grossesse naturelle où une proportion significative d'œufs ne se [48] rendent pas à terme, où 10 à 20% des grossesses avortent spontanément, où environ 80% de tous les embryons à anormalités chromosomiques peuvent périr durant le premier ou le second trimestre de grossesse. Les embryons humains fertilisés en laboratoire seraient par conséquent soumis à ce processus de sélection naturelle par la suite. 3) D'autres techniques de contrôle d'anormalités chromosomiques (l'amniocentèse par exemple) viendraient réduire encore les risques en recourant à l'avortement des fœtus affectés, s'il y avait lieu. 4) Cependant, selon lui, ces arguments réduisaient mais n'éliminaient pas totalement la question de dommage plus subtil.

Les faits récents viennent confirmer ces prévisions. Aussi, il semble que l'argument des risques incalculables pouvant amener la naissance d'un enfant gravement difforme soit à écarter (sans être pour autant éliminé du débat). Le Dr Paul Ramsey, théologien américain, s'était toujours élevé contre la fertilisation en laboratoire pour, entre autres raisons, le motif des risques de difformité de l'enfant. Après la naissance du bébé Brown, il reconnaissait :


J'ai déjà exprimé le « macabre "espoir" » que le premier enfant conçu par suite de la fécondation en laboratoire ne serait pas réussi et que cette non-réussite serait clairement étalée au grand jour. Ce qui pourrait stopper les expériences (The Hastings Center Report, Volume 8, Number 5, October 1978 : Manufacturing our Offspring : Weighing the Risks,,, p. 7-9).


Et il ajoutait : « ... si le bébé Brown est normal, tel qu'annoncé, le fait prouve seulement que cette sorte de génération humaine n'a pas à être condamnée, ni aujourd'hui ni demain, pour le motif que la fécondation a lieu en laboratoire » (ibid., p. 8). Il argumentait cependant contre cette technique pour deux autres raisons : le risque de dommage psychologique chez l'enfant, et les conséquences que cette technique pourrait apporter (les mères d'accueil, les utérus artificiels, etc.).

Que conclure ?

1) Du point de vue des risques trop élevés de difformités majeures pour la santé physique ou psychique de l'enfant à naître, la technique de la fertilisation humaine en laboratoire ne peut pas être dite « contre » la nature de l'enfant. Les prévisions des risques, les méthodes de surveillance de la grossesse, la réalisation Brown le soulignent.

2) Reste la question de la santé psychologique de l'enfant qui pourrait être affectée par la publicité. Mais il semble que les [49] difficultés de cet ordre se situent dans le cadre de tout enfant-vedette qui doit réagir contre son environnement social. Il n'est pas logiquement impliqué qu'un enfant dont la naissance est exceptionnelle soit automatiquement appelé à être déficient psychologiquement. Il est vrai que des problèmes psychologiques peuvent se produire chez des êtres dont la naissance est différente de celle de la majorité. Mais on ne peut affirmer que, en soi, l'enfant né par la fertilisation artificielle sera nécessairement affecté dans sa santé mentale. D'ailleurs, la société finira par s'habituer à de telles naissances.


CONCLUSION GÉNÉRALE


1. Un oui : « en accord » avec la nature humaine

Cette technique de la fertilisation humaine en laboratoire, prise en elle-même et telle qu'elle s'est présentée dans le cas Brown, ne peut pas être dite contre la nature de l'homme pris dans sa dimension d'organisme biologique et personnel. Elle n'est pas totalement selon le processus habituel prévu par l'évolution, mais elle est en accord avec la nature humaine dans sa structure biologico-personnelle. Si l'homme intervient dans le processus habituel par une technique inhabituelle, il n'interfère pas avec la nature et ses finalités. Il ne fait que l'imiter en reconstituant artificiellement les conditions similaires à celles qui se produisent dans le circuit biologique habituel. Le couple, l'amour, la sexualité, l'enfant ne sont pas seulement préservés, mais aussi assistés par cette technique qui peut être dite à ce titre humaine, humanisante et humanitaire. Ce qui semble affecté, c'est moins nos concepts traditionnels de nature et de nature humaine (du moins tels que définis ici), que notre mode habituel de penser la reproduction humaine.


2. Un oui CONDITIONNEL

Cependant, dire oui à cette technique en regard de la nature humaine ne signifie pas pour autant affirmer un oui inconditionnel englobant toutes ses applications possibles. Cela reviendrait à accepter inconditionnellement la fission de J'atome incluant son application dans les bombes à neutrons ou à hydrogène. Cette technique devrait garder un caractère d'exception au mode habituel de reproduction et non pas devenir, dans l'état actuel de l'humanité, un second mode de reproduction parallèle à celui que nous connaissons déjà ou destiné à le remplacer. Nous disons « dans l'état actuel [50] de l'humanité », car il est plausible de penser que l'humanité, dans quelques siècles, doive repenser sa reproduction en fonction de sa situation d'alors. Pensons à des guerres nucléaires, à l'aggravation de la pollution, à la consommation de médicaments, etc., qui risquent d'affecter la génétique ; les générations futures pourraient alors reprocher à la nôtre d'avoir pensé la réalité seulement pour notre temps et de les avoir ainsi placées dans une situation collective critique. Il est également possible que l'humanité à venir ait d'autres échelles de valeurs que les nôtres et qui lui feraient juger différemment du mode de reproduction. Nous disons, troisièmement, « dans l'état actuel de l'humanité » au sens où notre situation collective nous place présentement devant des problèmes urgents de surpopulation, d'alimentation mondiale, des problèmes qui imposent des priorités de lutte contre la maladie, de combat pour le sort de l'enfance déjà existante, etc. Ce qui amène à préciser par ce qui suit.


3. Un oui D'EXCEPTION

Cette technique devrait demeurer une exception à divers points de vue. a) Une exception dans la recherche scientifique qui ne devrait pas monopoliser ses ressources humaines et financières uniquement dans ce domaine. S'il est impossible d'empêcher un chercheur de chercher, ses recherches en tant que corps collectif d'investigation doivent diversifier leur point d'application. b) Une exception à but thérapeutique (directement ou indirectement), et non à titre de curiosité scientifique ou d'eugénisme positif collectif. c) Une exception pour le couple qui en vient à cette thérapie après avoir tenté toutes les autres possibilités. d) Une exception qui devrait être confiée à des spécialistes et à des laboratoires spécialisés, et non à n'importe lequel médecin ou biologiste de bonne volonté opérant dans des ateliers de fortune. e) Une exception qui devrait limiter les échecs, puisque le « matériau » d'expérimentation implique des ceufs humains fertilisés, le statut ontologique de ce « matériau » est problématique, et des interruptions de grossesse peuvent s'imposer dans les cas d'anomalies. f) Une exception qui ne devrait pas être soumise à la commercialisation ou à la « mise en marché » dans des banques d'embryons par exemple. g) Une exception qui devrait être surveillée par des comités d’éthique et qui ne devrait pas tomber aux mains des pouvoirs (politiques, génétiques, ou autres).

[51]


4. Un OUI ou un NON
à d'autres techniques issues de celle-ci ?

Dans l'hypothèse où cette technique thérapeutique se prolongerait dans d'autres techniques dont celle-ci ne serait que J'amorce, une interrogation se poserait. Si l'utérus artificiel, où toute la gestation serait faite en laboratoire et d'une façon généralisée, était utilisé, si le clonage, où le mode de reproduction est asexué et à partir d'un seul parent, se répandait, si les manipulations génétiques humaines se faisaient dans un but autre que thérapeutique, si les croisements hybrides combinaient le code humain avec des non-humains, si la création « socialisée » de banques de zygotes faisait son apparition et où des pères anonymes et des mères anonymes engendreraient des enfants anonymes portés par des mères d'accueil anonymes ou par des utérus artificiels anonymes, alors une interrogation différente se poserait, parce que la question aurait changé de nature. Elle se formulerait non plus en termes de contre, de selon ou d'accord avec la nature humaine telle que nous la connaissons par des siècles de pensée occidentale, mais elle devrait se poser dans les termes suivants : « à partir de ces techniques, quel type de "nature humaine" voulons-nous désormais ? »



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1 novembre 2012 9:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref